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Les disparus de la guerre du Liban : une tragédie sans fin

Comment la rediffusion d’un cliché de 1990 par son photographe a permis de clarifier le sort d’un homme dont les proches étaient sans nouvelles depuis 28 ans et déclenché encore une fois le débat sur les disparus de la guerre civile libanaise

C’est l’histoire d’une photo qui relance le débat sur les disparus de la guerre du Liban. Dix-sept mille personnes, dont le sort demeure inconnu 28 ans après la fin de la guerre civile.  

En fouillant ses archives personnelles, le photographe Nabil Ismaïl, qui a couvert les principaux épisodes de la guerre civile libanaise (1975-1990) tombe sur une photo montrant le corps d’un homme gisant près de la portière ouverte d’une voiture.

Après avoir montré le cliché lors d’une émission télévisée fin 2017, le photographe reçoit un appel téléphonique. Son interlocuteur l’informe que la photo a résolu un mystère vieux de 27 ans. La dépouille serait celle d’un gynécologue travaillant à l’Hôtel-Dieu de France, à Beyrouth, porté disparu pendant la guerre et dont le sort n’a jamais été connu.

La republication par Nabil Ismaïl de cette même photo sur sa page Facebook, le 3 octobre 2018, provoque un débat passionné sur les disparus de la guerre du Liban, une plaie béante jamais refermée, près de trois décennies après le retour de la paix.

Une grande tragédie

N’ayant pas pu retrouver le corps des leurs, des milliers de familles n’ont pas fait leur deuil, continuant à espérer voir réapparaître, un jour, un père, un frère, une sœur ou une mère

Il s’agit de l’une des plus grandes tragédies de la guerre civile, qui a fait en quinze ans quelque 150 000 morts, des centaines de milliers de blessés et deux millions de déplacés. Le nombre de disparus est estimé à 17 000 personnes. Des hommes, des femmes et des enfants, dont les familles sont sans nouvelles depuis des décennies.

Beaucoup ont été enlevés par les différentes milices qui se partageaient le contrôle du territoire. D’autres ont été arrêtés par les armées israélienne et syrienne, par les organisations palestiniennes ou par des services de sécurité officiels, et n’ont jamais été revus.

Des miliciens musulmans libanais surveillent un poste de contrôle dans le quartier de Barbir, à l'ouest de Beyrouth, au début de la guerre civile au Liban (AFP)

N’ayant pas pu retrouver le corps des leurs, des milliers de familles n’ont pas fait leur deuil, continuant à espérer voir réapparaître, un jour, un père, un frère, une sœur ou une mère. « Nizam était un partisan du Parti national libéral [un parti chrétien]. Il a disparu en 1980 lors des combats fratricides avec les Forces libanaises [principale milice chrétienne]. Son corps n’a jamais été retrouvé. Nous refusons de le considérer comme mort. Aujourd’hui, il aurait 63 ans », confie Ibtissam, sa sœur.

Des milliers d’hommes ou de femmes, sans nouvelles de leur conjoint, ont ainsi vu les années défiler sans possibilité de pouvoir refaire leur vie. Des enfants n’ont pas pu profiter de l’héritage et des dettes ont continué à être réclamées

La paix revenue, les proches de Nizam ont frappé à toutes les portes pendant des années pour essayer de découvrir une piste, obtenir une information susceptible de faire la lumière sur son sort. C’est le cas de milliers d’autres familles.

Certaines, désespérées, n’ont pas hésité à débourser de petites fortunes, remises à des « intermédiaires » qui prétendaient détenir des informations utiles pouvant mener à la personne disparue. Souvent, ils n’étaient que des arnaqueurs, profitant de la détresse des familles pour leur soutirer de l’argent.

La dimension juridique et légale

Au-delà de la dimension humaine, l’affaire des disparus a posé une multitude de problèmes d’ordre juridique et légal. Le décès n’ayant pas été acté, les questions de statut personnel et d’héritage sont restées en suspens pendant des années, conduisant parfois à des situations inextricables.

Des milliers d’hommes ou de femmes, sans nouvelles de leur conjoint, ont ainsi vu les années défiler sans possibilité de pouvoir refaire leur vie. Des enfants n’ont pas pu profiter de l’héritage et des dettes ont continué à être réclamées.

Une Libanaise se tient à côté d’une affiche montrant les portraits de disparus de la guerre civile, devant la Commission économique et sociale de l’ONU pour l’Asie occidentale à Beyrouth (MEE/Oriol Gall)

L’État libanais, qui a décrété à la fin de la guerre une loi d’amnistie pour tous les crimes commis pendant les années sombres, à l’exception de l’assassinat des hauts dirigeants politiques, a complètement délaissé la question des disparus. Dans les fichiers de l’état civil, 17 000 personnes dont on ne sait rien depuis parfois des décennies sont toujours considérées comme vivantes.

L’État libanais, qui a décrété à la fin de la guerre une loi d’amnistie pour tous les crimes commis pendant les années sombres, à l’exception de l’assassinat des hauts dirigeants politiques, a complètement délaissé la question des disparus

Face au laxisme des autorités officielles, des individus, des ONG et des associations se sont mobilisés pour tenter de faire la lumière sur le sort de ces disparus.  

Le plus célèbre parole-parole des familles de disparus s’appelait Ghazi Aad. Cet homme tétraplégique et malade, au corps affaibli, a déployé pendant plus de quinze ans une immense énergie pour faire entendre, au Liban et à l’étranger, les voix des mères réclamant inlassablement que le sort des leurs soit enfin connu. Mort en novembre 2016 à 59 ans, Ghazi Aad part sans avoir résolu ce problème, malgré quelques avancées ici et là.

Une plateforme pour les disparus

Dans le but de sensibiliser l’opinion publique à cette interminable tragédie, des ONG et des associations ont lancé, en janvier 2016, une plateforme numérique dédiée aux disparus « des » guerres du Liban. Un site web interactif propose de recueillir et de mettre en ligne les histoires de ces personnes, de donner un visage, un nom et une vie à ces victimes inconnues. Appelée « Fushat Amal » (Espace d’espoir) la plateforme affiche un slogan qui en dit long : « Aux milliers de disparus dont le sort demeure inconnu. Nous ne permettrons pas que votre histoire s’arrête là ».

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Réalisé par dix-sept associations, avec le soutien du Comité international de la Croix-Rouge (CICR), et animé par 40 volontaires, ce projet se base sur des interviews avec des familles de disparus dans l’objectif de recueillir, de recouper et de vérifier les informations. Toutes les histoires commencent par une photo, lorsqu’elle est disponible, un court portrait de la victime et quelques lignes sur les circonstances de sa disparition.

Au-delà du travail de mémoire, cette initiative a pour but aussi de proposer des idées concrètes pour faire avancer ce dossier. Ce projet vise à créer une base de données publique sur les personnes disparues, pour relancer le débat sur cette question. L’objectif est de faire pression sur le gouvernement pour le contraindre à rouvrir ce dossier.

Tant qu’elles n’obtiennent pas de réponses, les familles ne pourront pas faire leur deuil, et les Libanais resteront en rupture avec leur mémoire

Quelques mois plus tard, en juillet 2016, le CICR a lancé une nouvelle initiative pour créer une banque d’ADN afin d’aider à identifier les milliers de disparus de la guerre. La collecte des échantillons a commencé et l’organisation internationale a appelé l’État libanais à collaborer au projet. La société civile a aussi réclamé la promulgation d’une loi autorisant la formation d’une commission nationale indépendante pour les victimes de disparitions forcées. Mais son appel est resté lettre morte.

La publication par Nabil Ismaïl de la photo remet sur le tapis la question des disparus, qui avait été reléguée aux oubliettes après la mort de Ghazi Aad. Tant qu’elles n’obtiennent pas de réponses, les familles ne pourront pas faire leur deuil, et les Libanais resteront en rupture avec leur mémoire.  

Paul Khalifeh est un journaliste libanais, correspondant de la presse étrangère et enseignant dans les universités de Beyrouth. Vous pouvez le suivre sur Twitter @khalifehpaul

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : affiche de l’organisation Fushat Amal sur un mur du quartier d’Achrafieh à Beyrouth (MEE/Belen Fernandez).

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