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Le soulèvement populaire algérien et le monde : l’histoire d’un malentendu

Depuis le 22 février, le soulèvement populaire algérien – massif, pacifique et déterminé – séduit les populations du monde et désarçonne les gouvernements, à commencer par le gouvernement français
Emmanuel Macron prend un bain de foule lors de sa première visite officielle en Algérie, le 6 décembre 2017 (AFP)

De semaine en semaine, et malgré les fausses concessions du pouvoir algérien qui ne se préoccupe que de sa propre survie, la contestation populaire gagne du terrain. Tandis que les Algériens communient toujours plus nombreux, plus imaginatifs et plus résolus, le cercle des dirigeants se rétrécit et se retrouve tétanisé, incapable de répondre quoi que ce soit d’intelligible. 

Dire que la mobilisation algérienne nous a surpris n’est pas suffisant. Dans son Essai sur la révolution (1963), Hannah Arendt nous rappelle cette tendance souvent oubliée : « La révolution éclate et elle libère, en quelque sorte, les révolutionnaires professionnels d’où qu’ils se trouvent – de la prison ou de la brasserie ou de la Bibliothèque nationale. » 

Les millions d’Algériens qui résistent courageusement et joyeusement ont aussi « ré-algérianisé » une bonne partie de la diaspora

Le mouvement algérien a précisément libéré une opposition et des élites qui en avaient bien besoin. Aussi incongru que cela puisse paraître, les millions d’Algériens qui résistent courageusement et joyeusement ont aussi « ré-algérianisé » une bonne partie de la diaspora, qui a toutes les raisons d’être fière des marcheuses et des marcheurs et toutes les raisons d’avoir honte de la cryptocratie gérontocratique, mafieuse et monarchique qui s’agglutine à l’État. 

Le pouvoir algérien a constamment voulu s’autonomiser du peuple qu’il est censé gouverner. En cela, il n’est qu’une monstrueuse incarnation du rêve indicible de nombreux responsables politiques à travers le monde. 

Lorsqu’il fait appel à des diplomates comme Ramtane Lamamra et Lakhdar Brahimi pour « désamorcer » une crise politique, il poursuit en réalité son entreprise d’autonomisation vis-à-vis du peuple algérien : à défaut de le séduire – et il ne peut séduire un peuple qui ne souhaite rien d’autre qu’un changement de régime qui ne soit pas organisé par le régime lui-même en toute illégalité –, il a décidé de séduire les gouvernements étrangers. 

Ramtane Lamamra, nouveau vice-Premier ministre algérien et ministre des Affaires étrangères (AFP)

Dans les salons parisiens, il est de bon ton de répéter que Lakhdar Brahimi est un homme respectable dont le curriculum vitae onusien devrait forcer l’admiration. Il ne jouit pas de cette aura dans son propre pays, et pour cause : il ne doit sa carrière internationale qu’à sa participation au régime algérien qu’il est revenu sauver et il ne connaît tout simplement pas l’Algérie. 

Les Algériens ne sont pas en guerre et n’ont besoin d’aucune médiation internationale (à moins de considérer que le pouvoir algérien est en train de leur déclarer la guerre). Leur soif de politique ne peut en aucun cas être satisfaite par des diplomates dont l’unique fonction est de rassurer les gouvernements étrangers, et en particulier le gouvernement français. 

Quand l’intimité rend aveugle

La France n’a pas tenu la promesse exprimée par son Premier ministre : ni indifférence, ni ingérence. Lorsque l’on salue les annonces surréalistes du pouvoir algérien du 11 mars avec une célérité déconcertante (annonces qui incluent la prolongation anticonstitutionnelle du mandat du président), on est à la fois dans l’ingérence – au profit du pouvoir en place – et dans l’indifférence – à l’égard des Algériens qui disent non. 

L’attitude française est d’autant plus regrettable qu’elle est perçue comme un signe de mépris : seule une absence d’empathie et de bienveillance peut pousser à inviter les Algériens à accepter une folie qui serait inenvisageable partout ailleurs. La position de la France, que l’on aurait voulu prudente (ne rien saluer à la place des premiers concernés), n’a fait qu’exacerber un ressentiment déjà présent en Algérie. 

La position de la France, que l’on aurait voulu prudente n’a fait qu’exacerber un ressentiment déjà présent en Algérie

Si des analystes de l’autre côté de l’Atlantique (Middle East Institute) comprennent dès le 11 mars que les annonces attribuées au président algérien ne sont qu’une reformulation des précédentes et qu’elles ne peuvent convaincre les Algériens, comment ne pas s’attrister de l’adhésion rapide – et donc, pour beaucoup, suspecte – de Paris ?

Balayons tout de suite les arguments dits « réalistes » des partisans de la sacro-sainte « stabilité ». « Réalisme » et « stabilité », faut-il le rappeler, qui ont été largement négligés en Libye, en Syrie ou encore au Venezuela, où Paris a systématiquement et promptement choisi un camp contre un autre. En Algérie, le calcul est tout simplement mauvais. 

Prenons la question de l’émigration, l’un des principaux sujets d’inquiétude pour Paris comme l’indiquent les restrictions en termes de visas. Qui fait fuir les jeunes Algériens aujourd’hui ? Le pouvoir en place. Qu’est-ce qui leur donne envie de rester ? L’actuelle contestation. 

Une centaines d’Algériens et de Tunisiens se rassemblent samedi 9 mars devant le théâtre de l’avenue Bourguiba, à Tunis (AFP)

Prenons la question de la sécurité. Peut-on envisager une quelconque sécurité sur le dos de millions d’individus politiquement et économiquement frustrés ? Non. Seul un manque d’imagination comparable à celui du pouvoir algérien peut expliquer ces erreurs d’appréciation. 

Ces erreurs d’appréciation ne sont hélas pas l’apanage du gouvernement français. Les « experts », les « spécialistes », l’opposition ont ânonné les mêmes sottises : Abdelaziz Bouteflika ne serait pas la cible des manifestants, les annonces du pouvoir algérien seraient une « victoire », la transition serait en marche (sic) … C’est à se demander si l’intimité franco-algérienne n’est pas un obstacle à l’analyse sérieuse.

Les Algériens et le reste du monde : dédain des États, soutien des peuples

Les Algériens peuvent heureusement compter sur la solidarité des peuples. En France, en Tunisie, au Maroc et ailleurs, les encouragements n’ont pas manqué. On parle souvent de « raison d’État », mais il existe parfois une rationalité populaire qui a le mérite de faire oublier l’absurdité des gouvernements.

L’absence de main tendue des gouvernements n’est pas une mauvaise chose. D’ailleurs, le soutien apporté par Washington aux manifestations a rencontré un accueil glacial. Les ingérences sont la pire chose qui peut arriver à un soulèvement populaire : elles le polluent. 

Le soulèvement populaire syrien a été précisément pollué par l’intervention cynique des pays qui avaient des comptes à régler avec le pouvoir syrien. Les Algériens ont de bonnes raisons de craindre toute intervention extérieure. Et le caractère pacifique de la lutte des Algériens est un rempart contre la tentation de l’internationalisation. 

La position russe est, quant à elle, plutôt rassurante. Tandis que la Russie et l’Algérie sont liées par un partenariat stratégique et alors que l’Algérie est le troisième client de la Russie dans le domaine de l’armement, la diplomatie russe s’est contentée de considérer ce qui se passe en Algérie comme une « affaire intérieure »

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Adlene Mohammedi
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Quand on connaît le scepticisme russe s’agissant des soulèvements populaires et la méfiance extrême quant aux risques d’ingérence et d’instabilité, cette retenue agace probablement les dirigeants algériens. Le « vice-Premier ministre » algérien Ramtane Lamamra est justement attendu à Moscou ce mardi.

L’inquiétude des dirigeants arabes s’explique en grande partie par la peur d’une « contagion ». L’un des pires exemples, de ce point de vue, est le président égyptien Sissi. Vu d’Algérie, son cas est doublement important. D’un côté, il représente tout ce que les Algériens doivent méthodiquement éviter. De l’autre, il incarne un autoritarisme et une tentation de présidence à vie que les Égyptiens, comme les Algériens, ont d’excellentes raisons d’abhorrer. 

Alger était surnommée « La Mecque des révolutionnaires » dans les années 1960 et 1970. Ceux qui en ont fait une vitrine internationale à cette époque ont tout fait pour étouffer le moindre esprit révolutionnaire algérien. Aujourd’hui, Alger peut enfin laisser faire ses propres révolutionnaires anonymes.

Adlene Mohammedi est docteur en géopolitique et notamment spécialiste de la politique arabe de la Russie postsoviétique. Il dirige le centre d’études stratégiques AESMA, ainsi qu’Araprism, association et site dédiés au monde arabe
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