L’art de se protéger : la Jordanie entre Washington, Riyad et Doha
Le royaume hachémite de Jordanie a officiellement déclaré son soutien à la coalition menée par l’Arabie saoudite qui cherche à isoler le Qatar. Toutefois, tandis que le bloc saoudien, auquel appartient la Jordanie, a mis fin à toute relation diplomatique à cause des positions modérées du Qatar envers l’Iran et de son soutien aux Frères musulmans et à d’autres mouvements islamistes, le suivi de la Jordanie s’est avéré bien moindre.
De nouvelles incertitudes obscurcissent la fiabilité de cet axe Arabie saoudite-États-Unis, et le riche Qatar pourrait soutenir une Jordanie souffrante à l’avenir
Amman n’a que légèrement réduit ses relations diplomatiques avec Doha et a révoqué la licence de diffusion d’Al Jazeera, et presque rien changé au reste. Aucun Qatari n’a dû quitter la Jordanie sinon l’ambassadeur. En contraste avec les compagnies aériennes du Golfe, la Royal Jordanian n’a pas annulé ses vols vers Doha. Les Jordaniens peuvent toujours accéder à Al Jazeera et d’autres médias en ligne basés au Qatar, contrairement à l’Arabie saoudite et au Bahreïn. Et tandis que les Émirats arabes unis (EAU) ont déclaré qu’affirmer son soutien au Qatar constitue un crime, les Jordaniens ont ouvertement critiqué les actions de leur gouvernement.
La réponse de la Jordanie s’est avérée mitigée car le pays doit couvrir sa position lorsqu’il mise sur les gagnants régionaux et les perdants, en raison de sa faiblesse intrinsèque. La Jordanie protège traditionnellement une politique étrangère qui reflète l’objectif de maximiser la sécurité du régime : capter l’aide économique et la protection militaire des puissances étrangères tels que les États-Unis en exploitant sa capacité de soutien pour atteindre ses intérêts stratégiques.
Pendant des décennies, la main gagnante de la Jordanie reposait sur la géographie. À la frontière d’Israël, de la Syrie et de l’Irak, le pays pouvait convaincre l’Occident de façon crédible que sa coopération et sa protection étaient nécessaires sur de multiples fronts, tels que la paix avec Israël, l’invasion de l’Irak et la guerre civile syrienne.
Aujourd’hui, l’atout de la Jordanie ne marche pas avec Trump. L’importance d’Amman s’amenuise, et Washington se tourne davantage vers l’Arabie saoudite pour maintenir l’ordre régional par la sécurité du Golfe en menant la bataille contre l’Iran. De nouvelles incertitudes obscurcissent la fiabilité de cet axe Arabie saoudite-États-Unis, et le riche Qatar pourrait soutenir une Jordanie souffrante à l’avenir. Ici se joue l’art de la couverture.
Une pause de politique déroutante
Sur le plan historique, il semblerait logique que la Jordanie adopte la politique de la terre brûlée du bloc saoudien envers le Qatar.
Premièrement, Amman a aidé à nouer l’alliance des États arabes sunnites lorsqu’elle est devenue partie prenante de la dispute confessionnelle actuelle de la région, montant cette coalition soutenue par l’Occident et approuvée par Israël contre l’Iran et ses clients, comme la Syrie et le Hezbollah. Après tout, c’est le roi Abdallah qui a alerté l’Occident d’un « croissant chiite » submergeant davantage le monde arabe que dix ans auparavant.
En Syrie, où la scission Arabie saoudite-Iran s’est jouée le plus violemment, la Jordanie a pris de nombreuses initiatives pour la coalition qui n’a pas déclaré la guerre au régime d’Assad, comme accueillir des camps d’entraînement pour les rebelles, acheminer des armes et gérer un centre secret de commandement militaire entre plusieurs pays.
Un des gains de cette stratégie de politique étrangère a été le renforcement des liens avec le Conseil de coopération du Golfe (CCG) depuis le début du Printemps arabe. De 2012 à 2016, la Jordanie a reçu cinq milliards de dollars (4,4 milliards d’euros) en aides du CCG, principalement de la part de l’Arabie saoudite, du Koweït et des Émirats.
Ensuite, tandis que les problèmes du Qatar avec les autres États-membres du CCG remontent à des décennies, la Jordanie a fait face à ses propres problèmes avec Doha depuis la succession du roi Abdallah en 1999. Cette année-là, l’expulsion du Hamas de la Jordanie a soulevé la colère au Qatar, qui a autorisé Khaled Mechaal et d’autres leaders à s’y relocaliser.
En 2002, le Qatar a condamné à mort le journaliste jordanien Firas Majali accusé d’espionnage. Bien qu’il ait été gracié plus tard, cet incident a déclenché la fureur parmi la tribu Majali en Jordanie – une tribu reconnue pour ses services politiques à la monarchie. En 2006, le Qatar a également rompu avec le consensus arabe en soutenant Ban ki-Moon plutôt que le prince de Jordanie Zeid ben Ra’ad pour être le prochain secrétaire-général de l’ONU. Des années plus tard, la Jordanie a menacé de fermer Al Jazeera après sa couverture critique des affaires politiques jordaniennes.
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Et inversement, le Qatar a utilisé ses propres sanctions sur la Jordanie. Par exemple, le Qatar a retenu quelques-unes de ses contributions à l’enveloppe financière du CCG, et a menacé par le passé d’expulser les presque 40 000 Jordaniens qui y travaillent. En 2012, le pays les a autorisés à rester seulement après que le roi Abdallah a accepté de recevoir Mechaal pour sa deuxième visite.
Tous ces facteurs suggèrent que, tandis que personne ne s’attendait à ce que la Jordanie soutienne le Qatar, son refus d’accepter entièrement la campagne anti-Qatar extrême du bloc saoudien est déroutante. En couvrant sa position, Amman a toutefois pris en compte les incertitudes alarmantes quant à son futur rôle dans l’ordre régional mené par l’axe États-Unis-Arabie saoudite.
Des rendements diminués
Premièrement, malgré l’enthousiasme pour Trump – le roi Abdallah lui a rendu visite à deux reprises lors de ses 100 premiers jours, plus que n’importe quel autre leader du Moyen-Orient –, la Jordanie n’a pas récolté beaucoup de faveurs auprès de la nouvelle administration.
Par exemple, l’information sur l’État islamique communiquée de façon controversée par Trump à la Russie provenait sûrement de la Jordanie, et non d’Israël. C’est une révélation déconcertante compte tenu des relations normalement étroites entre la CIA et les renseignements jordaniens, et les attentes d’informations privilégiées en provenance de l’intérieur.
Trump a proposé un budget américain pour 2018 qui comprend une coupe potentielle de 20 % dans l’aide économique annuelle à Amman
La promesse de Trump de déménager l’ambassade américaine à Jérusalem a fait grimper les craintes en Jordanie, ce déménagement aurait pu en effet provoquer des manifestations de masse de sa population à majorité palestinienne. La Maison Blanche s’est rétractée, mais pas avant d’avoir mis en colère l’ensemble du ministère des Affaires étrangères jordanien.
Enfin, Trump a proposé un budget américain pour 2018 qui comprend une coupe potentielle de 20 % dans l’aide économique annuelle à Amman. Même si cette mesure risque de ne pas être approuvée par le Congrès, il est à noter que la Jordanie pourrait ne pas réussir à convaincre la Maison Blanche d’augmenter son budget annuel d’aide d’un milliard de dollars (890 millions d’euros) après 2017 – une demande depuis plusieurs années, compte tenu des coûts élevés suite à l’accueil d’environ un million de réfugiés syriens.
Ensuite, la Jordanie a aussi vu, à travers les aides, sa valeur politique diminuer aux yeux de ses alliés politiques du CCG d’une manière qui ne pouvait pas être plus claire. L’enveloppe de cinq milliards de dollars (4,5 milliards d’euros) d’aide qui avait été décidée en 2016 n’a pas été renouvelée.
D’ailleurs, les officiels jordaniens ont passé la plupart du sommet de la Ligue arabe, qu’ils ont accueilli en mars, à essayer de convaincre l’Arabie saoudite et les autres riches exportateurs de pétrole d’ apporter plus de fonds et d’investir davantage, avec peu de succès.
Compte tenu de ses dépenses irrépressibles sur les postes les plus coûteux comme les salaires, les retraites, les subventions et l’armée, l’assistance économique a des implications sécuritaires pour Amman. En fait, c’est le retard de l’aide saoudienne en août 2012 (selon les rumeurs, une sanction pour Amman qui avait refusé d’intervenir militairement en Syrie) qui a obligé le Trésor jordanien, presque insolvable, à se tourner vers le FMI. Les mesures d’austérité qui ont suivi ont provoqué des émeutes féroces dans tout le royaume.
La fin d’une époque ?
Une telle visibilité stratégique déclinante reflète davantage des changements inquiétants dans le paysage régional, et une orientation vers Washington et Riyad. Par son soutien sans réserve à l’Arabie saoudite, à Bahreïn et aux Émirats arabes unis, la Maison Blanche de Trump a rompu avec la politique de l’administration Obama. Même des préoccupations symboliques au sujet de la démocratie ou des réformes politiques n’ont plus d’importance.
L’époque d’une Jordanie dont la valeur géopolitique était hors normes tire à sa fin
Ce qui apparaît à la place, c’est une répétition grossière de la doctrine Nixon dans la confiance placée dans les clients de la région lourdement armés comme l’Arabie saoudite pour protéger les intérêts américains à l’étranger. Le sommet de Riyad en mai en était un signe, mais il a aussi fait ressortir un problème plus vexant.
Ces deux dernières années, les États-Unis ont eu extrêmement besoin de la Jordanie parce que sa situation et sa logistique étaient idéales pour gérer le conflit israélo-palestinien, mener la guerre contre le terrorisme, envahir l’Irak et orienter le conflit syrien. L’époque d’une Jordanie dont la valeur géopolitique était hors normes tire à sa fin, parce que Trump s’est uniquement concentré à contenir l’Iran en attendant que la guerre en Syrie se calme.
Cette nouvelle façon d’envisager le Golfe a rétrogradé le royaume dans la hiérarchie, en injectant une profonde incertitude sur ce qui faisait autrefois de Washington, de manière contestable, le premier allié des Arabes. S’engager pleinement avec les positions les plus extrêmes du bloc saoudien n’a que peu de sens si on ne s’assure pas que cela préserve son bien être à travers davantage d’aides.
De la même manière, s’éloigner complètement du Qatar ne permet pas d’obtenir une plus grande sécurité parce que cette position verrouillerait la possibilité d’avoir en Doha un allié plus proche et un donneur d’aides. Cela reviendrait à ignorer que tout ce qui est lié à la crise – l’Iran, les Frères musulmans, Al Jazeera – pose de façon réaliste une menace crédible à la stabilité de la Jordanie. De plus, pour toutes ses tensions passées, la relation Jordanie-Qatar n’a jamais atteint le degré d’animosité constaté dans la crise actuelle entre Doha et le reste du CCG.
De même, ce ne sont pas seulement les Jordaniens qui travaillent à Doha. Les entreprises qataries maintiennent aussi presque deux milliards de dollars (1,7 milliard d’euros) d’investissements en Jordanie.
Finalement, le Qatar ne correspond pas tellement au profil du voyou, du paria qui soutient le terrorisme dont parle le bloc saoudien. Il est beaucoup plus difficile de rompre les liens avec un État économiquement robuste, dont les liens avec les partenaires internationaux sont solides, en particulier matière d’éducation et de commerce.
Le dernier désastre majeur de la politique étrangère jordanienne remonte à la guerre du Golfe, en 1990-1991, quand le pays a choqué le monde en choisissant de soutenir l’Irak. Le palais hachémite a chèrement payé cette erreur et plus de dix ans ont été nécessaires pour restaurer complètement ses alliances avec l’Occident et sa position dans le Golfe. Cet épisode a donné une leçon des plus effarantes : pour qu’une politique étrangère jordanienne réussie, ce qu’Amman doit gagner et perdre en se rangeant aux côtés de ses alliés doit apparaître clairement. Depuis que Trump a pris ses fonctions, cette clarté a disparu.
- Sean L. Yom est professeur associé en science politique. Ses recherches se concentrent sur l’autoritarisme, la démocratie et le développement au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Il compte de nombreuses publications sur la formations des États postcoloniaux, les dynamiques dans la pérennité des régimes, et les implications stratégiques de la politique étrangère américaine. Il voyage fréquemment dans le monde arabe, en particulier au Maroc et en Jordanie. Il a passé son doctorat à Harvard.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : Le roi Abdallah II de Jordanie cherche à serrer la main du roi Philippe VI d’Espagne lors de l’ouverture du Forum économique mondial dans la région de la mer Morte, à l’ouest d’Amman, le 20 mai 2017 (AFP).
Traduit de l'anglais (original).
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