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L’ascension dramatique de Daech en Tunisie

La mort d’un important dirigeant d’al-Qaïda, ainsi que le mécontentement grandissant dans l’arrière-pays, ont ouvert la voie vers l’émergence de Daech
Abou Mouqatil, activiste de Daech recherché par les autorités tunisiennes pour meurtre, aux côtés d’autres activistes, revendique le double assassinat en 2013 de politiciens laïcs tunisiens, Chokri Belaïd et Mohamed Brahmi (AFP)

TUNIS : Le 18 mai, une organisation activiste tunisienne peu connue, qui se fait appeler les Moudjahidines Tunisie Kairouan, a fait usage de Twitter pour prêter allégeance au groupe État islamique (Daech). Il a fallu trois jours à Daech pour accuser réception de ce message. Le reste du monde n’en a pas fait grand cas.

Un mois, huit jours et trente-neuf vies plus tard, cette situation semble inconcevable. L’attaque mortelle de la semaine dernière contre des touristes sur une plage de Sousse, perpétrée par un tireur apparenté aux Moudjahidines Tunisie Kairouan, semble confirmer l’ascendant du groupe, et la capacité de Daech de déjouer les plans d’al-Qaïda en matière d’influence locale.

Dans certaines couches de la société tunisienne, en particulier dans l’arrière-pays économiquement défavorisé, où la colère et le mécontentement sont très largement répandus, la tentation de se tourner vers Daech était déjà très présente.

La Tunisie a contribué à l’effort de guerre en Syrie et en Irak à hauteur d’environ 3 000 combattants. Ce que l’on sait moins, c’est que le ministère de l’Intérieur tunisien déclare avoir empêché 12 490 personnes supplémentaires de prendre part au conflit. Bien que ce nombre fasse l’objet de débats, il donne une bonne mesure de la déferlante de rancœur à laquelle l’État tunisien est actuellement confronté.

Seifallah Ben Hassine, le djihadiste le plus recherché de Tunisie, qui a combattu aux côtés d’Oussama Ben Laden en Afghanistan, a été tué lors d’une frappe aérienne américaine en Libye à la mi-juin (AFP)

La Tunisie n’est pas étrangère à ce genre de problèmes, des Tunisiens ayant été attirés de longue date par les causes djihadistes en Afghanistan, en Tchétchénie et en Algérie. Mais pour ceux qui partent depuis quelques années vers les champs de bataille irakiens et syriens, Daech est devenu la principale destination, selon Mohamed Iqbal Ben Rejeb, président de l’Association de sauvetage des Tunisiens bloqués à l’étranger, une organisation bénévole qui travaille avec les familles de certains de ceux qui sont partis au combat.

« Par le passé, ils partaient tous pour rejoindre le Jabhat al-Nosra, (soutenu par al-Qaïda). Cependant, depuis à peu près juillet 2013, tout le monde part pour rejoindre Daech. Personne ne s’intéresse à quoi que ce soit d’autre », explique M. Ben Rejeb à Middle East Eye.

Sur le plan interne également, la Tunisie a été la cible d’attaques par le passé. Des bombardements d’hôtels à Sousse et Monastir en 1987 jusqu’au massacre de vendredi dernier, un extrémisme violent a joué un rôle périodique dans la vie publique du pays.

Mais ce n’est qu’en 2012, avec la mise en place de Katiba Okba Ibn Nafâa (Katiba Okba), groupe soutenu par al-Qaïda au Maghreb islamique et basé le long de la frontière montagneuse avec l’Algérie, que la menace contre le pays a revêtu un aspect plus concret.

Depuis lors, une insurrection de bas niveau fait rage le long de la frontière. Cependant, au cours des derniers mois, les forces de sécurité semblent avoir renversé la vapeur, une grande partie de la direction de la Katiba Okba ayant été tuée, et ses forces restantes ayant été isolées dans les montagnes.

Pour Tarek Kahlaoui, ancien directeur de l’Institut tunisien des études stratégiques, étant donné la relative faiblesse de Katiba Okba et la tentation de la Syrie comme destination pour les jeunes Tunisiens, le mystère réside dans ce qui a pris tant de temps à Daech pour s’affirmer.

« Il faut se souvenir qu’al-Qaïda avait tous les avantages du premier arrivé ici. Par sa présence publique, Ansar al-Charia, le groupe a pu établir des réseaux particulièrement conséquents. Il se pourrait qu’Ansar al-Charia ait été officiellement dissout [le groupe avait été placé sur la liste des organisations terroristes en août 2013], mais ses réseaux ont perduré, sécurisant pour al-Qaïda la loyauté obtenue dans ce secteur », explique M. Kahlaoui à Middle East Eye.

Une alliance contre l’État

Mais M. Kahlaoui dit que l’influence déclinante d’Abou Iyadh/Seifallah Ben Hassine, le fondateur d’Ansar al-Charia, dont le New York Times a annoncé la mort en juin lors d’une frappe aérienne américaine en Libye, avait débouché sur un vide à la tête du pouvoir, que les autres factions avaient cherché à remplir.

Daech a déclaré ses vues sur la Tunisie à la fin 2014 lorsque deux Tunisiens, filmés devant le drapeau du califat autoproclamé, ont vivement incité leurs compatriotes à lancer le djihad dans leur pays et à prêter allégeance à Abou Bakr al-Baghdadi, le dirigeant de Daech.

Dans une autre vidéo, en avril, Daech a appelé ses « frères de Tunisie » à partir pour la Libye, comme l’avaient fait les responsables des attaques de la semaine dernière à Sousse et du mois de mars au musée du Bardo à Tunis, afin de s’y entraîner pour de futures opérations sur le sol tunisien.

Ludovico Carlino, analyste spécialisé dans le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord auprès d’IHS Country Risk, a déclaré que la situation en Tunisie semble être le reflet de la tendance plus large liée à l’influence grandissante de Daech à mesure que celle d’al-Qaïda diminue.

« C’est aussi une question de soutien. Al-Qaïda n’est probablement pas capable de se garantir le même niveau de soutien que l’État islamique, dans le cas présent en provenance de la Libye. Pour al-Qaïda, ceci se traduit clairement par une perte d’intérêt », explique M. Carlino à Middle East Eye.

Mais, alors que la responsabilité de l’attaque du musée du Bardo fait toujours l’objet de débats entre la sécurité intérieure tunisienne, qui a accusé Katiba Okba, et Daech, qui l’a revendiquée, il existe, selon M. Kahlaoui, l’éventualité d’une troisième configuration, plus inquiétante encore.

Il met le doigt sur le fait que les tireurs responsables des attaques à Sousse et au musée du Bardo s’étaient apparemment entraînés ensemble à la même période en Libye.

« Ceci soulève deux possibilités. Soit nous nous sommes complètement trompés au sujet de qui a organisé l’attaque du Bardo ; soit, si l’on prend en compte la querelle au sujet des revendications et le fait que certains médias au service de Daech ont appelé à une forme d’action coordonnée au sein de la Tunisie, alors il nous reste la possibilité bien réelle que ces deux groupes soient en train de s’aligner à l’intérieur même de la Tunisie contre l’État. »

Traduction de l’anglais (original) par Mathieu Vigouroux.

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