La maison-machine à tuer : le premier musée libanais consacré à la guerre
Lorsque la guerre civile au Liban a enfin cessé après 17 ans de combats, une amnistie collective a été décrétée de manière à mettre un terme à la violence perpétuelle. Toutefois, l’amnistie fût accompagnée d’une amnésie collective. Il n’existe aucun musée de la guerre, aucun centre d’archives et aucun manuel pour les écoliers. Le projet Beit Beirut a pour ambition de changer cela, avec notamment la création du premier musée au Liban qui permettra de documenter la guerre, en utilisant l’immeuble Barakat comme principal espace d’exposition.
L’immeuble Barakat se dresse bien en vue au coin de la place Sodeco, au centre de Beyrouth. Il est situé sur la ligne verte, ligne de démarcation entre l’est et l’ouest de Beyrouth, le long de laquelle les milices chrétiennes et musulmanes se sont battues. Autrefois immeuble résidentiel à la façade ornée de magnifiques arcades de style ottoman, il a été occupé par des snipers pendant la guerre civile. Ces derniers ont transformé la structure du bâtiment en machine de guerre meurtrière. Désormais, ces cicatrices de la guerre serviront d’aide visuelle pour raconter l’histoire de la guerre et celle de Beyrouth.
Mona Hallak, architecte et défenseur du patrimoine, est tombée sur l’immeuble Barakat tandis qu’elle se promenait dans les décombres de Beyrouth dans les années 1990, après la guerre.
« Lorsque je me suis tenue à l’endroit où les snipers tiraient, au rez-de-chaussée... ce fût pour moi un moment très spécial, parce que j’avais vécu la guerre... et je me tenais soudain à l’endroit où s’était tenu un sniper et d’où il avait tué des gens », raconte Mona Hallak à Middle East Eye.
« La façon dont ils détournèrent l’immeuble constitue une superposition étonnante entre le point de vue du sniper et celui de l’architecte. Ce dernier utilisait l’immeuble pour l’ouvrir à la ville, à l’amour, aux échanges, tandis que le premier utilisait le même axe visuel pour tuer et mettre un terme à tout échange », explique-t-elle.
« Une chose si belle avait été transformée en quelque chose d’aussi horrible que j’ai décidé qu’il fallait montrer ce bâtiment à tout le monde. »
Une longue campagne s’en est suivie, Mona Hallak a fait pression sur le gouvernement par l’intermédiaire des médias et des ambassades étrangères à Beyrouth. Finalement, elle l’a persuadé de faire un geste sans précédent : lancer une procédure d’expropriation au nom de l’intérêt public. Le bâtiment lui-même est maintenant détenu par la municipalité de Beyrouth, donc un bien public, chose rare au Liban.
Youssef Haïder, l’architecte qui a travaillé sur le projet ces sept dernières années, a fait visiter l’immeuble à MEE.
En entrant dans cet édifice de cinq étages autrefois magnifique, on constate qu’il était à l’origine constitué de deux parties, avec des escaliers de chaque côté. Désormais, il y a un espace vide à l’endroit où se situaient les escaliers. Haïder me dit que les travaux sur les escaliers sont terminés.
« Au lieu de masquer les cicatrices, nous devons les assumer », explique Youssef Haïder. « Dans un musée, vous avez une collection d’objets, mais dans ce musée le bâtiment lui-même fait partie de la collection. »
À côté des escaliers, ou, en l’occurrence, de leur absence, il y aura un panneau et un système de réalité augmentée. Les visiteurs pourront ainsi utiliser leurs smartphones pour visualiser une image de l’édifice tel qu’il était avant la guerre afin de la comparer avec le bâtiment actuel.
Lorsque les milices ont pris le contrôle du bâtiment, elles l’ont modifié pour l’adapter à leur usage.
« Les deux escaliers constituaient un élément de la machine de guerre. Les snipers se trouvaient au premier étage et démolirent ces escaliers pour éviter tout accès ennemi. Ils créèrent aussi une sortie à l’arrière pour s’échapper en cas de bombardement intense », explique Haïder. « Installés au premier et au deuxième étages, ils étaient parfaitement protégés. »
Au premier étage, nous pénétrons dans des pièces qui étaient autrefois de grands espaces de vie mais qui devinrent des bunkers utilisés par les snipers pour attaquer la rue. Les milices firent appel à des ingénieurs pour réaliser des changements structurels, allant du renforcement des murs à la création de meurtrières de la taille de boîte aux lettres permettant de tirer et assurant la sécurité des combattants à l’intérieur. L’une de ces meurtrières est quasiment invisible depuis l’extérieur, dissimulée en élément de porte, mais elle a une portée de 400 m depuis l’entrée jusqu’à la rue.
En conséquence, à l’intérieur de ces bunkers, il n’y a quasiment aucune trace de combats alors que l’extérieur est criblé d’impacts de balles.
« Vous n’avez jamais peur d’une porte. Si vous voyez un char, vous savez que vous devez courir mais pas quand vous voyez une porte. Ainsi, lorsque les gens finissent par associer les portes aux armes, vous suscitez de la terreur. La maison était une protection mais elle est devenue une tueuse », explique Youssef Haïder.
Au deuxième étage, où des lambeaux d’un vieux rideau tiennent de manière précaire, on peut se faire une meilleure idée du bâtiment lorsque c’était un immeuble résidentiel.
L’architecture originale évoque différentes phases de Beyrouth : de l’Empire ottoman à l’Art déco. Aux endroits où cette architecture a été restaurée, un métal gris a été utilisé pour que le visiteur puisse identifier clairement les endroits détruits. « [Pour] toutes les parties manquantes, nous ajoutons des prothèses de métal afin de marquer [de manière évidente] qu’il s’agit d’une cicatrice... comme une personne avec une jambe ou un bras métallique... Nous ne faisons pas un lifting ; les quatre-vingt-dix dernières années ne seront pas gommées », déclare Haïder, en référence à l’âge du bâtiment.
Youssef Haïder nous raconte les histoires des gens qui y ont vécu avant la guerre. D’un côté de l’immeuble, il y avait un dentiste, qui soutenait le parti chrétien Kataeb et avait une photo de Pierre Gemayel sur son mur. Juste à côté, vivait un Palestinien. Lorsque la guerre a éclaté, ces deux groupes sont devenus ennemis.
Au quatrième étage, des silhouettes sont peintes sur le mur. Haïder explique que les combattants les avaient dessinées pour attirer le feu ennemi. Ainsi, quand ils tiraient, les combattants qui se cachaient en dessous savaient exactement où frapper.
Le bâtiment est plus qu’un simple musée consacré à la guerre civile : l’accent est mis sur le public. Le rez-de-chaussée accueillera une bibliothèque publique de 30 000 livres. Le troisième étage est un espace d’exposition de 850 m² qui mettra l’accent sur la mémoire collective. À l’arrière du bâtiment, un nouvel immeuble a été construit comme centre d’archives, composé de cinq étages, pour abriter des artefacts et un espace pour les archivistes. Tout cela contribuera à l’objectif principal du centre.
« Ce bâtiment a pour rôle de faire en sorte que la population de Beyrouth développe un sentiment d’appartenance à sa ville, de mieux faire connaître la ville, afin que ses habitants puissent la respecter et davantage la préserver à l’avenir », déclare Mona Hallak. « L’objectif de ce lieu est de présenter la ville, la cité vivante sous tous ses aspects, pour le profane et non pour l’élite intellectuelle », ajoute-t-elle. Le centre devrait être une façon de commencer le processus qui se terminera lorsque les Libanais pourront se souvenir, comprendre, avancer et dire « jamais plus ».
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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