Musée de Beit Beirut : comment le Liban se souviendra-t-il de sa guerre civile ?
BEYROUTH – À Beyrouth, dans un coin du quartier très fréquenté de Sodeco, se trouve un édifice imposant, criblé d’impacts de balles, de style Ottoman. Il s’appelle l’immeuble Barakat, du nom de la famille qui l’a construit en 1924, et a été occupé par diverses milices pendant la guerre civile du Liban (1975-1990).
« À l’époque, les gens s’entretuaient »
- Mona el-Hallak, militante et architecte
Bâti sur la Ligne verte qui, pendant la guerre, séparait les quartiers chrétiens, à l’est de Beyrouth, des quartiers musulmans, à l’ouest, le bâtiment de Barakat était un nid notoire de snipers, du fait de sa position stratégique dans la ville. Les combattants étaient accusés de s’abriter derrière ses murs épais pour tirer sur des civils.
Certains des graffitis ont été laissés intacts, et laissent entrevoir une idée de ce qui a transpiré. « Je veux dire la vérité : je me sens sali dans mon âme », dit l’un d’eux.
Aujourd’hui, après plus d’une décennie de pressions de la part des militants, ce bâtiment de trois étages a été restauré pour abriter un musée de 7 000 mètres carrés consacré à la mémoire de Beyrouth.
Plus de 20 millions de dollars (17 millions d’euros) – chiffre comprenant l’expropriation par la municipalité et les travaux de rénovation – ont été versés pour réhabiliter ce musée, qui aura le nom de « Beit Beirut » (la Maison Beyrouth).
Ici, l’impact visible de la guerre est un hommage à la violence qui a coûté la vie à 150 000 personnes, tandis qu’environ 17 000 autres ont été enlevées ou ont « disparu ».
Au rez-de-chaussée, un bunker datant de 1978 a été transformé en salle de projection, capable d’accueillir 70 personnes. Le mur de ciment brut, d’origine, a été gardé en l’état. La date, 1978, y est gravée dessus, ainsi qu’une croix tracée au-dessus d’une cachette de sniper.
Le premier étage est le plus évocateur de la guerre civile, avec des sacs de sable toujours empilés dans la pièce principale. Les combattants avaient transformé la salle de bains en un deuxième bunker en installant les portes d’origine sur le toit et en renforçant les murs par une couche de 90 centimètres de béton de chaque côté pour les protéger des bombes.
« La ligne de tir est formidable ici », admire l’architecte du musée, Youssef Haidar, en montrant la cavité où se cachaient les tireurs embusqués. « Le regard traverse la salle de séjour, les escaliers, le balcon et ne rencontre aucun obstacle sur encore un kilomètre ».
Même si les quatre ans de travaux de rénovation ont été achevés en 2015, l’édifice reste pratiquement vide. À part une exposition temporaire occasionnelle ou un cocktail privé, on ne trouve dans ce musée ni directeur, ni comité, ni même une équipe d’employés.
« Une équipe de direction aurait dû être nommée au moins un an avant la fin des travaux », déplore Haidar.
Luttes de pouvoir
Ceux qui ont travaillé sur la rénovation du musée n’ont aucune idée précise de la raison pour laquelle le musée n’a pas encore été officiellement ouvert au public. À en croire quelques bulletins d’information, cela s’explique du fait de conflits en interne quant à la façon de présenter la guerre civile libanaise. D’après Andrew Arsan, maître de conférences en histoire du Moyen-Orient moderne à l’Université de Cambridge, les écoles libanaises n’enseignent même pas l’histoire du pays avant son indépendance, en 1943.
« Il y a quelques années, « un comité a été créé pour concevoir des manuels d’histoire post-1943, mais ce fut un fiasco. Le désaccord portait particulièrement sur la façon de présenter l’histoire des deux guerres civiles – celle de 1958 et celle de 1975-1990 », explique Arsan.
« Quand la guerre civile s’est terminée, nous avons repris notre vie normale aussi vite que possible et maintenant, vingt ans plus tard, notre communauté fonctionne mal. Personne n’a présenté d’excuses, et cela a créé un manque de respect », explique l’artiste Zena el-Khalil, dont l’exposition la « Catastrophe sacrée : guérison du Liban » est restée ouverte au public jusqu’au 27 octobre, au musée Beit Beirut.
L’exposition a mis l’accent sur l’importance du pardon lors d’événements comme ceux qui se sont déroulés pendant la guerre civile : entre autres, la torture de prisonniers à la prison de Khiam au Liban-Sud, jusqu’au conflit de 2008, qui a amené le pays au bord d’une nouvelle guerre civile.
L’exposition a présenté une variété de peintures, photographies et installations artistiques et sonores, dont 17 000 poutres de bois vert pour rappeler le nombre de citoyens libanais qui ont disparu pendant la guerre civile. L’exposition terminée, Beit Beirut a encore refermé ses portes.
Pour l’artiste, le fait même de monter cette exposition était en soi une gageure et, à l’expérience, ce fut un processus compliqué.
Comme il n’existe pas de procédure officielle pour présenter une candidature, el-Khalil a dû s’adresser individuellement au maire, au gouverneur et à la municipalité. L’installation de l’exposition fut un « cauchemar logistique », se souvient-elle. « Lors de la soirée du vernissage, j’ai été obligée d’apporter mon propre générateur et système de climatisation.
« La guerre est toujours contestée et non résolue »
- Mona el-Hallak, militante et architecte
Selon Haidar, Beit Beirut ne fonctionne pas encore comme le devrait un musée digne de ce nom, à cause d’une mauvaise organisation bureaucratique.
« Je crois que cela tient à la guerre entre la municipalité et le bureau du gouverneur qui aura autorité sur la gestion du lieu », déplore-t-il.
En plus des luttes de pouvoir actuelles, les partis politiques libanais sont, depuis la guerre civile, restés tels quels pour la plupart, compliquant une situation qui l’est déjà beaucoup.
Mathilda el-Khoury, membre du conseil municipal responsable du portefeuille culturel de la ville, dément cela et soutient qu’il faut tout simplement beaucoup de temps pour établir le cadre juridique de Beit Beirut.
« Tout le monde s’accorde sur la fonction du musée. Ce sera un espace culturel présentant diverses activités », explique-t-elle. « Les gens ne se rendent pas compte de tout le temps nécessaire à l’établissement d’un cadre juridique. Différentes options ont été étudiées : faire de Beit Beirut soit une fondation, soit une association, soit une entité publique. Cela prend des mois, mais on a avancé et la structure est actuellement finalisée ». Aucune date officielle d’ouverture n’était encore fixée au moment de la publication.
El-Khoury indique qu’un directeur à plein temps sera finalement nommé, ainsi que des conservateurs et un service de communication. « Nous ne voulons pas nous tromper dans le recrutement. Pour fonctionner correctement, nous avons besoin de posséder un bon cadre et nous souhaitons que Beit Beirut devienne un authentique espace culturel dans la ville ».
« Nous ne voulons pas nous tromper dans le recrutement »
- Mathilda el-Khoury, membre du conseil municipal
D’après el-Khoury, la future disposition du musée a été déjà convenue. Le grand nombre d’archives personnelles exhumées par Mona el-Hallak, l’architecte militante qui fut la première, au milieu les années 1990, à faire pression pour faire rénover le bâtiment, sera présenté dans l’aile est du premier étage.
« Le premier étage sera gardé tel quel en mémoire de la guerre », indique el-Khoury.
L’aile ouest sera consacrée à la guerre elle-même, tandis que le second étage présentera l’histoire sociale, urbaine et démographique de Beyrouth. Quant au troisième étage, il logera des expositions contemporaines. Beit Beirut comprendra aussi un observatoire urbain, une bibliothèque, un restaurant et deux auditoriums.
C’était l'enfer
El-Hallak, qui fait aussi partie d’un comité consultatif sur la rénovation de Beit Beirut, pense que la guerre civile devrait être présentée en mettant l’accent sur les histoires personnelles, tant celle des victimes que des auteurs. Ainsi, le musée ne pourra pas être accusé de partialité.
Pour el-Hallak, même les graffitis, qui révèlent à quel camp appartenaient les miliciens, devraient être cachés.
« Ils pointent un doigt accusateur par défaut. Si quelqu’un appartenant au camp d’en face pendant la guerre voit ces graffiti aujourd’hui, il dira : regardez, ce sont eux qui nous tuaient. Mais à l’époque, tout le monde s’entretuait. »
Elle soutient que Beit Beirut n’est pas le bon endroit pour discuter des faits de guerre. « C'est un bâtiment gouvernemental qui devrait présenter l’histoire de la ville toute entière, pas celle d’un camp ou d’un autre. Nous voulons rassembler les Libanais. La guerre est toujours contestée et non résolue », déplore el-Hallak.
« À la sortie de l’école, j’allais directement voir les combattants. J’y passais tout mon temps »
- Michel Raggi, ancien combattant
Vu la popularité des vieilles images de cartes postales de Beyrouth sur les réseaux sociaux, un musée de l’histoire de la ville serait très apprécié, assure Arsan.
« Un espace reflétant l’histoire orale de Beyrouth et expliquant comment la ville a changé depuis la période ottomane, du point de vue démographique et architectural, ne serait pas obligatoirement idéologique ou controversé ».
El-Hallak espère qu’un jour le Liban disposera d’un musée entièrement dédié aux informations factuelles sur la guerre civile, mais il pense que le pays n’y est pas encore prêt.
Mais Beit Beirut revêt toujours une grande importance pour les habitants de la ville, qui l’associent essentiellement à la guerre civile. Pendant qu’Haidar visitait le bâtiment, une dame plutôt âgée l’a arrêté pour l’aider à s’y orienter. Quand elle s’est rendue compte qu’il en était l’architecte, elle a fondu en larmes.
« Elle m’a raconté avoir été très émue en voyant les carrelages. C’était les mêmes que dans sa maison de famille, détruite pendant la guerre », explique-t-il après la rencontre.
Michel Raggi est né en 1971, quelques rues plus loin. À 11 ans, il avait déjà rejoint les 60 miliciens qui contrôlaient le bâtiment, ainsi que quelques autres dans la même rue.
Sur de vieilles photos qu’il a sauvegardées sur son smartphone, on voit un jeune garçon maigre aux épais cheveux noirs, vêtu d’un short, un fusil M16 en bandoulière.
« À la sortie de l’école, j’allais directement voir les combattants. Je passais tout mon temps avec eux. Je n’avais aucune vie sociale », se souvient-il.
Le bâtiment de Barakat était d’une « importance stratégique », dit-il, « mais seulement jusqu’en 1985 ». À partir de cette date et jusqu’à la fin de la guerre, les combattants s’en servaient seulement comme point d’observation, car ils craignaient qu’il s’effondre, soumis comme il l’était à des pilonnages continuels. Raggi nie catégoriquement que Beit Beirut ait été utilisé pour tuer des civils.
« C’est là que se trouvait la ligne de front. Il y avait des mines partout. Aucun civil n’est venu ici », affirme-t-il.
« Nous sommes toujours divisés entre chrétiens et musulmans, et entre chiites et sunnites »
- Michel Raggi, ancien combattant
Raggi raconte qu’adolescent, il a combattu aux côtés d’hommes qui étaient tous membres du Parti libéral national, fondé par l’ancienne président, Camille Chamoun.
Il se souvient qu’en face d’eux, les bâtiments étaient contrôlés par les Syriens, ou par des combattants affiliés aux mouvements chiites, comme Amal et, plus tard, le Hezbollah.
« C'était l’enfer », se souvient-il. « Beit Beirut devrait rappeler à tous les Libanais tout ce que nous avons subi ici. C’était affreux ».
Mais un seul musée ce n’est pas assez, ajoute Raggi, désormais politiquement engagé dans le parti de Christian Kataeb (le Parti Phalange du Liban). À ses yeux, il est indispensable d’organiser un débat plus large autour du conflit.
« Nous sommes toujours divisés entre chrétiens et musulmans, et entre chiites et sunnites. Il est indispensable d’organiser un débat social et politique approfondi pour que ça [la guerre civile] n’arrive plus jamais ».
Traduction de l’anglais (original) par Dominique Macabies.
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