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« Les Américains sont pour la torture et ils en sont fiers »

Selon un récent sondage de Reuters, près de deux tiers des Américains pensent que le recours à la torture sur les personnes soupçonnées de terrorisme est légitime

En pleine campagne électorale, Donald Trump a fait la promesse répétée de violer la Convention de Genève en réintroduisant l’usage de la torture contre les combattants ennemis. « Daech coupe des têtes et noie des gens dans des cages en acier, et nous, on va tout juste faire des simulations de noyade sur quelques terroristes », a déclaré Donald Trump lors d’un récent débat des primaires républicaines.

Les Américains, qui ont subi la honte, l’humiliation et la condamnation internationale à cause du programme de torture de George Bush et Dick Cheney, étaient outrés. Les médias sociaux se sont enflammés d’une colère légitime, si bien que « Convention de Genève » est devenu le sujet le plus en vogue sur Twitter.

Cependant, l’indignation en réaction à la décadence morale de Donald Trump semble surévaluée. Il s’avère que les Américains sont tout à fait à l’aise avec la torture. Selon un récent sondage de Reuters, près de deux tiers des Américains pensent que le recours à la torture contre des personnes soupçonnées de terrorisme est légitime.

Au diable les Lumières et leur laïcité. Les Américains sont pour la torture et ils en sont fiers.

Le penchant américain pour la torture rappelle plutôt les pays assaillis par la guerre civile et le chaos social, à l’instar du Nigéria et du Kenya, que les pays qui se vantent de leur libéralisme démocratique laïque.

En termes d’orientation politique, on peut affirmer que tandis qu’une majorité d’électeurs démocrates sont pour la torture, les républicains sont presque ivres de torture, 82 % d’entre eux étant partisans du recours à la torture pour extorquer des informations.

Sur le fond, on peut également dire que l’usage de la torture a autant la cote chez les électeurs républicains que chez ceux qui hissent le drapeau noir de l’État islamique. Si cela n’est pas une preuve éloquente du mythe du progrès humain, alors je ne sais qu’en dire.

« On a affaire à des gens qui ne suivent aucune règle. Et je ne vois pas pourquoi on se lierait les mains en écartant des options comme la simulation de noyade », a affirmé à Reuters Jo Ann Tieken, une femme de 71 ans partisane de Donald Trump.

Manifestement, ses opinions reflètent celles d’une majorité d’Américains, ce qui est à la fois tragique et pervers.

Commençons par le commencement : la torture ne fonctionne pas. « Les psychologues savaient que le monde de la recherche comportementale était largement d’accord pour affirmer l’inefficacité de la torture », écrit James Risen au sujet du programme de torture de George Bush et Dick Cheney et de la complicité de l’Association américaine de psychologie dans son ouvrage Pay Any Price. « Et pourtant, ils ne se sont pas plaints. Pire, ils ont coopéré, et ils ont gentiment modifié leur code d’éthique déontologique pour permettre la poursuite de la torture. En retour, les psychologues ont été abreuvés d’argent et d’avantages de la part du gouvernement. »

Mais il y a pire : la torture est un acte qui prend ses racines dans une brutalité malavisée, encouragée par un désir de revanche et un sentiment d’humiliation. Lorsque fut rendue publique l’enquête du sénat américain sur le programme de torture de la CIA, il fut écrit dans la présente rubrique que l’ambivalence de la nation vis-à-vis du rapport du sénat était en elle-même le reflet de l’humiliation collective dont les Américains ont souffert le 11 septembre 2001.

« L’histoire nous a appris que l’humiliation collective peut être génératrice de comportements agressifs de diverses natures – comme cela a pu être le cas avec Oussama ben Laden et al-Qaïda », écrit le psychiatre très applaudi Robert Jay Lifton.

Robert Jay Lifton établit un parallèle entre la vision apocalyptique des États-Unis et celle des terroristes islamistes. « En particulier, nous vivons actuellement ce qui pourrait être qualifié de confrontation apocalyptique entre d’un côté les forces islamistes, qui ont une forme d’utopie manifeste dans leur volonté de tuer et de mourir pour leur religion, et de l’autre les forces américaines qui se prétendent modérées et raisonnables et qui ne sont pas moins utopistes dans leur idéal de guerre purificatrice et de puissance militaire, écrit-il. Les deux camps représentent les visions énergisées d’un idéalisme intense : tous deux se voient embarqués dans une mission de combat contre le mal afin de rénover le monde après l’avoir mené vers la rédemption, et ils sont tous deux prêts à déchaîner des niveaux de violence inouïs afin d’atteindre cet objectif. »

Clairement, ce sondage troublant sur l’adhésion à la torture montre une nouvelle fois le visage d’une Amérique qui se trouve à la limite de la moralité. Revêt-elle l’apparence de ceux qui se tournent vers les ténèbres pour lui faire du mal, ou bien reste-t-elle fidèle aux valeurs démocratiques américaines, celles d’un pays qui adhère au droit international et aux droits de l’homme ?

Si la guerre contre le terrorisme n’est pas une lutte opposant les valeurs qui « nous » sont chères à celles qu’« ils » dénoncent, alors nous devenons un homme aveugle se cognant contre un miroir. « Au début de chaque guerre … on se hâte de donner à notre ennemi le visage du démon, a affirmé le psychologue Rollo May. Ensuite, puisque c’est le démon que nous combattons, cela nous autorise à nous mettre sur le pied de guerre sans nous poser toutes les questions spirituelles et pénibles que la guerre soulève. On n’est plus obligé de faire face au constat que ceux que l’on assassine sont des personnes comme nous. »

Le sénateur républicain de l’Arizona John McCain s’est retrouvé dans la position du torturé quand il était prisonnier au Nord Viêt Nam. Lors d’une déclaration publique au sénat américain, John McCain s’est montré clair sur le fait que la torture allait contre les valeurs américaines : « J’ai souvent dit, et je continuerai toujours d’affirmer, que cette question n’a pas de rapport avec nos ennemis, mais avec nous-mêmes. Il s’agit de notre identité passée, présente et de celle que nous souhaitons pour l’avenir. Il s’agit de notre façon de nous représenter par rapport au monde. »

John McCain a aussi rappelé aux Américains que la torture ne permettait pas d’obtenir d’informations concrètes et utiles, quoi qu’en disent les plus bellicistes. « Ce qui pourrait se révéler surprenant, et pas seulement pour nos ennemis, mais pour beaucoup d’Américains, c’est le peu d’utilité de ces pratiques dans l’obtention de nos résultats, aussi bien quand il s’est agi de traîner les coupables du 11 septembre devant la justice que pour déceler et empêcher les attaques terroristes actuelles et à venir », a affirmé John McCain.

On obtient de meilleurs renseignements lorsque l’on a recours à des méthodes d’interrogatoire conventionnelles, et en établissant des relations plus fortes avec nos partenaires internationaux. Lorsque l’Amérique promeut l’usage de la torture ou qu’elle y a elle-même recours, elle s’isole de la communauté internationale et ragaillardit ses ennemis ; encore une fois, ceci permet de mettre en évidence le chemin dangereux que Donald Trump et deux tiers des Américains souhaitent à nouveau emprunter.

- CJ Werleman est l’auteur de Crucifying America (2013), God Hates You. Hate Him Back (2009) et Koran Curious (2011). Il est également l’animateur du podcast « Foreign Object ». Vous pouvez le suivre sur Twitter : @cjwerleman.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : un manifestant pastiche une photo de prisonnier subissant des violences dans la prison irakienne d’Abou Ghraib lors d’une manifestation devant la Maison Blanche à Washington le 26 septembre 2005 (AFP).

Traduction de l’anglais (original) par Mathieu Vigouroux.

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