Les non-États du Moyen-Orient : une nouvelle ère
Jeudi, à l’aube, l’État islamique (EI) a lancé une attaque surprise sur la ville à majorité kurde de Kobané, à la frontière syro-turque. L’attaque, qui a débuté par deux attentats simultanés à la voiture piégée, a été instantanément et exclusivement couverte par l’agence de presse étatique turque, Anadolu.
Concrètement, cela signifie que soit l’EI a réussi à fournir une couverture médiatique en directe à l’agence turque, soit que le journaliste d’Anadolu se trouvait en train de sillonner les rues de Kobané juste à ce moment-là.
En outre, les deux voitures ont explosé près du point de passage vers la ville turque de Mursitpinar, et des activistes et résidents kurdes ont affirmé que les assaillants avaient franchi la frontière alors que celle-ci est contrôlée du côté turc par un imposant service de sécurité.
Cet incident, et les allégations d’une complicité turque, reflètent une réalité plus vaste qui a émergé suite aux révolutions qu’a connues le Moyen-Orient. Les acteurs non-étatiques sont en train de déterminer les règles du jeu, et les États cèdent face à eux.
Intermédiaires et autonomies
Il ne fait désormais plus aucun doute pour le gouvernement irakien que son armée, formée par les États-Unis, n’est pas en mesure de repousser l’EI. Les Forces de mobilisation populaires irakiennes (connues sous le nom d’Haash al-Chaabi) se sont révélées être un acteur essentiel dans la lutte contre le groupe.
Sur le front syrien, les forces du régime, épuisées par des années de combats, sont incompétentes. Le régime syrien est toutefois soutenu par le parti militant chiite libanais Hezbollah et par d’autres miliciens fournis par l’Iran. Les forces kurdes, pour leur part, ont changé le cours des événements en remportant une série de victoires stratégiques contre l’EI.
Cela signifie que le futur de la région est actuellement influencé par des groupes non-étatiques combattant sur la ligne de front. En modelant ce futur, ces groupes non-étatiques n’obtiennent pas nécessairement une autonomie ou un pouvoir institutionnel semblables à ceux d’un État. Il est plus probable que les succès remportés par ces groupes non-étatiques contribueront seulement à déterminer quelles puissances régionales triompheront à l’avenir et où.
Cependant, si les groupes non-étatiques donnent le « la » sur le champ de bataille, comment se fait-il que le futur appartienne toujours aux puissances régionales – c’est-à-dire les États ? On ne peut répondre à cette question qu’en comprenant les relations conjoncturelles existant entre États et non-États.
Les groupes non-étatiques au Moyen-Orient n’opèrent pas en dehors de l’économie politique des États. Les flux de capitaux de la guerre se meuvent essentiellement au travers des systèmes gérés par les États. En temps de guerre, le marché noir et le commerce privé lié à la guerre sont tenus aux marges de l’économie de guerre, à moins d’être indirectement actifs avec l’assentiment des services de renseignement étatiques. Les accords de ventes d’armes de plusieurs millions de dollars sont conclus par les gouvernements. Les coûts de la guerre sont encourus par les gouvernements, à plus forte raison au Moyen-Orient.
Par conséquent, les groupes non-étatiques dépendent lourdement du mécénat et du soutien des États. Ce soutien prend la forme d’investissements, dans la mesure où les groupes non-étatiques opèrent sur le terrain d’une manière qui favorise les intérêts de leur mécène étatique. Ce rôle d’intermédiaire prévaut dans l’ère post-Printemps arabe.
La mesure selon laquelle les groupes non-étatiques acceptent de faire des compromis sur leur autonomie pour jouer un rôle d’intermédiaire varie d’un groupe à l’autre et selon le contexte. Cela dit, en général, les groupes non-étatiques disposent toujours de divers niveaux d’autonomie du fait que les États ont besoin d’eux.
L’ère des non-États
Les révolutions qui ont secoué le monde arabe étaient radicales et, par conséquent, les contre-révolutions visant à les contenir ont dû se montrer tout aussi radicales. Comprenant ces dynamiques révolutionnaires, plusieurs groupes non-étatiques ont émergé pour capter la mobilisation des masses et ouvrir la voie à la nationalisation des disputes régionales.
En d’autres termes, la crise de légitimité à laquelle sont confrontés les États de la région a été compromise par des légitimités non-étatiques : le roi de Jordanie dépend des allégeances tribales ; les régimes de Syrie et d’Irak dépendent de la mobilisation et de l’organisation sectaire non-étatique ; le gouvernement libanais dépend de partis sectaires ; et les monarchies du Golfe dépendent d’intermédiaires en Syrie et ailleurs.
Le fait que certains États ont plus que jamais besoin d’intermédiaires non-étatiques donne à ces acteurs un certain pouvoir de négociation sur les objectifs et les processus politiques. Certains groupes non-étatiques manipulent les rivalités étatiques afin d’avancer leur propres intérêts. C’est dans ce contexte que se forment les relations dynamiques entre États et non-États.
L’État islamique, ou État non-étatique
Etant donnée l’étendue géographique de cette constellation politique, qui se déploie de la Libye à l’Irak, il devient de plus en plus difficile pour les États de contrôler leur territoire, ce qui induit un risque imminent que le « chaos organisé » parrainé par les États ne se voie défié par les groupes non-étatiques.
C’est ainsi que l’EI a émergé comme un groupe anti-establishment qui ambitionne ouvertement la destruction de tous les régimes en place dans la région. Il joue ce rôle à merveille et a réussi à réunir les rivaux étatiques contre lui. Jeudi, Poutine a appelé Obama pour discuter de la possibilité d’améliorer la collaboration entre leurs pays dans la guerre contre l’EI. A cette fin, Kerry et Lavrov sont supposés se rencontrer prochainement. Pour la même raison, des miliciens chiites élevés aux chants de « mort à l’Amérique » partagent désormais une base avec les troupes américaines en Irak, et la République islamique d’Iran s’empresse de conclure un accord sur le nucléaire avec « le diable ».
C’est lorsque l’EI, en sa qualité de groupe non-étatique, est parvenu à établir des structures politiques, économiques et sociales en grande partie indépendantes des structures des États syrien et irakien qu’il a été capable de déconstruire notre compréhension de ce qu’est un État. Ce faisant, il a soulevé un certain nombre de questions, notamment : dans quelle mesure les États peuvent-ils conserver la relation de dépendance des groupes non-étatiques à leur égard ? Et à quel moment les groupes non-étatiques constateront que leurs intérêts sont peut-être mieux servis sans le parrainage des États ?
Les alternatives populaires
Maintenant que les groupes non-étatiques sont incorporés au statu quo régional, les intérêts des sociétés arabes et les revendications soulevées lors des révolutions arabes se voient davantage marginalisés. Pour sortir de cette impasse, les populations du monde arabe doivent s’organiser et envisager des initiatives ad hoc visant à délégitimer les guerres par procuration et les rivalités régionales.
La volonté des États et des groupes non-étatiques de réprimer de tels efforts s’ajoute aux difficultés rencontrées par les activistes et les révolutionnaires à travers la région.
- Ibrahim Halawi est un chercheur et doctorant à la Royal Holloway University de Londres. Ses travaux portent sur les dynamiques du pouvoir et la contre-révolution dans le monde arabe. Il a publié des articles sur l’islam politique dans le contexte du Printemps arabe et les défis géopolitiques auxquels fait face la laïcité dans le monde arabe. Il est également le fondateur d’un journal étudiant laïc au Liban.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : combattants de l’État islamique.
Traduction de l’anglais (original).
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