Les critiques de l’État islamique perpétuent ses idéaux
Les critiques de l’EI sont rarement conscients des similarités entre leur propre rhétorique et celle de l’« État islamique ». Le récent éditorial de Richard Lourie en est un exemple. Dans son analyse schématique et alarmiste, Lourie tire une conclusion familière : une guerre fait rage entre le dénommé Occident et un ambigu, mais menaçant, « monde islamique ».
Le sombre pronostique de Lourie n’a rien de nouveau, et son affirmation selon laquelle le chaos lié à l’EI mène à une « guerre mondiale » est simplement l’écho des propos d’autres personnes, y compris le Pape François. Toutefois, l’article de Lourie met en lumière certains défauts critiques du discours habituel autour de l’État islamique et de la réponse occidentale au terrorisme.
Les hypothèses excessivement simplistes de son article, bien que communes, sont loin d’être bénignes. Son interprétation de l’EI comme étant une crise appartenant exclusivement au « monde islamique » se trouve parmi les plus troublantes déclarations de l’article. Ici, Lourie adopte une vision binaire, dangereuse et infondée, identique à celle de l’EI: il y a un « monde musulman » distinct, séparé et opposé au reste du monde.
Ceci est doublement problématique. D’abord, le terme implique que le monde arabe est une entité monolithique, un front culturel-religieux uni. Ceci est simplement, et profondément, inexact. L’islam, en tant que deuxième plus grande religion du monde (avec plus d’1,5 milliards de fidèles) représente un patchwork de diversité nationale, linguistique, économique et doctrinaire qui rivalise, voire dépasse, celle des autres religions.
Dit simplement, il n’y a pas de monde islamique. Il y a des musulmans – chacun étant un être humain composé d’affiliations émotionnelles, culturelles, relationnelles et intellectuelles complexes. Ils vivent et s’épanouissent –et parfois commettent des crimes – aux quatre coins de la planète. Chaque religion n’est qu’un ensemble abstrait d’idées, diverses à travers le temps siècles et l’espace, jusqu’à ce qu’elle soit animée par des vies humaines. C’est uniquement lorsque les idées définies comme « islamiques » sont personnifiées par des êtres humains que nous pouvons parler des éventuels effets positifs ou négatifs de l’« islam ».
Richard Lourie décrit le phénomène EI comme le « dernier soupir de la vieille dispensation » de l’islam – une autre déclaration vague et infondée. Il sous-entend que l’héritage de l’islam est un passé sombre de misogynie et d’oppression, quand en réalité son histoire est variée, englobant 14 siècles et la plus grande partie de la planète. À son époque, le soit-disant « monde musulman » a constitué une mosaïque de piété et de progrès tout autant que de régression et d’abus. Et il l’est toujours.
En outre, l’expression « monde islamique » est presque exclusivement employée en référence aux attentats terroristes et aux guerres à l’étranger. En raison de cela, elle évoque à l’esprit la plupart du temps des rues poussiéreuses et chaotiques infestées de hors-la-loi basanés et enturbannés. Elle est rarement, voire jamais, utilisée en référence à la majorité modérée qui vie au quotidien en tant que membres productifs et ordinaires de sociétés, de l’Asie du sud-est à la Scandinavie.
Aussi absurde que serait la référence à un « monde chrétien » - rares serait les voix affirmant que les églises coréennes, les congrégations cooptes, les fidèles du Vatican et les théologiens guatémaliens représentent une entité unique -, on lui épargnerait au moins les sous-entendus violents qui accompagnent l’expression « monde musulman ».
Richard Lourie se dit également alarmé par la possibilité que des « zones lourdement musulmanes » en Géorgie et en Chine se transforment en des sources du terrorisme. Ce faisant, il adopte à nouveau au discours de l’EI, acceptant ses prétentions sur ces communautés et sous-entendant que tous les musulmans sont des recrues potentielles de l’EI simplement sur la base de leur identité religieuse. Ils sont une menace uniquement parce qu’ils sont musulmans, indépendamment de toutes conditions politique, culturelle ou économique qu’ils puissent occuper.
Là, Lourie, comme tant d’autre, ne parvient pas à penser en termes d’individus. Il ne discute pas des raisons pouvant motiver des individus à se tourner vers l’EI, mais au contraire les défini en masse comme un élément intrinsèquement suspect et potentiellement violent qui doit être supprimé. Le gouvernement géorgien a commis la même erreur en évoquant sa « menace intérieure » - et a été critiqué pour avoir traité la question comme un problème strictement sécuritaire, sans mentionner la question de la protection des droits des minorités.
Le pire que l’on puisse faire pour les deux « côtés » de ce conflit ? Succomber à ce récit binaire, perpétuant l’association toxique de la colère et de la victimisation. Le récit de l’EI repose sur la supposition que la foi musulmane est hostile à la « civilisation occidentale », et vice versa. Lourie semble entretenir la même croyance, comme beaucoup d’autres qui voient les communautés musulmanes comme intrinsèquement suspectes.
La réponse, en partie, dépend de la transcendance de ce dualisme par les deux « côtés ». Dans le cas de sociétés où les musulmans sont souvent relégués aux marges sociales et économiques, une stratégie holistique d’intégration est nécessaire. Dans des endroits comme la Syrie, une solution politique sera d’une importance capitale pour mettre un terme à la violente répression qui nourrit de nombreux éléments extrémistes, dont l’EI.
Ce dernier, bien que primitif à de nombreux égards, attire un grand nombre d’adeptes en offrant une image de détermination, d’héroïsme et de dignité. Surmonter cette menace demandera un contre-imaginaire. Musulmans et non-musulmans doivent insister sur un discours rendant compte des racines anciennes de la crise actuelle et unissant les forces uniques des parties affectées pour combattre l’extrémisme.
Les raisonnements simplistes empêchent la créativité et perpétuent l’intolérance ; afin d’aller au-delà de la « confrontation » décrite par Lourie, il faut une approche nuancée, contextuelle et équitable.
- Sarah Aziza est une écrivaine et activiste palestino-américaine née à Chicago. Elle a travaillé avec des populations de réfugiés en Algérie, Jordanie, Afrique du Sud et Cisjordanie. Elle a récemment passé un an à Amman en tant que boursière du programme Fulbright à l’UNRWA. Outre ses études de licence à l’Université de New-York, Sarah travaille dans le secteur de l’éducation et du plaidoyer auprès des immigrants et des communautés sans papiers de New York. Son compte twitter est @SarahAziza1.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : le compte Facebook de la chaine de télévision francophone TV5Monde affiche un message de hackers se revendiquant du groupe État islamique le 9 avril 2015 (AFP/TV5 MONDE).
Traduction de l’anglais (original).
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