Le Bureau fédéral d'instigation
Le 25 février, un communiqué de presse publié sur le site web du Bureau fédéral d’investigation (FBI) a annoncé que trois habitants de Brooklyn avaient été accusés de « conspiration et tentative de fournir un soutien matériel à l'Etat islamique en Irak et au Levant, une organisation terroriste étrangère ».
Peu importe que cette même accusation, quoiqu'à un niveau beaucoup plus élevé, puisse être formulée à l'encontre des Etats-Unis et d'un certain nombre de ses alliés, sans lesquels l'Etat islamique ne serait pas en plein épanouissement à l'heure actuelle.
De l'avis des Etats-Unis, évidemment, il vaut mieux ne pas s'enliser dans une analyse globale et se focaliser plutôt sur une succession constante de mini-apocalypses évitées de justesse par le FBI et compagnie.
Le dernier épisode présente trois méchants âgés de 19 à 30 ans : deux immigrés originaires d'Ouzbékistan et un en provenance du Kazakhstan. Deux d'entre eux sont accusés d'avoir comploté pour rejoindre le djihad en Syrie ; le troisième est accusé d'avoir facilité financièrement ce projet.
D'après la plainte pénale détaillant les chefs d’accusation, une activité suspecte en ligne a amené les agents fédéraux à interroger Abdurasul Hasanovich Juraboev, l'un des candidats au djihad, en août 2014. Au cours d’une discussion, Juraboev « a déclaré qu'il aimerait se rendre en Syrie pour se livrer à des actes de violence au nom de l'Etat islamique [...] mais qu'il n'avait alors pas les moyens de s'y rendre ». Il a également « déclaré qu'il s'attaquerait au président Barack Obama s'il avait la possibilité de le faire, mais qu'il ne disposait ni des moyens ni d'un plan imminent pour cela ».
Ce manque de moyens évoqué dans le premier scénario aurait finalement été résolu : Juraboev et son co-conspirateur Akhror Saidakhmetov, 19 ans, ont réservé des vols vers la Turquie. Saidakhmetov devait partir en premier. La plainte indique que Saidakhmetov « a également proposé de trouver un prétexte pour avoir accès à la cabine de pilotage et détourner l'avion vers l'Etat islamique, afin que l'Etat islamique récupère un avion ».
L'arrestation de Saidakhmetov la semaine dernière à l'aéroport JFK a ainsi permis aux organes de presse américains de diffuser des titres choc tels que « FBI : trois hommes de Brooklyn ont tenté de rejoindre l'Etat islamique et de détourner un vol commercial ».
Bien évidemment, le cockpit n'est pas tout à fait aussi accessible qu'avant. De même, réquisitionner un gros avion que l'on n'a pas été formé à piloter nécessiterait sans doute un peu plus de planification que la simple affirmation que cela pourrait être cool.
La culture du terrorisme
Dans une série d'articles liés à cette triple arrestation, le New York Times a commenté le ciblage potentiel par Juraboev et Saidakhmetov de figures nationales comme Obama : « [Leurs] menaces de violence sont de l’ordre de "l’aspiration", selon des responsables des forces de l’ordre, rien n’indique que les suspects étaient sur le point d'organiser un attentat, de grande ou petite ampleur. »
De peur que nous ne sortions de cette affaire avec l'idée que le FBI a peut-être réagi de façon excessive, le New York Times termine sa dépêche du 28 février par une citation pas tout à fait intelligible, mais néanmoins inquiétante, d'un responsable anonyme : « Personne n’a jamais été tué par un terroriste qui n’était pas d’abord mû par une inspiration. Demandez aux morts. »
Si nous voulions prolonger notre séance de questions-réponses avec les morts, nous pourrions demander à des victimes civiles des frappes de drones lancées par Obama ce qu'elles pensent des aspirations antiterroristes du président américain.
Le reportage du New York Times renferme toutefois un détail pertinent qui passe inaperçu : « des documents judiciaires indiquent que l'affaire contre les trois hommes repose en partie sur un informateur confidentiel payé par le gouvernement ».
Curieusement, le lien hypertexte nous emmène sur le site du département de la Justice, qui présente le même communiqué de presse que le site du FBI. L'existence d'un informateur payé n'est mentionnée nulle part.
Cependant, la plainte mentionne bel et bien un individu de ce type, « qui s’est fait passer pour un sympathisant idéologique » dans une mosquée de quartier et s'est lié d'amitié avec Juraboev et Saidakhmetov. Viennent ensuite des projets communs de voyage en Syrie, des séances conjointes de visionnage de vidéos des camps d'entraînement de l'Etat islamique, et ainsi de suite.
Comme le souligne le journaliste Murtaza Hussain dans son analyse pour The Intercept, l'informateur semble avoir joué un « rôle essentiel [...] dans la formulation des chefs accusation portés contre les hommes et la transformation d'un "complot" fantasmagorique en quelque chose d'un tant soit peu tangible ». C'est, semble-t-il, seulement après l'apparition sur scène de l'informateur que « les mesures concrètes visant à commettre un acte criminel ont vu le jour ».
Hussain explique qu'au cours de la période de près de sept mois « ayant suivi les déclarations d'un Juraboev apparemment déséquilibré qui a ouvertement exprimé ses fantasmes violents et criminels à des agents du FBI, d'autres tactiques d'intervention » auraient pu être déployées pour décourager cette trajectoire violente plutôt que de l’alimenter.
L'informateur aurait au moins pu s'abstenir d'aider Saidakhmetov à se procurer des documents de voyage après que sa mère lui avait confisqué son passeport.
Une agence pleine d'initiatives
Comme je l'ai écrit l'an dernier dans un article portant sur le documentaire « Informants », réalisé par l'unité d’investigation d'Al-Jazeera, le FBI dispose de plus de 15 000 mercenaires de ce type, beaucoup d'entre eux étant affectés à des communautés musulmanes.
Darren Griffin, un informateur présenté dans le film, a gagné plus de 350 000 dollars pour ses services, qui ont consisté à feindre une conversion à l'islam et à incriminer un jeune responsable de mosquée, Mohamad Amawi, pour avoir prétendument conspiré dans le but de tuer ou de mutiler des personnes en dehors des Etats-Unis.
En plus d'avoir fait en sorte qu'Amawi soit entraîné au maniement des armes à feu, à la détonation de bombes et aux tactiques de combat, Griffin l'a chargé de transporter des ordinateurs portables au Moyen-Orient pour les faire passer clandestinement à ses « frères » en Irak et en Syrie. Grâce aux fonds du FBI, Griffin a également payé le loyer d'Amawi.
Le jeune homme, dont l'incapacité à couvrir ses propres frais de logement remet en question sa capacité à partir à l'étranger se livrer à des tueries, a été condamné à vingt ans de prison.
Dans un autre article récemment publié par The Intercept, Glenn Greenwald et Andrew Fishman décrivent un « modèle d’action désormais coutumier au FBI, selon lequel l'agence ne perturbe pas la planification d'attaques terroristes sur le territoire national, mais les crée avant de s’auto-glorifier publiquement pour avoir stoppé ses propres complots ».
La question de la légalité de cette pratique est commodément contournée, expliquent les auteurs, dans la mesure où « les tribunaux américains confirment servilement les chefs d'accusation en appliquant une interprétation tellement large et permissive de la notion d’"incitation à commettre un crime" que celle-ci ne pourrait presque jamais être valablement invoquée ».
Les informateurs ne sont pas les seuls à s'enrichir grâce à ce procédé, étant donné que les victoires faites maison du FBI dans la lutte contre le terrorisme justifient le budget excessif de l'agence. Celle-ci a d’ailleurs l’embarras du choix concernant ses cibles : d’après le New York Times, « entre 700 000 et un million de noms figureraient sur la liste de surveillance du terrorisme des Etats-Unis ».
Ainsi, plus l'Etat islamique est dépeint comme une menace pour les Etats-Unis, plus cela profite aux caisses des organismes de maintien de l’ordre. Il n'est peut-être pas surprenant que, d'après le New York Times, le chef de la division new-yorkaise du FBI « a appelé les membres des communautés et les chefs religieux à se manifester s'ils craignent qu'un individu ne se radicalise ».
Or, les politiques encourageant activement le profilage racial et religieux ainsi que la suspicion inter et intra-communautaire ne contribuent évidemment pas à promouvoir des sociétés cohésives au sein desquelles les fantasmes délirants et antisociaux ont moins de chances de prospérer.
Activité suspecte
Dans un billet de blog publié en février pour l'Union américaine pour les libertés civiles (American Civil Liberties Union – ACLU), l'avocate Julia Harumi Mass écrit que, grâce à une action en justice intentée par l'ACLU contre l’initiative SAR (Suspicious Activity Reporting, « signalement d’activité suspecte »), le gouvernement fédéral devra justifier de ce « programme vaste et secret de surveillance nationale [...] en audience publique ».
Créée suite aux événements du 11 septembre 2001, cette initiative repose sur le signalement d'« activité suspecte » par des responsables locaux des forces de l’ordre et des citoyens lambda. Ces signalements sont ensuite collectés dans une base de données gargantuesque du FBI. Dans la plus pure tradition démocratique, le programme « a été largement protégé de tout contrôle judiciaire [et] n'a jamais été soumis à l'examen public ».
Comme l'observe Julia Harumi Mass, la violation généralisée des droits qui en a résulté a été facilitée par le fait que « les critères vagues du gouvernement définissent pratiquement tout et son contraire comme étant suspect ». Sauf, bien entendu, sa propre attitude, qui elle est réellement suspecte.
- Belen Fernandez est l'auteure de The Imperial Messenger: Thomas Friedman at Work (Verso). Elle collabore à la rédaction du magazine Jacobin.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l'auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Légende photo : Bill Bratton, commissaire de police de la ville de New York, s'exprime lors d'une conférence de presse au sujet de l'arrestation de trois habitants de Brooklyn accusés d'avoir comploté en vue de se rendre en Syrie pour rejoindre l'Etat islamique, le 25 février (AFP).
Traduction de l’anglais (original).
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