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Le meurtre de Nisman et l’attentat de l’AMIA : zones d’ombre

Pourquoi le gouvernement Kirchner, sachant que l’allégation principale de Nisman pouvait être aisément réfutée, aurait-il eu des raisons de le tuer ?

Les preuves à disposition concernant la mort du procureur argentin Alberto Nisman, tué par balle à la tête, appuient fortement la présomption qu’il a été assassiné. Il était sur le point de présenter au public ses chefs d’accusation à l’encontre de la Présidente Christina Fernández de Kirchner et de son ministre des Affaires étrangères, Héctor Timerman, coupables selon lui d’avoir comploté en vue d’absoudre l’Iran de l’attaque à la voiture piégée perpétrée contre les locaux de l'Association mutuelle israélite argentine (AMIA) en 1994 et d’avoir cherché à lever les notices rouges d’Interpol à l’encontre des Iraniens accusés d’être impliqués dans l’attentat.

C’est Nisman qui, en 2006, avait demandé l’arrestation de ces six anciens hauts responsables iraniens et avait insisté pour la mise en place de ces mandats d'arrêt internationaux. Dans le contexte de la culture politique argentine, caractérisée par une longue histoire d’impunité pour les crimes commis par les puissants, les circonstances de sa mort ont conduit à la conviction générale que le gouvernement était sûrement derrière son assassinat.

Or, il y a de bonnes raisons de considérer cette hypothèse avec prudence. Le dossier de Nisman contre Kirchner était problématique. Selon les rapports des médias, l’accusation centrale faite lors de sa déclaration sous serment, répétée quatre-vingt-seize fois, était que Kirchner et Timerman avaient cherché à faire annuler les mandats d’arrêt d’Interpol contre les anciens officiels iraniens. Ronald K. Noble qui jusqu’en novembre dernier et pendant quinze ans était le secrétaire général d’Interpol, a nié l’accusation de Nisman, déclarant : « Je peux affirmer avec 100 % de certitude, sans le moindre soupçon de doute, que la volonté du ministre des Affaires étrangères, Héctor Timerman, et du gouvernement argentin à ce que les notices rouges d’Interpol soient publiées, restent en effet et ne soient pas suspendues ou retirées a été inébranlable, persistante et indéfectible ».

La réfutation de Noble soulève une question évidente : pourquoi le gouvernement Kirchner, sachant que l’allégation de Nisman pouvait être aisément réfutée, aurait-il eu des raisons de le tuer à la veille de la présentation de son dossier ? Pourquoi donner à ceux qui cherchent à discréditer la politique du gouvernement sur les attentats de l’AMIA l’opportunité de déplacer la question des faits du dossier vers la présomption d’un assassinat commandité par l’Etat ?

Réponse : les négociations menées par Kirchner et Timerman avec les Iraniens en janvier 2013 en vue d’un accord sur l’établissement d’une « commission vérité internationale » sur les attentats de l’AMIA, qui aurait dépêché cinq figures judiciaires internationalement respectées en Iran pour y interroger les Iraniens accusés. C’était une façon de contourner le refus iranien de soumettre d’anciens hauts gradés à la justice argentine. Nisman essayait de prouver qu’il s’agissait d’une couverture illicite pour un accord cynique avec l’Iran, qu’il considérait comme « une trahison envers le pays et son propre travail », d’après son ami, Gustavo Perednik.

La « plainte criminelle » de Nisman contre Kirchner et Timerman argüait que les négociations du gouvernement avec l’Iran impliquaient un « plan criminel sophistiqué » visant à conclure un accord avec l’un des Iraniens que le procureur accusait des attentats de l’AMIA, à savoir Mohsen Rabbani, ancien attaché culturel. La plainte affirmait que Buenos Aires avait promis à Téhéran qu’il lèverait les mandats d’arrêt d’Interpol à l’encontre des six Iraniens en échange d’un accord « pétrole contre blé ».

L’accusation de Nisman se fondait sur les enregistrements de 5 000 heures d’écoute de conversations téléphoniques entre des alliés du gouvernement Kirchner qui ont été depuis rendus publics par un juge. Dans l’un des extraits, Rabbani s’adresse en ces termes à un partenaire de Fernandez :

« L’Iran était l’acquéreur principal de l’Argentine et maintenant il n’achète presque rien. Cela pourrait changer. Ici [en Iran], certains secteurs du gouvernement m’ont dit qu’ils étaient disposés à vendre du pétrole à l’Argentine… et aussi à acheter des armes. »

La déclaration ne prouve rien cependant, hormis le fait que Rabbani connaissait des officiels iraniens intéressés à vendre du pétrole à l’Argentine. Le document de Nisman ne fournit aucune preuve de l’implication de Rabbani dans les négociations pour la partie iranienne, et la personne à l’autre bout du fil n’était pas un représentant du gouvernement argentin. La conversation n’impliquait en fait personne ayant une connaissance directe des véritables négociations en cours entre les gouvernements de l’Iran et de l’Argentine.

La même conclusion s’applique aux autres individus ayant été identifiés comme évoquant de manière favorable un tel accord dans les enregistrements audio. Ces individus s’expriment de façon amicale avec les représentants du gouvernement Kirchner et avec l’Iran, mais les négociations étaient conduites par des officiels de haut rang des ministères des Affaires étrangères iranien et argentin, pas par des personnes privées. La distinction entre savoir et ouï-dire est un principe fondamental des procédures judiciaires, et ce pour de très bonnes raisons.

La présentation de faits ou d’allégations comme preuves de culpabilité, même s’ils ne prouvaient rien de la sorte, était également caractéristique de la « demande d’arrestations » faite par Nisman en 2006 après les attentats à la bombe de l’AMIA de 1994. Contrairement à l’admiration générale qu’il a générée dans les médias du fait de sa mise en examen d’officiels iraniens de haut niveau pour leur responsabilité présumée dans l’attentat, le cas de Nisman se fondait sur l’accumulation massive d’allégations fortement douteuses et trompeuses, allant de la « preuve irréfutable » de la participation de Rabbani dans la planification à l’identification du coupable de l’attentat-suicide.

L’enquête menée par l’auteur de ces lignes pendant plusieurs mois, incluant des entretiens avec des diplomates américains en poste à l’ambassade des Etats-Unis à Buenos Aires pendant les années successives à l’attentat de l’AMIA ainsi qu’avec un fonctionnaire du FBI ayant travaillé sur l’affaire en 1996-97, a conclu que les enquêteurs argentins n’avaient jamais trouvé la moindre preuve mettant en cause l’implications de l’Iranien.

Nisman affirmait que des représentants iraniens au plus haut niveau de l’Etat avaient décidé de perpétrer l’attentat à la bombe lors d’une réunion tenue entre le 12 et le 14 août 1993, s’appuyant principalement sur les témoignages de quatre représentants des Moudjahiddines E-Khalq (MEK), le groupe terroriste iranien ouvertement dédié au renversement du régime iranien aujourd’hui en exile. Les quatre officiels du MEK affirment connaître l’endroit, la date et l’heure précis de la réunion ainsi que les trois points à l’ordre du jour.

Lorsque l’ambassadeur des Etats-Unis, Anthony Wayne, a rencontré Nisman en novembre 2006 et l’a interrogé sur les rapports dans la presse argentine critiquant le recours à des « témoins sujets à caution », Nisman a répondu, selon un câble de l’ambassade, que « plusieurs des témoins étaient d’anciens officiels irakiens [sic], comme Banisadr, ayant une connaissance directe des événements relatifs à la conception des attaques ». 

La suggestion de Nisman selon laquelle l’ancien président iranien Abolhassan Banisadr avait « une connaissance directe » des attentats de l’AMIA constitue une contre-vérité incroyablement effrontée. En juin 1981, Banisadr faisait l’objet d’une motion de censure par le parlement iranien et fuyait à Paris le mois suivant – soit treize ans avant l’attentat.

Nisman cite également le témoignage d’Abolghassem Mesbahi, qui se qualifie lui-même de « transfuge » des services de renseignement iraniens, selon lequel les officiels de Téhéran avaient pris une telle décision aux alentours d’août 1993. Or, Mesbahi était connu par les analystes du renseignement américains comme un « affabulateur en série », qui avait également raconté une histoire manifestement fausse sur l’implication de l’Iran dans les attentats du 11 septembre 2001. Nisman a omis de mentionner, en outre, qu’en l’an 2000, au Mexique, Mesbahi avait remis aux enquêteurs argentins une déposition secrète de cent pages dans laquelle il affirmait que la planification de cet attentat avait commencé en 1992.

Nisman était tellement convaincu de la culpabilité de l’Iran qu’il était prêt à considérer pratiquement n’importe quel élément comme preuve à charge, même lorsqu’il y avait des raisons évidentes de douter de leur pertinence.  Par exemple, il a évoqué l’achat par Rabbani d’un van « similaire à celui qui a explosé en face du bâtiment de l’AMIA peu de mois plus tard ». En réalité, ainsi que je l’ai écrit en 2008, les dossiers des enquêteurs argentins comprennent le rapport original des services de renseignement sur la surveillance de Rabbani qui montrent que la visite de ce dernier au concessionnaire automobile ne s’est pas produite « peu de mois » avant l’attentat mais bien quinze mois plus tôt.

Bien que les services de renseignement argentins aient suivi Rabbani dans ses moindres faits et gestes et aient mis sur écoute ses conversations téléphoniques pendant tous ces mois, Nisman ne mentionne rien qui puisse indiquer que Rabbani ait fait quoi que ce soit indiquant son implication dans la préparation d’une attaque terroriste. L’officier du FBI qui a participé à l’investigation m’a précisé dans un entretien effectué en novembre 2007 que l’utilisation des métadonnées téléphoniques pour suggérer que Rabbani était en contact avec un « groupe opérationnel » n’était autre que pure « spéculation », ajoutant que ni lui ni les responsables à Washington avaient pris cela comme une preuve sérieuse de l’implication de Rabbani.

Le fait que les deux mises en accusation de Nisman liées à l’Iran et à l’AMIA étaient extrêmement tendancieuses n’absout évidemment pas de se poser la question de qui est responsable de sa mort. Cela dit, quelles que soient les motivations derrière son assassinat, il n’a pas été tué parce qu’il avait révélé des vérités irréfutables sur l’attentat de l’AMIA et la politique du gouvernement argentin.


- Gareth Porter est un journaliste d’investigation indépendant, lauréat en 2012 du prix Martha Gellhorn pour le journalisme. Il est l’auteur de Manufactured Crisis: The Untold Story of the Iran Nuclear Scare (« Une crise fabriquée de toute pièce : l’histoire jamais racontée de la menace nucléaire iranienne »), publié en février 2014.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Légende photo : un home brandit une pancarte sur laquelle est écrit « Nisman vit, dans les documents, ne les laissons pas le tuer » lors d’une manifestation organisée par les parties de gauche et les mouvements sociaux contre l’impunité et la dissimulation de la vérité sur le sort du procureur argentin Alberto Nisman et l’attentat contre l’AMIA, Buenos Aires, le 4 février 2015 (AFP).

Traduction de l’anglais (original).

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