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Le lourd passif saoudien d’interventions destructrices au Yémen

Il est possible que les frappes aériennes saoudiennes au Yémen soient en train de détruire des armes fournies en grande partie par Riyad

Le conflit au Yémen est généralement décrit comme une guerre saoudienne contre le pays, comme si l’intervention violente du nord était un phénomène nouveau. Or, les interventions militaires, financières et religieuses du voisin saoudien existent depuis longtemps.

Lors de la formation de l’Etat saoudien moderne, son fondateur Abd al-Aziz a progressivement pris la région d’Asir des mains de l’imamat yéménite et aurait peut-être été encore plus loin sans la présence de la Grande Bretagne à Aden et de ses protectorats dans le sud. La présence d’une importante population et un emplacement stratégique avec un accès à la mer d’Oman et le contrôle de Bab al-Mandeb ont donné au Yémen une importance qui a perturbé les ambitions saoudiennes de domination de l’ensemble de la péninsule arabique. C’est ainsi que les premiers recensements saoudiens exagéraient les chiffres du royaume afin de garder une longueur d’avance sur son voisin du sud.

Avec sa mosaïque de communautés religieuses contrant l’appel wahhabite, ses liens culturels, historiques et tribaux avec les royaumes saoudiens aux frontières, sa mémoire historique profonde d’accomplissement civilisationnel, et son emplacement stratégique, le Yémen était perçu à la fois comme une menace et une cible. Assurer sa division entre différentes entités politiques a été une priorité politique. Lorsque les officiers libres soutenus par Nasser ont pris Sanaa en 1962, Riyad a soutenu l’Imamat (les « royalistes »), mais a composé avec le nouveau régime après la défaite de Nasser en 1967, apparaissant comme une source de financement de l’Etat yéménite au nord et un marché du travail pour les migrants yéménites. Les subventions accordées aux tribus du nord constituaient fréquemment une autre spécificité de cette relation et Riyad a soutenu le régime socialiste dans la guerre civile de 1994.

Sous la présidence d’Ali Abdallah Saleh, l’influence culturelle de l’Arabie saoudite s’est développée via le prosélytisme salafiste. Bien qu’il soit inexact de réduire le salafisme au Yémen à une implantation saoudienne, le lien avec l’Arabie saoudite est crucial pour la propagation de l’idéologie et de la pratique sunnite radicale. L’influent mufti saoudien Abd al-Aziz Ibn Baz, décédé en 1999, a facilité la venue d’étudiants yéménites en Arabie saoudite ; l’un d’eux, Muqbil al-Wadii, est reparti au Yémen afin d’y établir un mouvement salafiste dans les années 1980. Il était à la fois un admirateur et un critique d’Ibn Baz qui a contribué à financer ses activités. Ali Abdallah Saleh a volontiers laissé le salafisme se propager en raison de sa tradition d’obéissance envers les gouverneurs, contrairement à d’autres tendances religieuses et politiques qui pourraient essayer de renverser le gouvernement au nom de la justice. Les tensions entre l’Arabie saoudite et les Houthis qui ont mené à la guerre en 2009 reposaient en partie sur le ressentiment de la société zaydite, exclue du réseau de protection du régime, à l’encontre de cette avancée salafiste.

Les documents de WikiLeaks (une véritable mine d’informations pour la recherche historique contemporaine) inscrivent la pénétration salafiste dans le cadre d’un modèle d’ingérence saoudienne qui a été appliqué de manière particulièrement frappante pendant la présidence d’Ali Abdallah Saleh, surtout lors de la phase post-1994. Ils dépeignent le Yémen comme un pays qu’Ali Abdallah Saleh a réduit à l’état de vassal. L’Arabie saoudite finance le gouvernement ainsi que les chefs tribaux pour s’assurer de leur soutien vis-à-vis de ses politiques et pour empêcher l’émergence d’une culture démocratique non-tribale et non-sectaire. Cependant, bien qu’Ali Abdallah Saleh ait travaillé dur pour bâtir une relation étroite avec Riyad, lui et les autres Yéménites étaient encore traités avec dédain par les princes saoudiens, et des réunions avec Abdallah, récemment décédé, et son prince héritier, Sultan, qui gérait le « dossier yéménite », leur étaient souvent refusées.

Lors de l’invasion du Koweït par Saddam Hussein en 1990, le Yémen a payé cher la méprise d’Ali Abdallah Saleh au sujet du nationalisme arabe. On estime à 850 000 le nombre de Yéménites qui ont été expulsés d’Arabie saoudite en représailles de sa prise de position en faveur de l’Irak. Des milliers d’autres ont été touchés par une vague de répression générale qui s’est abattue sur les immigrés clandestins en 2013. En fait, l’Arabie saoudite expulse discrètement des dizaines de milliers de Yéménites depuis des années. En 2007, quelque 400 000 Yéménites ont été expulsés, un chiffre considérable, et un grand nombre d’entre eux ont été renvoyés via des vols Saudi Airlines à destination de Sanaa.

Des diplomates occidentaux estiment que l’un des objectifs stratégiques à long terme de la politique saoudienne vis-à-vis du Yémen était de sécuriser un passage vers la mer d’Arabie, contournant ainsi le détroit d’Ormuz. Ali Abdallah Saleh était conscient de cet objectif, et l’un des buts que cherchait à atteindre le régime saoudien en s’achetant des soutiens dans l’armée, les tribus et le gouvernement était d’aider à lui trouver un successeur qui pourrait se révéler accommodant. Un même désir a animé la politique saoudienne envers la communauté chiite ismaélienne dans la région de Najran, du côté saoudien de la longue frontière yéménite.

L’histoire ismaélienne est intéressante. Constituant une majorité de la population du Najran, les ismaéliens se sont révoltés contre le gouverneur local en 2000 parce qu’ils s’estimaient persécutés et pensaient que les wahhabites salafistes étaient favorisés dans l’administration. Suite à cela, le gouvernement saoudien a conçu un système, supervisé par Sultan et l’ancien ministre de l’Intérieur Nayef, visant à y installer des tribus sunnites du Yémen qui avaient longtemps résidé dans la région. L’objectif (qui semblera familier aux Palestiniens en Cisjordanie et aux chiites à Bahreïn) était de diluer la majorité ismaélienne. La présence yéménite avait longtemps été encouragée parce qu’elle conférait à l’Etat ce que ce dernier considérait comme une perspective stratégique au Yémen et vers la côte sud.

Les documents de WikiLeaks nous instruisent également sur la première guerre entre les Saoudiens et les Houthis fin 2009-début 2010. Les diplomates s’inquiétaient de la politique saoudienne vis-à-vis de la rébellion houthie, qui avait cinq ans à l’époque et avait atteint un nouveau niveau de violence avec l’opération « Terre brûlée » d’Ali Abdallah Saleh. Les diplomates américains décrivaient la réflexion saoudienne sur l’éradication des Houthis comme « dangereuse et délirante » et exprimaient la crainte que l’Arabie saoudite agisse « de manière irrationnelle » et tue beaucoup de personnes avec des armes de pointe fournies par les Américains, dont ils craignaient qu’elles ne finissent dans les mains d’al-Qaïda. L’Arabie saoudite et les Emirats arabes unis sont cités comme « disséminant » des armes à Sanaa, au moyen de transactions négociées avec la République tchèque, la Slovaquie et la Bulgarie. Il se pourrait alors que la guerre actuelle menée par les Saoudiens détruise des armes en grande partie fournies par l’Arabie saoudite elle-même.

Il est également intéressant de noter les commentaires de l’ambassade des Etats-Unis sur la question iranienne. Un rapport WikiLeaks mentionne la déclaration d’Ali Abdallah Saleh selon laquelle un navire iranien transportant des armes pour les Houthis avait été arraisonné au large des côtes. L’auteur du rapport, l’ancien ambassadeur américain Stephen Seche, conclue de ce qu’il appelle « des informations sensibles » que le navire ne transportait pas d’armes. « Bien que le niveau de résistance, la maîtrise des armes et l’expertise tactique des Houthis peut, et doit, nous obliger à examiner attentivement les allégations de soutien externe, le fait est que le gouvernement de la République du Yémen a échoué à plusieurs reprises à corroborer ses accusations selon lesquelles la rébellion houthie est le fer de lance de l’Iran/Hezbollah au Yémen », souligne Stephen Seche. « On peut penser qu’il existe des façons plus efficaces d’encourager l’ingérence iranienne dans la rébellion houthie que d’avoir tous les voisins sunnites du Yémen s’aligner pour financer et équiper ce qu’Ali Abdallah Saleh décrit lui-même comme une opération ‘’terre brûlée’’ contre la minorité chiite de son pays. »

Pour ceux qui suivent la politique régionale, le fait que l’Arabie saoudite ait longtemps été une force destructrice au Yémen ne sera en aucun cas une surprise. Des éléments importants de ce dernier chapitre ont été traités au cours des dernières jours : la tentative de la branche ascendante de la famille saoudienne régnante d’affirmer son autorité sur un pays en difficulté dans laquelle la dissidence est durement réprimée depuis 2011, la compensation de l’échec en Syrie, en Irak et au Liban qui remonte à plus de dix ans, et le malaise politique engendré par le rapprochement entre Washington et l’Iran. Cela fait toutefois maintenant plusieurs années que la politique saoudienne au Yémen est un coup d’épée dans l’eau, en raison de plusieurs facteurs dont l’ascension des Houthis, la mort du prince Sultan et les troubles du Printemps arabe. Rien de décisif n’est attendu de cette incursion particulière au Yémen, notamment parce que la nature même de la paranoïa de cette hyper-dynastie consiste à donner un grand coup de pied dans la fourmilière seulement pour se retrouver à courir après une autre.
 

- Andrew Hammond est directeur de recherche pour le programme MENA (Moyen-Orient et Afrique du Nord) du Conseil européen des relations internationales. Il travaillait auparavant comme journaliste à la radio BBC Arabic, et est également un membre fondateur du magazine Cairo Times. Pendant dix ans, il fut correspondant pour Reuters et a exercé les fonctions de chef du bureau de Riyad de 2006 à 2009. Il a couvert les soulèvements du Printemps arabe en Egypte, en Tunisie, à Bahreïn, au Yémen et au Maroc et était reporter en Irak avant et après le renversement de Saddam Hussein.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Légende photo : des rebelles houthis paradent à Sanaa, la capitale yéménite, pour démontrer leur force (AFP).

Traduction de l’anglais (original).

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