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Le Bureau des légendes : l’inconscient du soft power français

La série française Le Bureau des légendes, diffusée par Canal+ et créée par Éric Rochant, connaît un certain succès. Elle en dit bien plus sur certaines représentations françaises du monde que sur le monde du renseignement

Commençons tout de suite par concéder que Le Bureau des légendes est une bonne série. C’est une bonne série française qui n’a rien à envier, en termes d’intrigue et de mise en scène, à des rivales américaines. 

C’est une fiction qui reflète assez bien la complexité du monde des rapports de force internationaux et qui ne cède pas toujours au manichéisme le plus grossier. C’est aussi une fiction qui assume la part tragique du milieu du renseignement et qui résiste assez bien à la tentation du portrait glamour. 

La dimension humaine

Le Bureau des légendes décrit le travail d’une section de la Direction générale de la sécurité extérieure (DGSE) en charge des « clandestins », des agents français envoyés à l’étranger pour infiltrer des institutions plus ou moins sensibles afin de récolter un maximum d’informations susceptibles de servir sur le plan militaire ou politique.

Tout indique que le créateur de la série s’est suffisamment renseigné sur ce milieu. En plus de relater avec plus ou moins de précision et de rigueur la nature du métier d’agent du renseignement, la série tente de s’adapter à l’évolution des rapports de force sur le terrain. 

Avec de très bons acteurs et la volonté de prendre en compte la dimension humaine – dans ce qu’elle peut avoir de plus noble et de plus mesquin – de cet environnement austère, la série nous offre un tableau nuancé qui mérite sans doute les dithyrambes qu’elle suscite. 

Nous pouvons toutefois déplorer une langue arabe souvent malmenée (notamment s’agissant du choix des dialectes) et une certaine naïveté par moments (le rôle improbable attribué aux institutions européennes dans les premières saisons). 

Un outil de soft power ? 

Lorsque l’ancien sous-secrétaire d’État américain, Joseph Nye, évoque pour la première fois la notion de soft power, au début des années 1990, il le fait pour répondre à certains discours « déclinistes » de la fin des années 1980. Il répond ainsi à Paul Kennedy qui prédit, dès 1987, le déclin américain. Le soft power est le pouvoir de convaincre sans coercition, et Hollywood en a été un outil. 

Le Bureau des légendes est indéniablement un outil destiné à convaincre et à se convaincre. Tout est fait pour redorer le blason des services de renseignement français et de la politique étrangère de la France dans un contexte de net recul, notamment au Moyen-Orient.

Les services américains sont présentés à la fois comme des amis encombrants et comme les principaux alliés. Il en est, d’ailleurs, de même pour les services israéliens 

Pour le dire autrement, la France apparaît dans la série comme une puissance incontournable dans un certain nombre de dossiers  – notamment le dossier syrien –, là où dans les faits, nous avons surtout assisté à une mise à l’écart et à une défaite politique : le pouvoir syrien n’a pas été renversé. 

Nous avons pu noter aussi un atlantisme assumé. Les services américains sont présentés à la fois comme des amis encombrants et comme les principaux alliés. Il en est, d’ailleurs, de même pour les services israéliens : loués pour leur efficacité, ils sont décrits comme des partenaires privilégiés – quoique parfois dangereux – face à un adversaire commun tout désigné : l’Iran. La Turquie est aussi présentée comme un partenaire important, cette fois contre le terrorisme, sans le recul critique qui aurait été nécessaire.  

Le personnage principal de la fiction, l’agent Malotru, interprété par Mathieu Kassovitz, est là pour illustrer un esprit d’indépendance français (indépendance y compris vis-à-vis des siens) qui le poussera à prendre les pires décisions par amour. Sur ce point, il ne fallait pas, hélas, s’attendre à beaucoup d’originalité. 

Par ailleurs, dans une volonté de préserver l’image des services secrets français, les auteurs ont décidé de s’attaquer à la thèse de l’assassinat des « djihadistes » français. 

Tout en jouant avec les divisions internes et en laissant supposer d’éventuelles dérives, la réputation de l’institution est globalement défendue.

L’inattendu ennemi russe 

Après avoir été incarné par le pouvoir syrien, par l’Iran et par Daech dans les trois premières saisons, la figure du méchant est confiée dans la quatrième saison à une valeur sûre : la Russie de Vladimir Poutine. 

Dans la droite ligne de merveilles cinématographiques comme Rambo III ou Rocky IV, la dernière saison de la série donne de la Russie une image abominable.

La cyberguerre, un des thèmes de la série à succès (capture d’écran)

La Russie est présentée comme un État totalitaire doublement dangereux : dangereux pour ses propres citoyens qu’il surveille et qu’il traque, dangereux surtout pour le reste du monde, où il manipule les démocraties grâce à des génies de l’informatique. 

La nuance et la complexité évoquées plus haut viennent s’effondrer à Moscou. Il n’est plus question ici d’une simple approche critique, mais d’un parti pris antirusse.

La dernière saison de la série donne de la Russie une image abominable

Sur le ton de la plaisanterie, la Russie est volontiers associée à l’émergence de Daech et à l’élection de Donald Trump. Érigée en acteur omnipotent, elle dispose d’une armée de petits génies lui permettant de choisir les dirigeants des démocraties « occidentales ».

Ainsi, étonnamment, il n’est jamais question ici de ce rôle néfaste quand il est joué par les Américains. Qu’il s’agisse du détournement de données pour manipuler une élection (pensons au rôle central de Robert Mercer dans l’élection de Donald Trump) ou de l’espionnage avéré auprès des alliés européens. 

La tentation néo-orientaliste 

L’appropriation d’un « Orient » mythifié (sans le talent d’un Flaubert ou d’un Renan), que nous appelons volontiers ici « néo-orientalisme », transparaît notamment à travers le traitement de la question kurde. 

Les combattants kurdes sont valeureux et les combattantes kurdes sont courageuses, belles et dévoilées. Elles se distinguent bien des femmes arabes de la région, couvertes de la tête au pied. 

Après le romantisme « kurdophile » des premières saisons, la quatrième saison a célébré les combattantes yézidies. 

Cette préférence évidente pour les populations non arabes de la région nous replonge dans les biais exprimés par les conquérants français en Algérie au XIXe siècle. 

Elle nous rappelle, par exemple, l’apologie des Kabyles travailleurs opposés aux Arabes paresseux par le général Daumas dans les années 1850.

Un concentré de représentations

Quel que soit leur camp (armée syrienne, armée irakienne, groupes terroristes), les populations arabes sont cruelles et violentes. Et cruelles d’abord entre elles (entre sunnites et chiites). Une cruauté que n’égalent que les Russes.

En définitive, Le Bureau des légendes constitue indéniablement une bonne distraction. Pour ce qui est du fond, on y puise plus volontiers un concentré de certaines représentations, parfois relativement anciennes, qu’un véritable cours de géographie ou de géopolitique. 

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye. 

Photo : léquipe du service des « clandestins » de la DGSE, le fameux « Bureau des légendes » (Twitter).

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