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L’assassinat de l’ambassadeur de Russie et l’avenir des relations entre Ankara et Moscou

Alors que le mobile du meurtre de l’ambassadeur demeure un mystère, l’assassinat ne bouleversera pas le développement du partenariat turco-russe

Bien que la Turquie ait enduré une série apparemment sans fin d’attentats terroristes majeurs ces dernières années, notamment 58 morts dans des attentats-suicides du PKK ces dix derniers jours, l’assassinat d’Andreï Karlov, l’ambassadeur de Russie en Turquie, a secoué l’opinion publique.

L’ambassadeur est décédé à 19 h 10 lorsque Mevlüt Mert Altıntaş (22 ans), policier qui n'était pas en service au moment des faits, s’est glissé dans la soirée d’ouverture d’une galerie d’art à Ankara, a réussi à se faire passer pour un garde du corps en civil et a tiré dans le dos de l’ambassadeur alors que celui-ci prononçait un discours pendant une soirée à laquelle participaient près d’une centaine de personnes.

Le temps a probablement eu raison de la moindre chance de survie de l’ambassadeur : il a fallu 40 minutes pour lui faire parcourir à peine un kilomètre en ambulance jusqu’à l’hôpital le plus proche pendant l’heure de pointe à Ankara. L’attaque a eu lieu au cœur de la ville à seulement deux minutes à pied de l’ambassade américaine, pendant le confinement nocturne de la circulation en ville.

Ultime cauchemar sécuritaire

En Turquie, la sécurité est omniprésente et généralement très efficace. Toutefois, elle peut être prise au dépourvu par l’inattendu et les autorités font maintenant face à des menaces, même dans les occasions les plus banales et courantes.

Lundi soir, deux points faibles de la sécurité se sont combinés conduisant à une issue fatale. Le cercle diplomatique d’Ankara - où presque tout le monde connaît tout le monde et les visages des gens sont généralement familiers – n’est pas considéré comme une occasion à risque élevé. Ainsi Karlov se déplaçait sans protection spéciale, ce qui semble être typique des diplomates assistant aux événements sociaux dans la capitale turque.

L’ambassadeur de Russie en Turquie, Andreï Karlov, git sur le sol après avoir été abattu dans une galerie d’art à Ankara, le 19 décembre 2016 (Reuters)

En outre, et pire encore, le crime a été commis par un membre des forces de sécurité autorisé à porter une arme et à circuler plus ou moins là où il le voulait sans question (Altıntaş est entré dans la galerie sur simple présentation de sa carte de police).

Selon des articles de presse, il était même connu de responsables tel que le président lui-même, ayant apparemment fait partie des équipes de police qui l’ont accompagné lors de certaines de ses visites dans d’autres villes.

Le cauchemar ultime en matière de sécurité pour n’importe quel pays survient quand ses policiers et gardes trahissent leurs maîtres. Cette possibilité est une expérience nouvelle pour la Turquie, pays où l’obéissance et la loyauté sont des normes sociales.

Période d’insécurité ?

La Turquie a goûté à l’amertume de la perte de diplomates par assassinat dans les années 1970 et 1980 quand des terroristes arméniens ont abattu des ambassadeurs et le personnel d’ambassade turcs à travers le monde, tuant 44 fonctionnaires et membres de leur famille pendant plusieurs années.

L’incident de lundi constitue le premier décès d’un ambassadeur étranger, bien qu’il puisse marquer le début d’une période d’insécurité pour les missions étrangères

Mais depuis l’enlèvement et le meurtre du consul général d’Israël à Istanbul en 1971 par des guérilleros marxistes, les diplomates étrangers en Turquie ont généralement été épargnés par les attaques. Une des exceptions fut l’assassinat en 2003 du consul général britannique Roger Short à Istanbul après deux attentats suicides.

L’incident de lundi constitue le premier décès d’un ambassadeur étranger, bien qu’il puisse marquer le début d’une période d’insécurité pour les missions étrangères. Quelques heures plus tard, un homme a tiré plusieurs coups de feu en l’air avec un pistolet à pompe devant l’ambassade américaine située à proximité, suscitant la fermeture temporaire de la mission.

Les protestations contre les ambassades pour des politiques que l’opinion nationaliste turque désapprouve sont cependant assez courantes. Les manifestations devant les ambassades des pays concernés sont assez fréquentes.

La semaine dernière, l’implication de la Russie dans la chute et l’évacuation de l’est d’Alep par les opposants au gouvernement d’Assad a entraîné des manifestations bruyantes devant les représentations diplomatiques russes à Ankara et Istanbul : ce que les Russes semblent avoir fortement désapprouvé. Le tueur a crié en turc et en arabe qu’il vengeait Alep, suggérant sa sympathie pour les manifestants.

Mobile mystérieux

Cela ne démontre pas s’il s’agit simplement de l’acte d’un « loup solitaire » dérangé ou une conspiration concertée. Altıntaş provenait d’un milieu conventionnel de la côte égéenne turque et aurait été dans la police depuis deux ans et demi, notamment un moment à Diyarbakır dans le sud-est. Au-delà de cela, sans surprise, on en sait peu sur lui.

La réaction immédiate des autorités a été de place en garde à vue cinq membres de sa famille immédiate, notamment sa sœur et ses parents, ainsi que son colocataire à Ankara (également policier) pour interrogatoire.

Cela suggère qu’Altıntaş n’a pas été immédiatement identifié en tant que membre d’un groupe politique, bien que des médias pro-gouvernementaux ont suggéré sans tarder que le mouvement güleniste basé aux États-Unis (qui professe la non-violence mais est largement soupçonné d’être derrière la tentative de coup d’État du 15 juillet) pourrait être responsable. La gauche turque a accusé les ultra-islamistes sunnites. Certaines sources russes ont accusé les États-Unis, la CIA et l’OTAN – point de vue partagé par certains journaux turcs.

Les autorités turques ont accepté que des responsables russes participent à l’enquête officielle de police sur ce meurtre. Donc, si Altıntaş appartenait à une cellule d’une organisation clandestine, cela devrait être clairement révélé dans les prochains jours.

Outre les gülenistes, l’EI et le Front al-Nosra ont été évoqués comme ses éventuels parrains. Toutefois, cet assassinat ne porte pas les caractéristiques typiques d’une opération menée par l’un ou l’autre de ces groupes, et al-Nosra (désormais connu sous le nom de Jabhat Fateh al-Sham) coexiste avec la Turquie dans le nord de la Syrie et mettrait en danger sa position dans le conflit en défiant son puissant voisin.

Le rapprochement continuera

Quel que soit son mobile, il semblerait que la mort tragique de Karlov ne nuira pas aux relations turco-russes. Le président Recep Tayyip Erdoğan et le président Vladimir Poutine ont immédiatement dénoncé ce meurtre en le qualifiant de « provocation » et les deux dirigeants ont ajouté qu’il n’aura aucune incidence sur la coopération de plus en plus étroite entre la Turquie et la Russie.

Le politicien farouchement anti-occidental, Vladimir Zhirinovsky, le vice-président de la Douma d’État russe, compte au nombre de ceux qui disent qu’elle doit se poursuivre.

La réunion cruciale aujourd’hui à Moscou des ministres russe, turc et iranien pour discuter de la Syrie se poursuivra sans changement. La Turquie, profondément embarrassée par le décès d’un chef de mission étrangère qu’il avait la responsabilité de protéger, fera tout ce qui est en son pouvoir pour concilier l’opinion russe et se rapprocher du pays qui devient dans les faits son proche allié régional, quelles que soient leurs divergences concernant le régime d’Assad.

L’héritage de Karlov sera certainement que la période orageuse depuis 2013 au cours de laquelle il était l’ambassadeur de son pays en Turquie a finalement vu une avancée sans précédent des relations entre Moscou et Ankara et l’éloignement croissant des Turcs vis-à-vis de l’OTAN.

David Barchard a travaillé en Turquie comme journaliste, consultant et professeur d’université. Il écrit régulièrement sur la société, la politique et l’histoire turques, et termine actuellement un livre sur l’Empire ottoman au XIXe siècle.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : des membres des forces spéciales de police patrouillent devant le consulat de Russie à Istanbul, en Turquie, le 20 décembre 2016 (AFP).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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