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Le danger d’assimiler trafic de migrants et traite humaine

Assimiler les passeurs à des trafiquants d’êtres humains est une tactique délibérée de la part des décideurs politiques pour gérer l’émigration comme s’il s’agissait d’un acte criminel

L’Union européenne a répondu à la crise des migrants en Méditerranée en criminalisant l’émigration et en proposant une solution militaire pour mettre un terme aux décès de migrants dus à des noyades. L’Europe a légitimé cette politique catastrophique en assimilant les passeurs à des trafiquants d’êtres humains, une tactique délibérée de la part des décideurs politiques pour gérer l’émigration comme s’il s’agissait d’un acte criminel.

La politique proposée par l’Union européenne consistant à attaquer les bateaux de réfugiés en faisant usage de la force militaire a rencontré une forte opposition, près de 550 spécialistes de l’esclavage et de l’émigration ont récemment signé une lettre ouverte condamnant le programme, mais la critique de la réponse européenne à la crise doit également se concentrer sur la justification de l’approche à un niveau politique.

Au cœur de celle-ci, l’Union européenne a justifié son programme d’action militarisé en assimilant le « trafic de migrants » à la « traite d’êtres humains » - les deux termes ayant été régulièrement utilisés de manière interchangeable par les hauts responsables politiques au cours des derniers mois.

Une déclaration issue de la réunion extraordinaire du Conseil européen le 23 avril évoque le fait de « lutter contre les trafiquants pour prévenir les flux de migration clandestine ». Le Premier ministre italien, Matteo Rinzi, a comparé les trafiquants d’êtres humains à des marchands d’esclaves, une comparaison risible car il n’existe aucune similitude hormis l’implication d’une mer et d’un bateau dans les deux situations.

Cependant, un mois plus tard la Commission européenne a changé sa formulation, et une déclaration adoptée le 13 mai mentionnait « la lutte contre le trafic de migrants comme étant une priorité ». Le terme « trafic » apparaît également dans une fiche d’informations portant sur l’émigration publiée le 27 mai.

Le fait que les termes « trafic » et « traite » aient été utilisés pour décrire la même crise est probablement un choix conscient de la part de ceux qui exercent une influence dans les coulisses du pouvoir.

Il est difficile de croire que les hauts responsables de Bruxelles, majoritairement des avocats, ne comprennent pas que le trafic et la traite ne sont pas équivalents sur le plan juridique. Le trafic est un phénomène consensuel, tandis que la traite implique une coercition, et une relation entre un trafiquant et un migrant qui s’étend au-delà du passage des frontières.

Les différences entre les termes se sont cependant resserrées ces derniers temps puisqu’il a été constaté que les passeurs se rendaient coupables de nombreux actes de violence contre les migrants, y compris de viols, de kidnappings et de chantages, tout cela au nom du profit. Néanmoins, il subsiste une distinction claire entre le trafic et la traite.

La raison qui se cache derrière le fait que l’Union européenne associe le trafic de migrants et la traite d’êtres humains peut constituer une tentative qui vise à priver les migrants de tout pouvoir ; le discours dominant relatif à l’émigration décrit ceux qui se déplacent comme étant des criminels ou des victimes.

Dans cette narration, le passeur endosse le rôle du méchant, faisant du migrant une victime impuissante incapable de prendre ses propres décisions, dupée pour se lancer dans un voyage dangereux. Ce qu’on oublie, c’est que les personnes qui franchissent les limites sont préparées à prendre tous les risques nécessaires pour sauver ou pour améliorer leurs vies et celles de leurs familles.

De ce fait, l’Europe criminalise l’acte même de fuir des crises politiques et économiques sérieuses. L’émigration est dépeinte comme un crime afin d’être gérée comme une question de droit et d’ordre, et de ce fait exercer un contrôle et une surveillance - et dans ce cas, même une action militaire - remplacent l’assistance et la fourniture d’une procédure d’asile équitable. 

En vérité, l’Union européenne ne dispose pas d’une connaissance approfondie des réseaux de passeurs. Les migrants et les réfugiés africains à qui j’ai parlé à Malte ont souligné le fait que les passeurs libyens qui facilitaient leur passage des frontières travaillent en très étroite collaboration avec des associés corrompus occupant des postes officiels très haut placés et avec lesquels ils partageaient des liens familiaux, tribaux, ainsi que des liens de clans.

J’ai entendu des histoires sur des violations des droits de l’homme sur le trajet me menant vers la Libye, mais selon mes sources, ceux qui gèrent l'embarquement sur les bateaux en Libye - les bateaux qui seront détruits dans le cadre du programme Nafor Med de l’UE - sont des passeurs, et pas des trafiquants. Ces personnes comblent simplement le vide créé par des exigences strictes en matière de visas, comme l’accord de responsabilité du transporteur et d’autres mesures visant à empêcher les gens de partir vers un continent européen plus stable et plus sûr.

Perturber les réseaux des passeurs ne fera que contribuer à augmenter les dangers liés au fait de traverser la Méditerranée tout comme ce fut le cas avec la militarisation de la lutte antidrogue : il est probable que les prix des passeurs augmentent, ce qui exposera alors les émigrants à un risque plus élevé en termes d’abus.

Si les prix sont plus élevés, il est alors plus probable qu’un passeur finisse par devenir un trafiquant, effectivement ceux qui n’ont pas l’argent nécessaire pour payer le voyage peuvent être forcés de rembourser la dette après leur arrivée en Europe et d’accepter des travaux forcés. Les migrants peuvent également être kidnappés et retenus en otages par les passeurs qui demandent de fortes rançons à leurs familles, exactement comme dans la péninsule du Sinaï en Egypte où les Érythréens sont retenus captifs par des tribus bédouines.

Etant donné l’instabilité en Libye, il est possible que ces scénarios deviennent encore plus sombres avec des groupes de différentes milices et le groupe autoproclamé Etat islamique profitant tous des migrants désespérés essayant d’atteindre l’Europe en partant de leurs côtes.

Evidemment, les passeurs ne sont pas des hommes d’affaires jouant les Robin des Bois - volant les riches pour donner aux pauvres -, mais en réalité, les réseaux de passeurs ont été créés afin de répondre aux politiques européennes portant sur l’émigration. En fait, les passeurs aident des personnes à fuir des guerres, des persécutions politiques et une pauvreté extrême en l’absence de canaux de distribution légaux et sûrs vers l’Europe.

Si l’Europe souhaite sincèrement aider ceux qui se déplacent, au lieu de prétendre être le noble sauveur combattant des « marchands d’esclaves » démoniaques, elle devra proposer des alternatives à ces itinéraires mortels. Le fait d’avoir recours à des comparaisons inexactes et émotives se révélera totalement inutile pour mettre un terme à cette crise - l’évocation des marchands d’esclaves par l’Union européenne étant également quelque peu ironique étant donné l’histoire coloniale de l’Europe.

Les termes associés à l’esclavage ne prennent pas en compte le rôle des contrôles de l’immigration dans la crise des migrants. Il semble que la préposition derrière le programme européen sur l’émigration vise à baisser le nombre de personnes atteignant l’Europe. L’objectif ne consiste pas à protéger les réfugiés de facto (par opposition aux réfugiés « de jure », c’est-à-dire les réfugiés reconnus sur un plan légal), mais de « protéger » une société d’accueil des réfugiés.

Sur un plan politique, le programme militaire est plus attrayant que des programmes de réinstallation et de relogement, car l’Europe est tout simplement réticente ne serait-ce qu’au fait d’examiner les demandes d’asile de ceux ayant survécu à la traversée. Cette approche fait penser à un commentaire du ministre de l’Intérieur de l’époque, Jack Straw, qui, dans une allocution remontant à 2001, s’était plaint du fait que : « Des milliers de migrants aspirants profitent d’un aspect de la Convention [de Genève], à savoir que cette dernière impose aux Etats une obligation d’étudier toute demande d’asile déposée sur leur territoire, cette dernière soit-elle justifiée ou non ».

Le problème ici réside dans le fait qu’il est impossible de déterminer si une demande d’asile est sans fondement à moins de la voir. Et pour ce faire, les demandeurs d’asile doivent arriver en Europe en vie et, dans l’état actuel des choses, s’en remettre à des réseaux de passeurs.

Dr Natalia Paszkiewicz est coordinatrice de projets à l’institut international de l’IARS. Ses études universitaires étaient centrées sur l’anthropologie, les études relatives aux réfugiés et la politique sociale. Elle travaille dans le secteur de l’émigration depuis plus de dix ans, à la fois au Royaume-Uni et à Malte.

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : Des migrants sont secourus par le HMS Bulwark, bateau de la Royal Navy britannique, au cours d’une mission de sauvetage en Méditerranée, le 28 mai (AFP)

Traduction de l'anglais (original) par Green Translations, LLC.
 

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