Les fruits amers de l’aliénation : le combat de la Belgique est le problème de notre temps
Au lendemain de la barbarie des violentes attaques perpétrées le 22 mars à l’aéroport de Bruxelles et à la station de métro de Maelbeek, Charles Michel, Premier ministre belge, a fait l’observation suivante : « Ce que nous redoutions est arrivé ».
En effet, rien de surprenant à ce que l’escalade du terrorisme et la répression qui s’est accrue depuis les attaques de novembre 2015 à Paris aient entraîné ces nouveaux actes de terrorisme.
Mais, ce n’est pas pour autant qu’il faut éluder les raisons de ces circonstances. Ces événements sont le reflet de plusieurs questions qu’il faut envisager à beaucoup plus long terme.
Tout d’abord, on peut s’interroger sur cette frénésie de sécurité visant à faire appliquer, en vain, des mesures toujours plus draconiennes. Les chefs d’États européens, de François Hollande à David Cameron, promettent de débarrasser l’Europe de la menace terroriste, d’une manière ou d’une autre. Cet engagement, bien évidemment, ne peut être tenu. Seuls ceux qui sont assez naïfs pour croire aux capacités des services de renseignements actuels de l’Europe – suspendus aux bips incessants des emails entrants, aux messages de téléphone portable et à la twittersphère – sont capables d’imaginer que cette nouvelle réalité puisse disparaître comme elle est apparue.
S’il existe bien un problème lié au rôle de la police – il s’agit surtout d’un problème de compétence et de coordination –, la solution à la crise sécuritaire en Europe ne peut pas se traduire simplement par un renforcement des mesures de sécurité. Cette position doit être associée à des approches plus créatives pour rechercher les origines du problème. Cela sous-entend, bien entendu, que les Européens doivent observer leur comportement ainsi que celui des sociétés dans lesquelles ils vivent.
Longue incubation
Les terroristes n’ont pas choisi Bruxelles par hasard pour perpétrer leurs actions. C’est une ville prospère, pacifique et principalement laïque. À plusieurs égards, elle symbolise les valeurs qui sont chères à de nombreux pays dans l’Europe du XXIe siècle. Mais elle héberge également des minorités radicalisées.
Dans les bars à proximité de la station de métro Maelbeek, on peut trouver pratiquement chaque soir de la semaine un échantillon représentatif de jeunes générations d’Européens qui ont réussi. Ces jeunes se mélangent et évoluent avec aisance entre les milieux facilement interchangeables des institutions européennes, des lobbies et du journalisme.
Mais, il ne faut pas oublier ceux qui ne fréquentent pas ces bars : les micro-communautés en marge de l’Europe. Parmi eux, certains sont bien établis et intégrés, mais d’autres sont là depuis moins longtemps – notamment ceux qui se sont installés dans les quartiers les plus pauvres du centre de Bruxelles, composés de populations d’Afrique du Nord et du Moyen-Orient. Ces émigrés ne manifestent pas beaucoup d’intérêt pour la société dans laquelle ils vivent. Et de même, la Belgique ne semble pas avoir grand-chose à leur offrir, en dehors des opportunités de travail éphémères, à court terme et négligeables. Ils constituent une main d’œuvre remplaçable, et ils sont conscients de leur statut.
Molenbeek
Ceci nous amène inévitablement à évoquer le quartier de Molenbeek. Il est injuste, à bien des égards, que cette commune de la ville de Bruxelles, qui en compte dix-neuf au total, soit devenue le symbole de toutes les difficultés que connaît l’agglomération. Ce qui s’est passé à Molenbeek aurait tout à fait pu arriver dans les communes avoisinantes d’Anderlecht ou de Schaerbeek. Mais plus généralement, la réalité est incontestable : les communautés du centre-ville manquent souvent de structures administratives clairement définies, de solidarité sociale et d’opportunités.
Il y a derrière ces déficiences un problème belge et un problème européen. Pour comprendre la dimension belge, nous devons nous concentrer sur les problèmes complexes que connaît l’État belge. Ce dernier est inefficace et n’est tout simplement pas en mesure de mener une politique performante auprès de la plupart des populations les plus défavorisées qui vivent actuellement sur son territoire.
Si l’on se réfère aux standards européens de notre époque, la Belgique n’est pas un État conventionnel. La recherche instinctive du « tout centralisé » n’est pas un principe de base dans ce pays. Les Belges savent qu’ils sont différents et sont fiers, à juste titre, que beaucoup de leurs actions se situent plutôt au niveau local que national. Ce schéma fonctionne lorsque les citoyens adhèrent à des valeurs fondamentales du vivre-ensemble, mais il échoue si une partie de la population ne bénéficie pas des services de première nécessité et des opportunités qu’offre le contrat social européen.
Or, en Belgique et ailleurs, ce contrat social a atteint ses limites et les a même dépassées, au cours des vingt dernières années, voire depuis plus longtemps encore. Le remplacement des structures de solidarité sociale par l’implacable logique du marché a appauvri la manière dont les communautés les plus démunies de Bruxelles et de nombreuses autres villes d’Europe ont investi dans leur existence collective.
On peut, bien entendu, trouver plusieurs explications à ce phénomène. Celle qui est la plus évidente est la transformation des villes en communautés où l’on ne peut identifier aucune majorité. Ce phénomène s’explique par l’ampleur et la diversité des migrations. Mais plus généralement, à Bruxelles et ailleurs, il faut s’interroger sur l’importance des inégalités sociales qui ont généré leur propre dynamique de marginalisation et de radicalisation.
À Molenbeek, comme dans de nombreuses autres communautés défavorisées, l’émergence de cultures islamiques radicales n’est pas liée à un seul facteur indépendant, mais résulte plutôt d’un phénomène plus large, notamment du faible niveau de scolarité, d’opportunités économiques limitées et, conséquence logique, de l’émergence d’une petite délinquance.
Une réalité qui s’impose
Certaines manifestations du terrorisme en Europe de l’Ouest qui ont eu lieu dans le passé avaient des origines tangibles et immédiates. Les conflits qui ont opposé les communautés d’Irlande du Nord d’une part, et le Pays basque et l’État espagnol d’autre part, sont deux exemples parmi les plus représentatifs du XXe siècle.
On pourrait être tenté d’analyser les vagues de terrorisme actuelles totalement différemment – en recherchant leur cause dans la soudaine invasion d’un islam radical. Mais, à de nombreux égards, la violence actuelle trouve également ses origines au niveau local. Celles-ci reposent sur la volonté de jeunes hommes, issus de populations immigrées, qui souhaitent transformer le savoir-faire qu’ils ont acquis en matière de quasi-délinquance au cours de leur existence marginale en enjeux plus politiques et violents.
Pour la plupart d’entre eux, ce processus de radicalisation se traduit par un aller en Syrie puis un retour dans leur pays d’accueil. Pour d’autres, nul besoin de voyager aussi loin, il suffit de traverser la ville de Bruxelles et de Paris, depuis les banlieues où vit cette population marginalisée, pour se rendre dans les bars, les salles de spectacles et les stations de métro que fréquentent les classes supérieures.
Tous ces aspects tendent à prouver que les problèmes que nous – un pronom qui est plus exclusif que ce que nous avons souvent tendance à reconnaître – rencontrons aujourd’hui ne sont pas prêts de disparaître. La nébuleuse du terrorisme actuel est tellement confuse et superficielle dans ses affiliations politiques que ce fléau peut finir par disparaître, tout comme ceux qui y sont aujourd’hui attirés peuvent se tourner demain vers des opportunités plus immédiates.
Cependant, il est plus probable que le démembrement, l’arrestation et l’emprisonnement de réseaux d’individus identifiés laissent place à l’émergence d’autres groupes similaires, qui trouveront, de la même façon, dans des formes particulières de l’islam, l’instrument de leur colère et du rejet affectif de la société dans son ensemble. Restaurer le contrat social en Europe risque d’être plus long que nous le pensions.
- Martin Conway est professeur d’Histoire de l’Europe contemporaine à l’Université d’Oxford au Royaume-Uni. Cet article a été publié pour la première fois sur TheConversation.com/uk.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : des passants à proximité du lieu où interviennent les forces de police chargées d’arrêter des suspects liés aux attaques mortelles de Paris, dans le quartier de Molenbeek à Bruxelles, le 15 novembre 2015 (AFP).
Traduction de l’anglais (original) par Julie Ghibaudo.
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].