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L’Algérie, un acteur par défaut dans la crise libyenne

Victime de sa logique autoritaire face aux révoltes arabes, de politiques affaiblis par leur manque de légitimité, d’une perte d’influence dans les profondeurs de la Libye, l’Algérie subit aujourd’hui les alliances qu’imposent les véritables puissances régionales
Le ministre algérien des Affaires étrangères, Sabri Boukadoum, en visite à Benghazi dans l’est de la Libye, le 5 février 2020 (AFP)

Un ballet diplomatique s’est esquissé autour d’Alger sur la crise libyenne. Signifierait-il, comme le prétend la presse officielle, que le pays a retrouvé un rôle géopolitique actif alors qu’il connaît un effacement géostratégique depuis plus de vingt ans ?

La réponse à la question du pourquoi de ce ballet se trouve moins en Algérie que dans le bouleversement géostratégique qui s’opère en son absence et à son insu autour du conflit libyen. Comme cela s’est passé ailleurs au Moyen-Orient, l’entrée en force du binôme turco-russe sur le théâtre libyen est en train de reconfigurer le paysage géopolitique dans la région et de rebattre les cartes des alliances.

C’est la Turquie qui, par son irruption fracassante et martiale sur la scène libyenne, a, en même temps, rebattu les cartes de la géopolitique régionale et pris l’initiative de la destination Algérie pour tenter de la rallier à l’alliance qu’elle tente de construire sous son leadership.

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C’est parce qu’elle est allée solliciter l’Algérie qu’il y a eu regain d’intérêt pour celle-ci par les autres acteurs. C’est dans son sillage que l’Italie a pris la même destination. Acteur historique en Libye mais qui commence par y perdre la main, bousculée par la coalition des pays autour de Khalifa Haftar, considéré comme l’homme fort de l’Est libyen, elle se résigne à une vive concurrence turque plutôt que de voir chuter Tripoli.

Ce sont les deux acteurs qui ont été les moteurs principaux de la remise en orbite de l’Algérie et dont les visites ont été à la fois les plus fréquentes et au plus haut niveau.

C’est également l’irruption de la Turquie et son offensive vers l’Algérie qui a inquiété la France et motivé son regain d’intérêt pour l’Algérie et l’a contrainte à sortir de la réserve publique à laquelle elle s’était astreinte depuis le hirak.

Face à cette profonde reconfiguration qui se dessine, chacun des protagonistes se trouve contraint de s’engager dans une course aux alliances pour tenter de rallier le maximum de soutiens ou, à défaut, tempérer les hostilités potentielles. C’est cela qui fait courir à Alger. Ceux qui y courent sont des acteurs qui, au contraire d’Alger, ont des positions en Libye qu’ils veulent consolider. C’est le sens de l’agitation qui se fait autour d’Alger.

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Ce n’est pas tant l’Algérie qui se réveille mais plutôt des puissances qui s’éveillent au rôle qu’elles pourraient lui faire jouer en s’agrégeant son potentiel géopolitique, qui pourrait modifier radicalement la donne alors qu’elles avaient bâti leur ingérence en Libye en l’ignorant.

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En initiant le ballet diplomatique, commencé d’ailleurs par la Tunisie, Erdoğan n’avait pas été invité mais s’était invité. Il est venu avec un prêt-à-porter stratégique qu’il a demandé tout simplement aux deux pays d’enfiler, notamment son scénario d’intervention militaire.

Son projet géopolitique est celui d’une nouvelle alliance sur le flanc ouest de la Libye, qui contrebalancerait celle constituée à l’Est et qui a le grand avantage d’avoir un vecteur territorial, l’Égypte et sa contiguïté avec la Libye par une longue frontière. C’est ce qui manque à la Turquie et c’est l’avantage premier que représentent l’Algérie et la Tunisie.

Il y a certes de la part de la Turquie une urgence à sauver Tripoli du risque d’une chute entre les mains de Haftar mais, au-delà, elle a le projet de se constituer comme pôle de stabilité régionale alternatif et elle a besoin pour cela de soutien politique de pays dits « stables » dans la région.

Un enjeu de puissance pour la Turquie

Dans un premier temps, les deux pays, Algérie et Tunisie, ont réagi avec irritation et méfiance à cette irruption à la hussarde. Mais dans un deuxième temps, le ton fut à la communion.

Le fait est que si la Turquie s’est invitée dans les deux pays en leur forçant quasiment la main, c’est parce qu’elle a des arguments sonnants et trébuchants. Depuis deux décennies, la Turquie investit massivement au Maghreb. Avec près de 1 000 entreprises turques qui y sont installées, la Turquie est le premier investisseur en Algérie et celle-ci, depuis l’effacement libyen, représente pour la Turquie le premier marché à l’échelle de toute l’Afrique.

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Les difficultés des économies algérienne et tunisienne lui ouvrent de plus larges opportunités. Cela ne peut être sans conséquence géopolitique, d’autant que la Turquie pourrait être le contrepoint à une influence égypto-émiratie qui prend des allures agressives et inquiète pour son rôle en Libye.

Mais au-delà, l’Algérie et le Maghreb sont un enjeu de puissance pour la Turquie, un prolongement stratégique à son influence dans la Méditerranée et une position depuis laquelle elle peut pousser plus loin les pions de sa confrontation avec l’Europe.

La guerre en Libye a fait affleurer brutalement cet enjeu. Pour prétendre jouer un rôle en Libye, où elle est marginalisée, l’Algérie ne peut se passer de la Turquie et encore moins s’y confronter. Bon gré, mal gré, elle est devenue l’allié obligé en Libye.  

Les visites italiennes se sont faites dans le sillage, chronologique et stratégique, des visites turques. L’Italie est en perte de vitesse en Libye, qui constitue le seul espace international où elle exerce une influence et dispose d’intérêts importants (elle importe un tiers du pétrole libyen).

Affaiblie par le poids accru de la Turquie en Tripolitaine, marginalisée par la montée de l’alliance qui s’est faite autour de Haftar alors qu’elle est un allié de Fayez al-Sarraj, le Premier ministre du Gouvernement d’union nationale (GNA), elle se trouve contrainte de s’accommoder d’un ascendant turc plutôt que de voir Tripoli chuter. Aussi se dessine un axe obligé Ankara-Rome.

Pour les Émirats, au-delà de l’intérêt que représente en soi l’Algérie, celle-ci se trouve au point nodal de la ceinture maritime portuaire que, sur le mode impérial, les Émirats sont en train de se construire de la corne de l’Afrique jusqu’au golfe de Guinée

Cette dernière est venue chercher à Alger un appoint à cet axe, un relais local. Les craintes italiennes vont au-delà de la Libye et concernent une profonde reconfiguration en cours de la géopolitique méditerranéenne organisée depuis toujours selon deux dynamiques, celle du bassin occidental et celle du bassin oriental.

Les immenses réserves d’hydrocarbures découvertes dans ce dernier bouleversent l’ordre géopolitique méditerranéen à son profit. En même temps, le poids de l’autoritarisme égyptien, par ailleurs relais de l’influence émiratie, ainsi que le désenclavement d’Israël et sa pleine intégration à l’ensemble régional de ce bassin donnent à celui-ci une inflexion plus autoritaire et pro-occidentale, confirmée par la mise à l’écart d’emblée de la Turquie.

Cela en fait un tremplin pour les pays du Golfe pour tenter d’étendre leur influence au Maghreb.

C’est dans cette perspective que l’attaque de Haftar contre Tripoli avait été précipitée avant que ne soit scellé totalement le système d’alliances locales devant la favoriser.

La démission du président Bouteflika, intervenue dans la soirée du 2 avril 2019, précipitera l’attaque, quasiment le lendemain, le 4 avril. Pour les puissances soutenant Haftar, il ne s’agissait pas seulement de profiter du champ que ça leur laissait, mais surtout de se positionner rapidement dans la proximité géographique de l’Algérie pour peser sur sa transition.

Pour les Émirats, au-delà de l’intérêt que représente en soi l’Algérie, celle-ci se trouve au point nodal de la ceinture maritime portuaire que, sur le mode impérial, les Émirats sont en train de se construire de la corne de l’Afrique jusqu’au golfe de Guinée.

Difficultés au Sahel

Dans cette nouvelle configuration qui se dessine, où l’Italie n’aurait pas eu une véritable place, Rome a choisi de ne pas compromettre ses relations avec Ankara et a donc refusé de signer le communiqué final de la réunion du 8 janvier au Caire des ministres des Affaires étrangères français, grec, égyptien, chypriote et italien et de se replier sur le bassin occidental où, même affaiblie, elle dispose encore d’une influence. 

La menace d’intervention militaire turque a tonné comme un coup de semonce dans le ciel français alors que l’irruption des Russes aux côtés de Haftar grignote du terrain à l’Italie et que son ambiguïté l’a affaiblie sur le dossier libyen, au point que la conférence sur la Libye a dû se tenir à Berlin.

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L’intérêt de la France pour l’Algérie sur la question libyenne est motivé surtout par le Sahel et tient au fait que c’est par le Sahara que l’Algérie est frontalière de la Libye, et qu’elle a par ailleurs les plus vastes frontières avec le Sahel, et est donc le plus périphérique des intérêts français dans la région alors que la France connaît au Sahel des difficultés sur le terrain militaire et vis-à-vis des opinions publiques.

Comme en 2013 où Bouteflika, malgré les réticences de sa hiérarchie militaire, avait choisi de collaborer à l’opération Serval pour consolider sa position grâce à un soutien français, le nouveau président algérien Abdelmadjid Tebboune, en quête d’un appui pour combler son immense déficit de légitimité, depuis la visite de Jean-Yves Le Drian, n’a pas cessé de lancer des signaux d’ouverture vers la France, dans une position encore plus fragile, hypothéquant toute prétention à un rôle d’acteur géopolitique autonome.

La prétention de l’Algérie à jouer aujourd’hui un rôle en Libye bute sur le lourd handicap de sa marginalisation précoce, qui la prive de relais sur le terrain.

Il est de bon ton aujourd’hui d’expliquer l’effacement géopolitique de l’Algérie par la longue maladie du président Bouteflika voire simplement par la personne de Bouteflika.

En fait, c’est l’aboutissement d’une logique autoritaire volontaire. Lorsque les Printemps arabes éclatent, l’action de la diplomatie algérienne sera guidée par la seule peur de la contagion démocratique. L’Algérie apportera son soutien au régime de Ben Ali jusqu’à la fin et sera le dernier pays à prendre acte du changement de régime.

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Avec la Libye, l’Algérie ira encore plus loin pour soutenir le maintien au pouvoir de Kadhafi. Les rebelles n’auront de cesse de dénoncer des livraisons d’armes par l’Algérie, qui poussera son soutien jusqu’à saborder toute initiative diplomatique ne faisant pas du maintien de Kadhafi au pouvoir une condition, alors que tout indiquait qu’il cristallisait toutes les haines.

Au sein de l’Union africaine (UA), elle bloquera les diverses initiatives ne respectant pas cette condition, notamment à travers le poste du Commissaire à la paix et la sécurité, en charge des initiatives de paix de l’UA, qui revient traditionnellement à l’Algérie. Ce blocage va objectivement légitimer l’option de l’intervention de l’OTAN.

L’Algérie sera considérée comme le principal soutien international à Kadhafi et, malgré la chute de son régime, alors que Maroc et Tunisie reconnaissent le Conseil national de transition (CNT), elle ne le fait pas. Son ambassade sera saccagée par les rebelles et le porte-parole militaire du CNT déclarera que les dirigeants algériens « devraient répondre un jour de leur attitude ». Les dés étaient jetés. L’Algérie sera mise hors-jeu et il deviendra blasphématoire de prendre langue avec elle.

La même phobie de la contagion démocratique va s’exprimer à l’égard du pouvoir tunisien issu de la révolution, notamment la Troïka (gouvernement de coalition qui a dirigé la Tunisie entre 2011 et 2014), et accentuer cette sortie hors-jeu.

Ce ne sont pas les islamistes qui gênent Alger

Ce ne sont pas les islamistes qui gênent Alger. Ghannouchi entretient d’excellentes relations avec l’Algérie. Avant son exil londonien, il aura un exil de deux ans en Algérie, avec un statut de VIP, et est sollicité par le gouvernement algérien dans certaines initiatives envers ses islamistes. 

Le problème pour l’Algérie, c’est Moncef Marzouki, avec sa revendication ostensible d’« un Maghreb des libertés » affirmée de façon peu diplomatique et son projet de relance de l’Union du Maghreb arabe (UMA) qu’il veut baser sur un système politique pluraliste et transparent et surtout en contournant la question du Sahara occidental. Ce qui irrite Alger qui va nourrir une hostilité à Marzouki et pèse en faveur d’un rapprochement Ghannouchi-Caïd Essebsi qu’elle parraine pour l’isoler.

Entre-temps, le décrochage avec la Tunisie accentue le décrochage algérien d’avec la Libye et bloque toute possibilité d’une action sur la Libye à l’échelle maghrébine, laissant le champ totalement libre à d’autres puissances.

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Le Printemps arabe est vécu comme une menace avec, pour effet, de relancer, au sein du sérail, les luttes de clans qui vont se structurer autour du type de réponse autoritaire à apporter pour assurer la survie du régime.

La réponse dudit « clan présidentiel » consiste en une fuite en avant vers une personnalisation populiste, celle des services de sécurité pousse à un ravalement de façade, des zestes d’ouverture et de moralisation de la vie publique et surtout éviter le scénario d’une présidence à vie ou d’une succession filiale qui cristalliserait les colères. Le DRS (services secrets) qui a soutenu le troisième mandat s’opposera au quatrième avant même la maladie de Bouteflika et le manifestera avec une opération « mains propres » qui touche l’entourage du président.

La féroce lutte entre les deux pôles se conclut par la défaite du DRS mais aussi sa déstructuration et la perte de son expertise sur le terrain du Sahel et de la Libye. La perte de tout relais d’influence va se révéler avec toute sa béance lors de la guerre entre Tobous et Touaregs.

Alors que les services algériens avaient une grande influence sur la communauté touarègue répartie des deux côtés de la frontière, avec des liens entremêlés entre ses élites, les Qataris, lors des accords de paix entre les deux communautés, ne lui concèdent qu’un strapontin. Les accords de Skhirat conclus chez le frère ennemi marocain scellent la marginalisation.

La féroce lutte entre les deux pôles se conclut par la défaite du DRS mais aussi sa déstructuration et la perte de son expertise sur le terrain du Sahel et de la Libye

Tentant de retrouver un rôle en Libye, le pouvoir algérien cherche à reconstruire cette marginalisation en position de neutralité. Les acteurs n’en sont pas dupes, ils l’apprécient comme une faiblesse, ne serait-ce que pour n’avoir pas pu empêcher l’ancrage de multiples puissances étrangères aux frontières de l’Algérie.

Le principe constitutionnel de non-intervention de l’armée algérienne à l’étranger est souvent invoqué. Or, celui-ci, comme les autres, tel celui des droits de l’homme, n’a jamais été respecté. Sans parler des ingérences dans le Sahel, l’Algérie a mené en janvier 1976 deux batailles (Amgala 1 et 2) à 250 km à l’intérieur du Sahara occidental et à 400 km de ses frontières, séparées par une bande de terre mauritcette nouvelle configuratioanienne.

Si elle n’est pas intervenue en Libye, au moins pour se prémunir des puissances rivales, c’est parce qu’elle était dans une paralysie géopolitique. C’est avec l’image d’un pays affaibli, au pouvoir souffrant d’illégitimité et d’absence de cohésion, ne disposant ni de relais ni de contreparties, que l’Algérie aborde le marché encombré de la médiation qui tourne en rond, instrumentalisé par les acteurs libyens comme ressource matérielle et de légitimation.

Elle est incapable, dans ces conditions, d’apporter une plus-value. Le Maghreb aurait pu en créer la possibilité. Il est encore à inventer. 

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Ali Bensaad est professeur des Universités. Il enseigne à l’Institut français de géopolitique, Université Paris 8
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