Aller au contenu principal

Le 11 septembre, version 16.0

Seize ans plus tard, les attentats du 11 septembre continuent de justifier la destruction de nombreux pays, de l'Irak au Pakistan en passant par le Yémen, par l’armée américaine. La « liberté » est-elle vraiment en train de l’emporter ?

Le 11 septembre 2001, je me trouvais à Austin, au Texas, et me préparais à partir en Italie pour passer une année d’étude à l'Université de Rome.

Mon départ ne devant pas avoir lieu avant la fin du mois, je fus le témoin de la saturation de tous les espaces physiques et rhétoriques disponibles par des drapeaux américains et de la propagande patriotique – ainsi que d'autres mécanismes de survie nationaux plus créatifs.

J'ai regardé à la télévision italienne le lancement de la guerre contre l'Afghanistan, convaincue que le monde s’approchait de sa fin – c’était le cas, bien sûr, pour beaucoup d'Afghans et d'autres, mais pas pour moi

Certaines connaissances texanes, par exemple, firent une commande gigantesque au Kentucky Fried Chicken et passèrent la nuit du 11 septembre à la consommer devant leur téléviseur, expliquant que des « aliments de réconfort » étaient nécessaires en ces temps tragiques.

Le président George W. Bush, pour sa part, courait dans tous les sens en menaçant les terroristes de façon éloquente : les États-Unis, par exemple, allaient « smoke ’em out of their holes » (les enfumer pour les faire sortir de leurs trous).

Personnellement, je ne fus pas énormément surprise par les attaques ; après tout, des décennies passées à entuber d'autres pays produisent souvent un retour de bâton.

Cependant, j'avais toujours été sujette à une forme curieuse d'anxiété extrême – au CM2, je m’étais, sans raison particulière, diagnostiquée une épilepsie et j’avais succombé à une panique totale pendant plusieurs semaines. Du coup, après le 11 septembre, j’avais trouvé de la matière pour inspirer tout un tas de nouveaux comportements maniaques tout aussi excitants les uns que les autres.

Les habitants du village de Quruq, dans le nord de l’Afghanistan, tentent de traverser une rivière alors qu'ils se dirigent vers le Tadjikistan quelques jours après le lancement par les États-Unis d’opérations militaires dans le pays, en octobre 2001 (AFP

J’ai eu des hallucinations d’avions dispersant de l’anthrax ; je me suis cachée dans des salles de bains et sous des bureaux ; je me suis accroupie sur le trottoir chaque fois qu’un avion survolait la zone où je me trouvais. Dans mon appartement à Rome, j'ai regardé à la télévision italienne le lancement de la guerre contre l'Afghanistan, convaincue que le monde s’approchait de sa fin – c’était le cas, bien sûr, pour beaucoup d'Afghans et d'autres, mais pas pour moi.

J'ai fini par surmonter ma fixation de l’anthrax et, lorsque je suis revenue plus tard en Amérique, à temps pour la phase préparatoire de la guerre contre l'Irak, je n'ai même pas jugé nécessaire de faire des réserves de ruban adhésif conformément aux instructions antiterroristes du gouvernement américain.

Une règle générale facile à comprendre

Aujourd’hui, seize ans après le 11 septembre, la date sert encore de cadeau morbide qui continue de fournir une justification exhaustive à la destruction militaire de mondes par les États-Unis, de l'Irak au Yémen, au Pakistan, et au-delà.

Une règle générale a été établie : les États-Unis et Israël ne sont jamais, jamais, au grand jamais, les terroristes, même lorsqu'ils font par exemple exploser des écoles, des hôpitaux, des immeubles d'appartements, des mosquées, des fêtes de mariage, des enfants, etc.

Le complice de l'Amérique, Israël – lequel, bien entendu, médiatise depuis longtemps la notion de terrorisme palestinien pour excuser ses propres actions terroristes –, a également profité de l'arrangement, trouvant dans l'ère post-11 septembre l’opportunité de se présenter comme étant sur la ligne de front d'une prétendue bataille pour la civilisation.

Pour que les choses restent simples – et éviter que les gens ne se mélangent les pinceaux entre qui est le terroriste et qui est la victime sur cette planète ô combien compliquée qui est la nôtre – une règle générale facile à comprendre a été établie : les États-Unis et Israël ne sont jamais, jamais, au grand jamais, les terroristes, même lorsqu'ils font par exemple exploser des écoles, des hôpitaux, des immeubles d'appartements, des mosquées, des fêtes de mariage, des enfants, etc.

Les jeunes membres de la famille Bakr se promènent sur la plage de la ville de Gaza, où une attaque aérienne israélienne a tué quatre enfants de leur famille pendant la guerre de l'été 2014 (AFP)

Pour se faire une idée des divergences psycho-spatiales flagrantes liées au monopole de la victimisation, imaginez informer un résident de la bande de Gaza – où quelque deux millions de personnes vivent dans 360 kilomètres carrés régulièrement frappés par les bombardements aériens aveugles de l'armée israélienne soutenue par les États-Unis – que des Américains habitant à 3 000 kilomètres du World Trade Center ont dû dévorer des seaux entiers de poulet frit de chez KFC pour faire face au 11 septembre.

Au-delà du poulet

Mais il s'agit de bien plus que du poulet frit. Alors que même les attaques contre les forces d'invasion et d'occupation américaines à l'étranger sont marketées et exploitées par les autorités comme des attaques contre l'Amérique en tant que telle, on enseigne aux victimes de l'excès militaire américain que, si elles veulent être des humains raisonnables, modérés et civilisés, elles ne doivent pas réagir émotionnellement aux dits excès.

Les victimes du terrorisme américain sont censées accepter placidement la perspective de devenir à tout moment des dommages collatéraux

En d'autres termes, les victimes du terrorisme américain sont censées internaliser le mythe de la préoccupation des États-Unis pour les pertes civiles et accepter placidement la perspective de devenir à tout moment des dommages collatéraux.

Parallèlement, le sens de la valeur individuelle et collective impérialement gonflée des Américains laisse clairement peu de place à l'empathie internationale, en dehors de la variété politiquement opportune conçue pour expirer peu de temps après les premiers accès d'enthousiasme populaire pour la libération de la femme afghane ou les opérations visant à « apporter la liberté et la démocratie à l’Irak ».

Un prototype de la « mère de toutes les bombes » que les États-Unis ont larguée sur l'Afghanistan en avril (AFP)

Et puisque, en tant qu'Américains, nos vies sont considérées comme intrinsèquement plus précieuses que d’autres, nous aurons besoin d'armes toujours plus grosses et toujours plus performantes pour soi-disant les protéger. Plus tôt cette année, on pouvait lire dans The Atlantic que « l'armée américaine [avait] annoncé avoir largué la ‘’mère de toutes les bombes’’, l'une des plus puissantes bombes non nucléaires, contre une installation de l’EI en Afghanistan [...] malgré son estimation que seuls quelque 700 combattants de l’EI se trouv[aient] encore dans le pays ».

Une vraie mère, en effet.

À LIRE : Des victimes sans valeur : les quatre millions de musulmans tués dans les guerres occidentales depuis 1990

Aujourd’hui, seize ans après la proclamation de Bush selon laquelle les terroristes « détestent nos libertés », on se demande combien de temps encore les Américains continueront à se croire libres alors que nous sommes pris au piège d’un système de conflits, de haines et de peurs sans fin qui nous éloigne de l'humanité et remplit les poches de tout un tas de profiteurs.

Et maintenant que le poste de chef des États-Unis est occupé par l’encore plus éloquent Donald J. Trump, dont les promesses de campagne incluent de vouloir « bomb the shit out of » (défoncer) certaines régions du globe, les propos rassurants de l'époque Bush selon lesquels « la liberté est en train de gagner » apparaissent plus que jamais comme des vœux pieux.

On pourrait même dire que la liberté elle-même est dans une profonde « shit ».

Belen Fernandez est l’auteure de The Imperial Messenger: Thomas Friedman at Work(Verso). Elle collabore à la rédaction du magazine Jacobin.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : le mémorial provisoire «Tribute in Light » (Hommage en lumière) projeté à l’endroit où se trouvaient les tours jumelles du World Trade Center, vu depuis le pont de Brooklyn, à New York, le 11 mars 2002 (AFP).

Traduit de l’anglais (original).

Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].