Le boycott au Maroc est-il l’avenir de la résistance politique en Afrique du Nord ?
Les frontières n’arrêtent pas les mouvements de protestation au Moyen-Orient et en Afrique du Nord : les groupes reprennent des stratégies, des technologies, des slogans et des chants de leurs homologues dans la région. Le Maroc n’a jamais été connu comme étant un exportateur de mouvements de protestation. Toutefois, cela risque de changer.
Depuis la répression du hirak dans la région du Rif, les contestataires marocains ont fait preuve d’une créativité remarquable dans l’organisation de protestations difficiles à réprimer pour les services de sécurité, notamment en frappant sur des casseroles et des poêles sur les toits et en défilant sur la plage, forçant la police à les pourchasser dans les vagues de la Méditerranée.
Cependant, la stratégie la plus efficace est le boycott actuel de trois entreprises : Centrale Danone, producteur de produits laitiers et filiale du groupe français Danone, Sidi Ali, producteur d’eau minéral, et Afriquia, un distributeur de carburants. Ces entreprises pratiqueraient la surfacturation et sont donc considérées complices de l’inflation galopante et de la fracture sociale qui s’accentue au Maroc.
Jusqu’à présent, le boycott est un succès pour ses participants : Centrale Danone a déjà annoncé que son chiffre d’affaires avait diminué de moitié depuis le début du boycott. Le discours public brutal contre le boycott, le qualifiant de « trahison » ou de « fake news », est une indication de son pouvoir car ni les géants de l’industrie ni l’État ne peuvent y mettre un terme.
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Le succès du boycott réside dans sa diffusion et sa précision. Son organisation est diffuse, se répandant largement via les réseaux sociaux, et jusqu’à présent, aucune origine, affiliation politique ou structure dirigeante n’est apparue clairement.
Dans le même temps, le boycott est d’une précision chirurgicale, touchant au cœur de l’économie politique du Maroc. Le choix des produits boycottés ne souligne pas uniquement l’augmentation du coût de la vie pour de nombreux Marocains, mais aussi l’intrication entre les grandes sociétés et les politiques. Plus particulièrement, Aziz Akhannouch, le dirigeant d’Afriquia, est à la tête du parti RNI mais aussi ministre.
Miriem Bensalah Chaqroun, la dirigeante de l’entreprise produisant l’eau Sidi Ali, présidait la Confédération générale des entreprises du Maroc (CGEM). C’est la concentration sur ces liens qui fait que le boycott apporte une nouvelle contribution à la culture contestataire d’Afrique du Nord.
Des possibilités d'adaptation infinies
Bien que les boycotts eux-mêmes ne soient pas une nouveauté dans la région, du boycott du tramway de Tunis en 1912 et des antennes locales du BDS au récent boycott des voitures algériennes, la portée et précision de ce mouvement sont uniques.
Augmentation du coût de la vie, connivence entre les politiques et les grandes entreprises, répression contre les formes traditionnelles de contestation : aucun de ces éléments ne se limite au Maroc, au contraire, l’ensemble de l’Afrique du Nord en fait l’expérience.
Augmentation du coût de la vie, connivence entre les politiques et les grandes entreprises, répression contre les formes traditionnelles de contestation : aucun de ces éléments ne se limite au Maroc, au contraire, l’ensemble de l’Afrique du Nord en fait l’expérience
Ce qui soulève une question : cette forme de boycott peut-elle fournir un modèle de résistance politique dans la région ? Pourrait-elle fournir un espace pour exprimer la désapprobation populaire vis-à-vis de la politique d’austérité, du rôle économique de certaines des armées de la région, de la corruption et du capitalisme de connivence ?
Les possibilités d’adaptation de cette stratégie à travers la région semblent infinies. Afin d’anticiper dans quels contextes nous pourrions nous attendre à d’autres boycotts, et pour quel résultat, cela vaut la peine d’examiner certains des avantages et des inconvénients de cette stratégie particulière.
Ce qui rend un boycott si attrayant pour les protestataires – de Montgomery au Maroc – qui ont connu des répressions violentes contre d’autres formes de contestation, c’est qu’il est pratiquement impossible à réprimer par les forces de sécurité. Même si les gouvernements peuvent s’opposer au boycott et réprimer les sites web qui le promeuvent, la simple action quotidienne de ne pas acheter un certain produit peut difficilement faire l’objet de poursuites.
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La structure organisationnelle requise est minimale, immunisant le mouvement contre le risque d’un effondrement dans le cas d’une arrestation ou d’une récupération de ses dirigeants. Tout cela semble particulièrement applicable au cas de l’Égypte, qui a vu ces dernières années l’arrestation et la disparition d’une grande partie des dirigeants de ses mouvements de protestation traditionnels, parallèlement à la répression violente des manifestations publiques.
Ce qui rend un boycott si attrayant pour les protestataires, c’est qu’il est pratiquement impossible à réprimer par les forces de sécurité
La structure diffuse du boycott contient également une partie de son pouvoir symbolique – l’acte apparemment banal de ne pas acheter auprès d’un fournisseur de carburant donne même aux Marocains les plus pauvres une certaine influence sur les revenus des hommes les plus riches du pays. Dans un contexte de désillusion populaire à l’égard des méthodes traditionnelles d’accumulation des préférences – en particulier les élections multipartites – le boycott offre un référendum permanent.
Il transmet des informations et ses résultats immédiatement visibles dans l’espace public, où des étagères pleines et des stations-service vides peuvent être observées, et l’évolution des prix peut être vérifiée. Ceci étend facilement la pertinence de cette tactique à la Tunisie, qui a vu l’espace pour des formes plus standard d’implication politique et de protestation s’aggrandir, mais connaît une désillusion croissante quant à leur capacité à affecter le changement politique.
Nouveaux défis
Si les boycotts résolvent certains des problèmes des mouvements de protestation en Afrique du Nord, ils suscitent également de nouveaux défis. Comme il est de plus en plus visible au Maroc, les structures diffuses limitent également la capacité à formuler des demandes claires, à négocier sur la base de ces demandes, à répondre aux critiques du mouvement et, éventuellement, à mettre fin au boycott.
Les boycotts contre les producteurs nationaux risquent d’être critiqués parce qu’ils font du tort à l’économie et mettent en péril les emplois de leurs compatriotes qui travaillent dans les entreprises boycottées. C’est une ligne difficile à suivre et à partager pour n’importe quel mouvement politique, et cela se transforme en défi pour un mouvement sans direction claire.
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Il y a aussi des effets de classe à prendre en compte : tout le monde ne consomme pas le même type de produits, et tout le monde n’a pas la même capacité à les remplacer ou à ne pas les utiliser. De nombreux produits susceptibles d’être la cible de mouvements de protestation, tels que ceux produits par des sociétés liées à l’armée en Égypte ou des capitalistes de connivence en Tunisie, sont des produits de base qu’il est coûteux de substituer dans un contexte d’inflation déjà élevée.
À la lumière de ces défis, le succès probable des futurs boycotts en Afrique du Nord dépendra de la capacité des mouvements à surmonter ces défis, ainsi que bien choisir les produits et secteurs qu’ils ciblent. D’ici là, l’évolution de la situation au Maroc sera observée très attentivement à travers la région. Il pourrait devenir un improbable exportateur de mouvements de protestation après tout.
- Max Gallien est doctorant en développement international à la London School of Economics, spécialisé dans l’économie politique de l’Afrique du Nord. Il est titulaire d’un DEA en études modernes sur le Moyen-Orient de l’Université d’Oxford et a été chercheur invité à l’Université al-Akhawayn au Maroc. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @MaxGallien.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : une manifestante tient une pancarte alors que les employés de la société Centrale Laitière, une filiale de la multinationale française Danone, protestent devant le Parlement à Rabat, le 5 juin 2018, contre le boycott de la marque au Maroc (AFP).
Traduit de l’anglais (original).
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