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Le propagandiste de l’empire

Robert D. Kaplan, conseiller auprès du département de la défense des États-Unis, voit dans l’impérialisme une solution aux problèmes que connaissent l’Afrique du Nord, la péninsule arabique et le Moyen-Orient. Mais il se trompe complètement

Dans une récente étude pour la prestigieuse revue de politique étrangère Foreign Policy, Robert D. Kaplan affirme que l’impérialisme est nécessaire pour résoudre les difficultés que rencontrent l’Afrique du Nord, la péninsule arabique et le Moyen-Orient. Etant donné que M. Kaplan est un auteur à succès et un membre du Defence Policy Board (bureau pour la politique de défense), qui conseille le département de la défense américain, ses écrits ont un poids considérable et, à ce titre, doivent être pris au sérieux, bien que son analyse soit totalement fausse.

L’article de Robert D. Kaplan repose sur l’idée implicite et foncièrement raciste selon laquelle les peuples de la région sont incapables de s’autogérer et finiront par se déchirer sauvagement s’ils sont livrés à leur sort. Il s’interroge, par exemple, sur la capacité des États dans lesquels a eu lieu le Printemps arabe à faire face aux « exigences de la démocratie ». Ainsi, le droit des peuples de la région à l’indépendance n’est tout simplement pas pris en compte par Robert D. Kaplan.

Son article repose sur le postulat totalement absurde que l’impérialisme n’a pas été un facteur déterminant dans l’évolution du Moyen-Orient et de l’Afrique du Nord. Robert D. Kaplan déplore, par exemple, « l’effondrement de l’Irak qui a succédé au renversement de Saddam Hussein », comme si cet événement avait eu lieu sans raison, plutôt qu’en lien direct avec la politique désastreuse d’invasion et d’occupation de l’Irak menée par les États-Unis.

Donnant plutôt l’impression d’un journaliste médiocre à la solde du Parti républicain que d’un observateur objectif, M. Kaplan reproche à Barak Obama d’avoir privilégié une approche non interventionniste au Moyen-Orient et en Afrique du Nord. Et pourtant, dans plusieurs situations, c’est l’attitude franchement interventionniste de l’administration de Barack Obama qui est en partie responsable de la situation chaotique que déplore M. Kaplan. Il regrette, par exemple, que le renversement du gouvernement Kaddhafi soit à l’origine de la situation actuelle de la Libye alors qu’elle découle en réalité du bombardement du pays par l’administration Obama et ses alliés en 2011.

La Syrie est un cas similaire. Une semaine avant la publication de l’article de Robert D. Kaplan, le groupe américain conservateur Judicial Watch publiait des documents, issus de l’Agence de renseignement de la défense américaine, demeurés jusque-là secret défense. Ces documents montrent que l’administration Obama, dans le but d’affaiblir le gouvernement syrien, soutenait activement la création d’un État islamique en Syrie ou, en tout cas, savait que ses alliés en Turquie et dans le Golfe s’en chargeaient, et n’a rien fait pour les en empêcher. Ainsi, l’approche de l’administration Obama en Syrie ne peut pas être qualifiée de « non interventionniste », tant s’en faut. Elle n’est certainement pas destinée à créer les conditions favorables que Robert D. Kaplan souhaiterait voir se mettre en place dans la région, nul besoin d’être un partisan farouche du gouvernement syrien pour s’en rendre compte.

Robert D. Kaplan a beau afficher sans grande conviction ses préoccupations concernant la liberté et la sécurité des populations du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, son argument ne tient pas puisqu’il répète à l’envi que ce qui compte pour lui se limite à ce que « souhaite l’Amérique », à déterminer les pays qui sont « pro-américains » et à éliminer les obstacles qui entravent « l’affirmation de la puissance américaine ». Il prétend, par exemple, que les États-Unis devraient « renforcer » leur soutien déjà massif au régime militaire installé en Égypte par un coup d’Etat, car il considère que cela pourrait être salutaire pour les États-Unis et Israël. D’après le raisonnement de Robert D. Kaplan, il ne semble pas que les nombreuses condamnations à mort qui ont lieu en Egypte constituent des violations à la liberté et à la sécurité des citoyens.

De plus, Robert D. Kaplan fait tout son possible pour encourager l’administration d’Obama à renforcer son soutien à l’Arabie saoudite dans le but d’affaiblir son rival iranien. Dans cette optique, son article passe sous silence les malversations saoudiennes. Il décrit l’Iran à la fois comme « une grande civilisation d’une autre époque » et une nation « impitoyable et radicalisée », alors qu’il considère « le chemin parcouru par la monarchie saoudienne depuis des décennies comme une évolution remarquable, si l’on considère la profonde mutation sociale qu’a connue le pays à l’intérieur de ses frontières et la situation de troubles en matière de sécurité qui domine à l’extérieur de ses frontières ». Malgré les décapitations fréquentes dans ce pays, le gouvernement saoudien n’apparaît pas impitoyable aux yeux de M. Kaplan et son alliance de longue date avec les États-Unis, en vue de répandre un djihadisme d’extrême droite à l’échelle internationale, est la preuve évidente d’une politique étrangère remarquable.

M. Kaplan prétend s’intéresser à la situation humanitaire dans la région. Et pourtant il préconise un soutien solide envers le gouvernement saoudien qui mène, depuis mars, une campagne de bombardements à l’encontre du Yémen au sein d’une coalition. Cette intervention qui bénéficie du soutien décisif des États-Unis a eu des répercussions négatives sur la situation humanitaire. En avril, la force aérienne saoudienne a bombardé un site à Saada qui contenait les approvisionnements humanitaires d’Oxfam alors que l’ONG déclare avoir fourni à la coalition des « informations détaillées » sur l’emplacement des installations.

D’autre part, l’agence Reuters rapporte que la « situation humanitaire désastreuse du Yémen [...] s’est encore aggravée » en raison des combats et du blocus naval mis en place par la coalition. Le 8 mai, la coalition a violé le droit humanitaire international en prenant pour cible militaire la totalité du gouvernorat de Saada. Selon l’ONG Médecins sans frontières, à la suite de l’opération menée par l’Arabie saoudite, « tous les aéroports [du Yémen] ont été détruits par les frappes aériennes de la coalition, ce qui pourrait entraîner une catastrophe humanitaire encore plus désastreuse que la situation à laquelle nous sommes actuellement confrontés ». On ne dira jamais assez que ces crimes sont le fruit d’atrocités commises par l’Arabie saoudite mais également d’un impérialisme américain affirmé. Pendant ce temps, M. Kaplan exprime sa soi-disant inquiétude sur la question humanitaire en plaidant en faveur d’une alliance encore plus puissante entre les Etats-Unis et l’Arabie saoudite, ce qui fragilise actuellement les conditions humanitaires de la région.

Les exemples de l’Égypte, de l’Irak, de la Libye, de la Syrie et du Yémen, entre autres, montrent que l’impérialisme occidental ne doit pas être considéré comme une solution à la violence chaotique qui enflamme le Moyen-Orient et l’Afrique du Nord, mais comme l’une des causes principales à l’origine du problème. Il est peu probable que Robert D. Kaplan soit sincère lorsqu’il affirme à tort, comme je viens de le démontrer, que les classes dirigeantes des États-Unis et de leurs alliés servent les intérêts des nombreux habitants de la région. Reprocher à Robert D. Kaplan de faire preuve de stupidité, plutôt que de malveillance, serait une vision bien trop indulgente. On ne devient pas auteur à succès et on n’intègre pas des groupes de réflexion ou le département de la défense américain sans un minimum de jugeote. En revanche, ceux qui sont prêts à faire la propagande du système de répression violent et forcément raciste que constitue l’impérialisme sont de parfaits candidats pour intégrer les hautes sphères du pouvoir.
 

Gregory Shupak est un auteur militant qui enseigne l’étude des médias à l’université de Guelph au Canada.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : une militante anti-guerre arbore une pancarte derrière le secrétaire d’Etat John Kerry alors qu’il témoigne en faveur d’une autorisation du congrès pour permettre le recours à la force militaire contre l’Etat islamique, le 9 décembre 2014 (AFP).

Traduction de l’anglais (original) par Julie Ghibaudo.

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