Le paradoxe de Jérusalem
En 48 ans d’occupation des territoires palestiniens, c’est à Jérusalem-Est qu’Israël a essayé de faire paraître l’occupation comme la plus normale et transparente possible. Une semaine après la guerre des Six Jours, il a annexé la partie palestinienne de la ville, ainsi que 28 villages palestiniens avoisinants, et y a appliqué le droit civil israélien, contrairement à la loi martiale qui demeure en vigueur dans le reste de la Cisjordanie.
Dans ces zones, Israël a construit de grands quartiers qui abritent quelque 250 000 Israéliens afin d’éloigner la Jérusalem palestinienne de son arrière-pays ; il a installé des milliers de colons juifs au cœur des quartiers palestiniens, y compris dans cet endroit sensible qu’est la Vieille Ville, à proximité de la mosquée al-Aqsa ; et a construit un mur de béton de 9 mètres de haut séparant la partie annexée de Jérusalem du reste de la Cisjordanie.
Alors, quand le gouvernement israélien a décidé mardi d’imposer la fermeture des quartiers palestiniens de Jérusalem, il a pratiquement admis que les énormes efforts qu’il a déployés au fil des ans pour « normaliser » son occupation de Jérusalem-Est se sont avérés vains. C’est comme si Israël réoccupait un territoire qu’il a proclamé sien il y a 48 ans.
L’explosion de violence qui a commencé il y a deux semaines a touché toutes les régions d’Israël et des territoires palestiniens. Pas moins de 37 Palestiniens et 7 Israéliens ont trouvé la mort depuis l’éruption des violences début octobre en Israël, en Cisjordanie et à Gaza.
Cependant, cette violence a été palpable à Jérusalem plus que partout ailleurs. Non seulement parce que la raison avancée par quasiment tous les Palestiniens pour la justifier est la supposée tentative de prise de contrôle d’al-Aqsa par Israël et leur propre volonté de défendre ce lieu saint, mais aussi parce que Jérusalem, capitale et plus grande ville d’Israël, est devenu le théâtre d’une intense violence quotidienne.
Cinq civils israéliens ont été tués et des dizaines d’autres blessés dans des attaques perpétrées par des Hiérosolymitains palestiniens. Pas moins de onze Palestiniens sont morts et plusieurs dizaines ont été blessés. Israël prétend que tous les Palestiniens tués étaient les auteurs d’attaques contre des civils ou des policiers. Les Palestiniens, quant à eux, affirment que certains d’entre eux ne constituaient aucune menace, une accusation appuyée par certaines associations israéliennes des droits de l’homme.
Des Hiérosolymitains palestiniens ont perpétré certaines attaques au couteau dans d’autres parties d’Israël, comme Tel Aviv ou Ra’anana. Ajoutez à cela des manifestations quotidiennes et des affrontements violents entre Palestiniens et forces de sécurité israéliennes dans la quasi-totalité des quartiers palestiniens de la ville, et il apparaît clairement que Jérusalem est devenu le principal problème de sécurité d’Israël.
Les habitants palestiniens de Jérusalem se sentent particulièrement responsables du sort de la mosquée al-Aqsa. On comprend alors aisément pourquoi les tentatives, pas si supposées, d’Israël de changer le statu quo en ce qui concerne le Haram al-Sharif/mont du Temple les poussent à agir. Toutefois, cela ne suffit pas à expliquer pourquoi ce nouveau soulèvement palestinien est centré à Jérusalem.
Situation particulière
Les Palestiniens de Jérusalem vivent dans une situation très particulière. Ils ont des cartes d’identité israéliennes, de sorte qu’ils jouissent d’une liberté de mouvement dont sont privés leurs compatriotes palestiniens en Cisjordanie et à Gaza. Cependant, contrairement aux Palestiniens vivant en Israël, ils ne sont pas citoyens israéliens et leur statut de résident temporaire peut être aboli à tout moment.
Et surtout, les Hiérosolymitains palestiniens subissent quotidiennement le fardeau de la discrimination israélienne. Alors qu’ils représentent 37 % de la population totale de la ville, le taux de pauvreté parmi eux atteint 75 %. Un tiers des jeunes Palestiniens abandonnent l’école avant de terminer le secondaire et 39 % de leurs maisons sont construites sans permis. Les événements d’al-Aqsa ont été la goutte d’eau qui a fait déborder le vase d’une frustration qui s’accumule depuis de nombreuses années.
Comme toujours, Israël a réagi aux événements violents à Jérusalem en renforçant ses contrôles de sécurité dans les quartiers palestiniens de la ville et en envoyant des milliers de policiers supplémentaires. De plus, il a pratiquement donné carte blanche à ces policiers pour tirer dans l’intention de tuer tout Palestinien impliqué dans les attaques. « Tout incident au cours duquel des policiers ou des civils sont blessés doit se terminer par la mort du terroriste », a déclaré Moshe (Chico) Edry, le chef de la police de Jérusalem.
Cette politique a conduit à des versions contradictoires concernant les incidents qui se sont terminés par la mort de Palestiniens abattus par la police. Dans la plupart des cas, des témoins palestiniens ont affirmé que les personnes abattues n’avaient pas de couteau ou ont été abattues alors qu’elles ne constituaient aucune menace. Des témoins israéliens ont raconté le contraire.
Pourtant, comme la plupart de ces incidents ont été filmés par des téléphones portables et les vidéos partagées rapidement sur les réseaux sociaux, les images de Palestiniens qui auraient été abattus sans raison n’ont fait qu’attiser la colère.
La décision de boucler les quartiers palestiniens de Jérusalem-Est reflète l’adoption des méthodes utilisées par l’armée israélienne en Cisjordanie pendant la seconde Intifada. Leur efficacité à Jérusalem est néanmoins très incertaine.
Les barrages routiers à l’entrée des quartiers palestiniens compliquent la vie des Palestiniens qui y vivent. Des dizaines de milliers de Palestiniens ne peuvent rejoindre en voiture ou en bus leurs lieux de travail dans les quartiers ouest de la ville et subissent des contrôles humiliants aux check-points.
Pourtant, cette fermeture ne peut pas être totale puisque les Hiérosolymitains palestiniens, grâce à leur carte d’identité israélienne, ont le droit de passer les check-points à Jérusalem et en Israël. Le gouvernement israélien peut décider d’appliquer la loi martiale dans les quartiers palestiniens de Jérusalem, ou même abolir leur annexion à Israël comme le suggèrent certains commentateurs.
Toutefois, une telle démarche est presque impossible sur le plan politique, car ce serait là reconnaître officiellement l’incapacité à créer une ville unie sous la domination entière et exclusive d’Israël, une clef de voûte idéologique des gouvernements de droite. Le Premier ministre Benyamin Netanyahou sera le dernier prêt à assumer la responsabilité de l’initiation d’un tel processus.
Donc, à part harceler les habitants palestiniens de Jérusalem, il est difficile de voir comment le « bouclage » de leurs quartiers aidera à prévenir de nouvelles attaques. Et pour compliquer le tout, Israël admet lui-même que les auteurs de ces attaques agissent seuls, sans affiliation claire à une quelconque faction politique ou organisation militaire palestinienne et sans recevoir d’ordres.
Cette situation laisse le Service de sécurité intérieure d’Israël – célèbre pour sa réussite en ce qui concerne la détection de la quasi-totalité des organisations militaires palestiniennes en Cisjordanie et à Jérusalem – presque impuissant face à cette vague d’attaques. Israël espère juste que cette vague va s’étioler d’elle-même. « Nous ne savons pas combien il y a de kamikazes [palestiniens], mais leur nombre n’est pas illimité », a déclaré Netanyahou cette semaine.
Netanyahou dans une impasse politique
Netanyahou est déterminé à ne pas placer la vague de violence actuelle dans un contexte politique. Dans son discours devant le Parlement israélien au début de la semaine, il a affirmé que le terrorisme palestinien « ne provient pas de la frustration face à l’absence d’une solution diplomatique, mais d’une volonté de nous détruire. C’était ce qui a motivé le terrorisme au début du sionisme et voilà ce dont il s’agit aujourd’hui. »
Fidèle à cette ligne de pensée, Netanyahou a demandé à une délégation du Quartet (formé par les États-Unis, l’ONU, l’UE et la Russie) d’annuler une visite prévue cette semaine à Jérusalem et à Ramallah. Face aux violences les plus meurtrières qu’a connues Israël depuis des années, Netanyahou a clairement opté pour la gestion du conflit, non pour sa résolution.
Pourtant, ses options pour « gérer le conflit » semblent se restreindre chaque jour. Il continue d’accuser le président palestinien Mahmoud Abbas de « provocation » contre Israël mais, dans le même temps, il demande encore et encore à le rencontrer. Après avoir déclaré lui-même à l’Assemblée générale des Nations unies il y a deux semaines qu’il était prêt à démanteler l’Autorité palestinienne (AP), Abbas a laissé Netanyahou presque dénué d’influence.
Israël ne veut en aucun cas le démantèlement de l’AP. Cela a encore été démontré cette semaine lorsque les forces palestiniennes l’ont aidé à contenir les affrontements entre manifestants palestiniens et forces de sécurité israéliennes en Cisjordanie. Sans l’Autorité palestinienne, Israël pourrait se retrouver confronter à une situation semblable à celle de Jérusalem dans toute la Cisjordanie.
Même vis-à-vis du gouvernement dirigé par le Hamas à Gaza, Israël semble relativement modéré. Après que les soldats israéliens ont ouvert le feu et tué six Palestiniens qui manifestaient en début de semaine près de la barrière séparant la bande de Gaza d’Israël, un peu plus tard dans la semaine, l’armée a permis à des manifestants palestiniens de traverser la barrière, une scène qui ne s’était pas produite depuis de nombreuses années. Il est assez clair qu’Israël ne veut pas d’une escalade avec Gaza alors qu’il fait face à une situation sécuritaire déjà dégradée à Jérusalem et ailleurs.
Dans un sondage publié la semaine dernière, Netanyahou se hissait à la troisième place des personnes vues comme capables de garantir au mieux la sécurité d’Israël. L’ex-ministre des Affaires étrangères Avigdor Lieberman, désormais leader de ceux qui sont contre « l’indulgence » de Netanyahou envers les Palestiniens, était classé premier, et le ministre de l’Éducation Naftali Bennett, qui représente l’opposition de droite au sein du gouvernement, était deuxième.
Pour Netanyahou, qui a travaillé dur pour se présenter comme Monsieur Sécurité, ce fut probablement un coup dur. Cependant, coincé entre son refus de tout compromis politique ou d’empêcher les juifs ultra-orthodoxes d’aller sur l’esplanade des mosquées et son incapacité à mettre un terme au soulèvement palestinien actuel, il semble avoir les mains relativement liées. Il se contente d’attendre et d’espérer que les choses s’arrangent.
- Meron Rapoport, journaliste et écrivain israélien, a remporté le prix Naples de journalisme grâce à une enquête qu’il a réalisée sur le vol d’oliviers à leurs propriétaires palestiniens. Ancien directeur du service d’informations du journal Haaretz, il est aujourd’hui journaliste indépendant.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : un soldat israélien monte la garde tandis qu’une grue dépose des blocs de béton à l’une des entrées de Jérusalem-Est (AFP).
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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