Les ambiguïtés occidentales face à l’offensive d’Idleb
Depuis l’automne 2016, les états-majors des puissances de l’OTAN – en particulier au sein du Pentagone –, ont accepté le fait que l’intervention de la Russie sur le théâtre de guerre syrien a permis de sauver le gouvernement Assad, et donc de faire échec à la vaste opération clandestine menée jusqu’alors par la CIA et ses alliés pour tenter de le renverser.
En d’autres termes, du lancement de l’opération Inherent Resolve en août 2014 jusqu’aux derniers mois de la présidence Obama, le Pentagone et ses partenaires se sont « le plus souvent » abstenus de cibler le Front al-Nosra – réputé être la branche d’al-Qaïda au Levant, et aujourd’hui rebaptisé Hayat Tahrir al-Cham.
Le 10 novembre 2016, le Washington Post a en effet révélé qu’en Syrie, « le président Obama [venait d’ordonner] au Pentagone de détecter et de tuer les leaders [d’al-Nosra], que son administration a largement ignorés jusqu’à présent, et qui ont été en pointe dans le combat contre le gouvernement syrien, selon des hauts responsables américains. »
D’après le Post, « cette décision montre à quel point Obama a mis la priorité sur le contreterrorisme en Syrie au détriment des tentatives de forcer le président Bachar al-Assad à quitter le pouvoir, sachant qu’al-Nosra fait partie des milices les plus efficaces contre le gouvernement syrien. »
Cet article, qui n’a eu aucun écho dans la presse francophone, est pourtant d’une grande importance. En effet, on en déduit que la Maison-Blanche a fini par admettre qu’elle avait jusqu’alors considéré al-Nosra comme un moyen de pression contre les forces d’Assad et leurs alliés – une réalité dérangeante que cet article du Post souligne explicitement.
« Les hauts responsables qui ont soutenu ce revirement ont affirmé que l’administration Obama ne pouvait plus tolérer ce que certains d’entre eux ont appelé “un pacte avec le diable”, en fonction duquel les États-Unis s’abstiendraient le plus souvent de cibler al-Nosra, ce groupe favorisant la stratégie américaine de pression militaire sur Assad, et jouissant d’une certaine popularité dans les zones contrôlées par la rébellion », peut-on y lire.
Évidemment, cette stratégie consistant à épargner « le plus souvent » al-Nosra ne signifie pas que les États-Unis n’avaient jamais ciblé ce groupe jusqu’alors. En effet, comme l’a écrit le spécialiste Charles Lister à l’auteur de ces lignes, « plus de 53 frappes de drones américaines contre des cibles d’al-Nosra à Idleb et Alep [ont été recensées] entre septembre 2014 et février 2017 – après que la Russie eut fermé l’espace aérien [de cette région] aux États-Unis. […] La majorité de ces frappes furent menées par la CIA ».
Néanmoins, contrairement à ce qu’affirmait alors Charles Lister, 53 frappes ne constituent pas une « campagne intensive » d’assassinats ciblés, d’autant plus qu’un certain nombre d’entre elles visaient le groupe Khorasan – une cellule terroriste planifiant des attentats contre l’Occident, que les militaires américains cherchaient explicitement à distinguer d’al-Nosra.
Au final, lorsque l’on compare ces 53 frappes aux milliers de bombardements menés par le Pentagone et ses alliés contre Daech à Raqqa et à Mossoul, l’on peut facilement comprendre qu’al-Nosra ne constituait pas une cible prioritaire pour les États-Unis et leurs alliés, du moins jusqu’à l’automne 2016. Qu’en est-il à présent, dans le contexte de la tentative de reconquête d’Idleb par Damas et Moscou ?
La franchise du chef d’état-major français sur l’offensive d’Idleb
Alors que les diplomates occidentaux expriment régulièrement leur préoccupation face aux conséquences meurtrières de l’offensive russo-syrienne à Idleb, différents éléments nous indiquent une approbation tacite de cette campagne au sein des directions militaires occidentales.
L’offensive russo-syrienne à Idleb était explicitement souhaitée par l’État français à cette époque – en contradiction totale avec les condamnations récurrentes du Quai d’Orsay face aux exactions des troupes syriennes et de leurs alliés
Rappelons d’abord cette déclaration marquante du chef d’état-major des armées françaises François Lecointre, prononcée en juillet 2018 devant la commission de la Défense de l’Assemblée nationale : « Idleb […] est l’abcès de fixation qui est soigneusement organisé depuis deux ans. Chaque fois que le régime de Bachar al-Assad, appuyé par les Russes, parvient à résorber une poche, il le fait en permettant l’évacuation et le regroupement des mouvements terroristes les plus durs dans cette poche d’Idleb. »
Le général Lecointre a ensuite concédé, avec une franchise surprenante, que « cette poche [d’Idleb] devient problématique dès lors qu’elle peut être le lieu de la reconstitution d’une base à partir de laquelle ces mouvements terroristes n’auront d’autre souci que d’organiser des actions en Europe et en France en particulier ». Et d’ajouter : « C’est pour cette raison qu’il est souhaitable que cette poche soit résorbée. »
En d’autres termes, l’offensive russo-syrienne à Idleb était explicitement souhaitée par l’État français à cette époque – en contradiction totale avec les condamnations récurrentes du Quai d’Orsay face aux exactions des troupes syriennes et de leurs alliés.
Durant cette audition, le général Lecointre avait même souligné que l’Élysée et son état-major étaient très attentifs vis-à-vis des moyens qui allaient être employés par les Russes et les Syriens pour reconquérir Idleb. D’après lui, cette offensive devait « forcément [faire] l’objet d’un accord tripartite incluant la Turquie, limitrophe de la poche d’Idleb, la Russie et le régime syrien ».
Comme l’a prédit l’expert de la Syrie Frédéric Pichon en août 2018, « les Américains vont laisser faire [cette offensive russo-syrienne à Idleb] et les Français [regarderont] cela en jouant sur l’émotion ».
Été 2019 : quand le Pentagone aide ses ennemis russes et syriens
Du côté américain, rappelons utilement que le responsable de la coalition anti-Daech, Brett McGurk, a déclaré en juillet 2017 que « la province d’Idleb [était devenue] le plus vaste refuge d’al-Qaïda depuis le 11 septembre », regroupant aujourd’hui jusqu’à 25 000 combattants affiliés à l’ex-Front al-Nosra. Il a reconnu alors que cette poche était devenue un « énorme problème », tout comme le général Lecointre un an plus tard.
Tandis que des frappes sporadiques ont ciblé des cadres de cette organisation depuis 2014, tuant notamment Muhsin al-Fadhli, David Drugeon et Abou Firas al-Souri, il semblerait qu’un cap ait été franchi depuis peu.
En effet, le 31 août dernier, une frappe aérienne revendiquée par le Pentagone aurait tué plus de 50 personnes, dont plusieurs leaders liés à l’ex-Front al-Nosra, dans la région d’Idleb. Selon l’AFP, il s’agirait de la seconde opération des États-Unis menée dans le nord-ouest de la Syrie depuis deux ans – la précédente attaque ayant ciblé le groupe Hourras al-Din dans la province d’Alep en juin dernier.
Ce bombardement du 31 août pourrait aussi être « l’un des plus meurtriers infligés aux djihadistes dans une seule attaque » sur le territoire syrien, selon L’Express.
D’après le CENTCOM, le Pentagone aurait frappé des « leaders d’al-Qaïda en Syrie (AQ-S) [qui seraient] “responsables d’attaques menaçant des citoyens américains, nos partenaires et des civils innocents […] ». Le commandement central des opérations militaires américaines au Moyen-Orient précise : « La destruction [de cette base d’al-Qaïda] dégradera davantage ses capacités à mener des attaques et à déstabiliser la région ».
En clair, cette opération pourrait favoriser la campagne russo-syrienne de reconquête d’Idleb, alors que Moscou et Damas ont décrété un cessez-le-feu dans le dans le but manifeste de « consolider leurs gains territoriaux et de préparer la prochaine phase de leur offensive », selon l’expert Sam Heller.
Dans ce contexte, les critiques de Moscou vis-à-vis de cette opération américaine semblent aussi peu sincères que les condamnations des puissances occidentales à l’égard de la campagne d’Idleb.
De la passivité complice aux assassinats ciblés
En Occident, l’on occulte cette réalité stratégique, qui vient de basculer d’une passivité complice à une implication directe du Pentagone dans l’offensive d’Idleb. En d’autres termes, le fait que les puissances occidentales souhaitent que la poche d’Idleb soit résorbée est une évidence, mais aussi une vérité refoulée.
Lorsqu’il est question de vaincre une milice islamiste en zone urbaine, les civils continueront d’en payer le prix
Dans ce contexte, de nombreuses voix oublient la présence massive d’al-Qaïda dans cette région et dénoncent uniquement la brutalité de l’opération de reconquête russo-syrienne – certes à juste titre.
En effet, comme le spécialiste de la Syrie Fabrice Balanche l’a récemment expliqué, la stratégie de Moscou et de Damas consiste à « pousser les civils à fuir vers la frontière turque, isolant ainsi les combattants rebelles dans le sud [de la province d’Idleb] », et vise à « empêcher la vie normale dans les zones rebelles ». Fabrice Balanche rappelle dans cette optique les écrits de l’ancien officier français David Galula, selon qui « les civils finissent par rejeter une insurrection lorsqu’elle est incapable de les protéger, et Assad s’est manifestement appuyé sur ce principe depuis des années. »
Il s’agit de la dure réalité du terrain, que les puissances occidentales ont fini par accepter pour des motifs antiterroristes. Un revirement qui se traduit, depuis l’automne 2016, par des assassinats ciblés d’importants leaders de l’ex-Front al-Nosra, alors que Washington et ses alliés condamnent officiellement les opérations de reconquête de l’ensemble du territoire syrien par Moscou et Damas.
À l’aune des récentes frappes américaines contre des leaders d’al-Qaïda en Syrie – qui laissent envisager une escalade dans cette campagne d’assassinats ciblés –, celles et ceux qui dénoncent l’offensive de Moscou et de Damas dans la province d’Idleb pourraient désormais devoir inclure les États-Unis parmi les forces qui soutiennent cette opération.
Vu la passivité de leurs alliés, voire l’approbation initiale du chef d’état-major français vis-à-vis de l’offensive d’Idleb, il est en tous cas certain qu’aucune des puissances occidentales ayant soutenu les milices islamistes anti-Assad à partir de 2012 ne s’opposera militairement à la reconquête de cette province par les forces loyalistes – comme l’avait prédit Frédéric Pichon l’année dernière.
Il serait d’ailleurs intéressant de connaître les modalités de « coopération et de coordination » franco-russes sur la question du terrorisme en Syrie, récemment évoquées par Sergueï Lavrov à l’issue de sa rencontre avec son homologue Jean-Yves Le Drian et la ministre des Armées Florence Parly.
Dans tous les cas, lorsqu’il est question de vaincre une milice islamiste en zone urbaine, les civils continueront d’en payer le prix, comme on a pu l’observer à Alep, à Raqqa, à Mossoul ou dans la Ghouta orientale.
- Maxime Chaix est essayiste, traducteur et journaliste spécialisé dans les domaines du renseignement, des opérations clandestines, du terrorisme islamique et de la politique étrangère américaine. Il est l’auteur du livre La Guerre de l’ombre en Syrie, paru en mars 2019 aux éditions Erick Bonnier. En 2015, il a lancé son propre site afin de regrouper ses différents travaux. Depuis 2014, il a notamment écrit pour Middle East Eye, Paris Match, GlobalGeoNews.com, Le Devoir et le Club de Mediapart. Il est titulaire d’un Master 2 « Histoire, théorie et pratique des droits de l’Homme ».
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