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Le monde est un rapport de police : le tout-sécuritaire, l’autre contre-révolution

La campagne de la police algérienne contre le drapeau amazigh, identifié comme portant « atteinte à l’unité nationale », renseigne sur la puissance du carcan sécuritaire et sa vision paranoïaque et paternaliste
Face-à-face entre une manifestante et un policier à Alger-Centre lors du dix-huitième vendredi de mobilisation contre le régime (AFP)

Mardi 25 juin à Alger-Centre, la police a traqué les manifestants qui portaient le drapeau amazigh, comme ce fut le cas vendredi dernier. Interpellations et tensions ont émaillé cette dix-neuvième marche des étudiants alors que la situation politique reste bloquée.

Le 19 juin, le chef de l’armée Ahmed Gaïd Salah avait averti les porteurs du drapeau berbère : « Il m’appartient d’attirer l’attention sur une question sensible, à savoir la tentative d’infiltrer les marches et porter d’autres emblèmes que notre emblème national par une infime minorité. L’Algérie ne possède qu’un seul drapeau, pour lequel des millions de chouhada [martyrs] sont tombés en martyrs. »

Le général de corps d’armée Ahmed Gaïd Salah a donc relancé son mantra sur les « infiltrations » et autres « manipulations », éléments de langage de ses discours très attendus puisqu’il est devenu l’homme fort du pays en l’absence d’autorité civile efficiente et légitime.

Rien qu’à Alger, une vingtaine de manifestants ont été interpellés par la police, seize d’entre eux ont été placés sous mandat de dépôt pour « atteinte à l’unité nationale ».

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« Du point de vue juridique, aucune base légale ne permet aux juridictions d’accuser un individu pour le port d’un emblème différent. Une carence de base légale doublement justifiée par l’article 32 du code pénal qui dispose que : ‘’Les libertés fondamentales et les droits de l’homme et du citoyen sont garantis. Ils constituent le patrimoine commun de tous les Algériens et Algériennes, qu’ils ont le devoir de transmettre de génération en génération pour le conserver dans son intégrité et son inviolabilité” », précisent les rédacteurs d’un site algérien qui compile les lois et jurisprudences.  

Selon plusieurs observateurs, cette tension autour de l’emblème berbère-amazigh, qui a poussé les manifestants, vendredi et mardi, à réaffirmer la fraternité entre « Arabes » et « Kabyles » avec force, ne serait qu’une énième tentative de dévier le hirak de ses objectifs politiques, de créer la division dans les rangs de la mobilisation, d’exténuer son énergie.

De fait, cette vision tient la route : le discours officiel, qui se résume depuis quatre mois aux déclarations du chef d’état-major, ont d’abord ciblé des parties qui auraient manipulé les manifestants dès les premières semaines de la mobilisation.

La multiplication des « complots »

On évoqua alors des activistes de « l’État profond », un « complot étranger » avec arrestation d’individus non-algériens munis d’« équipements sensibles ». Mais les autorités n’ont donné aucune suite judiciaire à ce « complot » rendu public le 12 avril, laissant croire à l’opinion qu’il s’agissait d’un fake censé affaiblir la mobilisation et démoraliser les manifestants.

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Le 10 avril, le patron de l’armée dénonçait des « tentatives de la part de certaines parties étrangères partant de leurs antécédents historiques avec notre pays » de « pousser certains individus au devant de la scène pour les imposer comme représentants du peuple en vue de conduire la phase de transition ».

La France, directement visée par Gaïd Salah, a été la cible des attaques sur les réseaux sociaux comme étant aussi bien alliée du régime que force de déstabilisation du pays : là aussi, des débats houleux ont animé les plateaux des télévisions privées proches du régime, invectivant les « traîtres » pro-France qui s’opposent à la volonté des autorités. Un schéma bien connu des opposants algériens depuis des générations.

Rouler pour l’étranger et menacer l’unité nationale : ces marques de la honte patriotique ont longtemps structuré le discours officiel algérien.

La propagande face à la société

Certains n’hésitent pas à rappeler les événements du printemps 1980, quand la répression s’est abattue sur la Kabylie, dont les étudiants s’étaient révoltés contre l’interdiction d’une conférence de l’auteur et chercheur Mouloud Mammeri sur la poésie kabyle.

À l’époque, les médias du régime (dont El Moudjahid, quotidien francophone), s’étaient déchaînés – en parallèle des arrestations et des intimidations sur le terrain – en dénonçant les « ennemis de l’intérieur ».

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« Au moment où la direction politique, à l’écoute des masses, prend en charge tous les problèmes des citoyens afin de les résoudre de manière globale et juste, notre peuple n’a que faire des donneurs de leçons et particulièrement de gens qui n’ont rien donné ni à leur peuple ni à la révolution, à des moments où la contribution de chaque Algérien à la cause nationale était symbole de sacrifice et d’amour de la patrie. »

Cet extrait d’un article d’El Moudjahid datant du 20 mars 1980, ciblant la personne de l’illustre homme des lettres Mouloud Mammeri, pourrait aisément être copié-collé aujourd’hui dans les colonnes du même journal gouvernemental.

D’autres rappellent aussi la propagande menée par des médias privés travaillant pour les services de sécurité – pour lesquels journaux et télés restent toujours très actifs – contre les leaders du mouvement des chômeurs du Sud ces dix dernières années.

Séparatistes, agents de l’étranger (pays ou ONG comme la Fondation Soros, Optor…), éléments de l’ex-FIS dissous, « voyous alcooliques », etc., la liste est longue et se nourrit aussi bien des paranoïas sécuritaires que des diffamations pour attiser la vindicte populaire contre de simples militants de la société civile.

On pourrait encore citer des centaines d’exemples à travers l’histoire de la dissidence algérienne, dans le domaine de l’opposition politique ou celui des luttes sociales et culturelles.

Le fait le plus marquant est que le système algérien emploie le takhwin (traîtrise) comme une pratique structurelle face à la dissidence, ou même à la simple contestation, aussi pacifique soit-elle. Une tendance largement partagée par les régimes du monde arabe.

Paternalisme et paranoïa : duo infernal

Incapables d’imaginer que des citoyens puissent agir (et réfléchir) d’eux-mêmes, les systèmes politiques, dans nos contrées barbelées, pratiquent un déni forcené face à l’idée de l’autonomie des corps et des esprits. Comment leur en vouloir, eux dont la structure humaine n’est faite en général que d’allégeances et de compromissions ?

Ce déni de l’autonomie du citoyen est aggravé par le paternalisme : les citoyens ne sont que des enfants qu’il faut nourrir… ou leur faire peur pour éviter qu’ils fassent trop de bêtises.

Nos système politiques pratiquent un déni forcené face à l’idée de l’autonomie des corps et des esprits

La structure sécuritaire pesante et omniprésente se charge, pour sa part, de produire toute une littérature sur « les menaces intérieures et extérieures ». En l’absence d’institutions viables et légitimes, donc en phase avec la réalité de la société, seul le discours alarmiste et paranoïaque des sécuritaires trouve écho chez nos décideurs.

Un manifestant n’est qu’un élément dissident qui viole l’espace public privatisé par les forces de sécurité, brandissant une bannière non nationale appelant à diviser le pays : c’est ce que le logiciel sécuritaire reproduit comme image en voyant ces jeunes étudiants algérois dans les rue de la capitale.

Tant que nous échouerons à bâtir des systèmes légitimes et représentatifs de nos sociétés dans leurs diversités, l’approche sécuritaire se pérennisera et produira autant de faux débats hargneux que de victimes.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Adlène Meddi est un journaliste et écrivain algérien. Ex-rédacteur en chef d’El Watan Week-end à Alger, la version hebdomadaire du quotidien francophone algérien le plus influent, collaborateur pour le magazine français Le Point, il a co-écrit Jours Tranquilles à Alger (Riveneuve, 2016) avec Mélanie Matarese et signé trois thrillers politiques sur l’Algérie, dont le dernier, 1994 (Rivages, sortie le 5 septembre). Il est également spécialiste des questions de politique interne et des services secrets algériens.
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