Liban : le Hezbollah pris entre le feu croisé de ses alliés
Le Liban est au bord de la crise politique après de fortes tensions émaillées d’incidents entre des partisans du Courant patriotique libre (CPL), le parti du président de la République Michel Aoun, et ceux du mouvement Amal dirigé par le chef du Parlement, Nabih Berry. Pris entre le feu croisé de ses deux alliés – chrétien et chiite –, le Hezbollah tente de calmer le jeu, à trois mois des élections législatives.
L’étincelle qui a mis le feu aux poudres sont des propos jugés « insultants » et « humiliants » émanant du ministre des Affaires étrangères, Gebran Bassil, président du plus grand parti chrétien, le CPL, à l’adresse du chef du Parlement, Nabih Berry, leader du mouvement Amal, la plus grande formation chiite avec le Hezbollah. Le chef de la diplomatie libanaise a traité de « voyou » le chef du législatif, qu’il accuse d’être responsable de la corruption dans le pays et de bloquer les réformes politiques et économiques, avant de conclure sur un tonitruant « nous allons lui casser la tête ».
« Consciemment ou par maladresse, Gebran Bassil a mis le Hezbollah devant une équation impossible à résoudre : choisir entre le CPL et le mouvement Amal ». Or le parti anti-israélien ne peut se passer ni de l’un, ni de l’autre
Ces déclarations faites lors d’une réunion avec des partisans dans un village du Liban-Nord étaient censées ne jamais sortir en public. Cependant, des oreilles indiscrètes se trouvaient dans la salle, et l’intervention de M. Bassil, filmée à son insu, s’est répandue comme une trainée de poudre sur les réseaux sociaux.
Ces propos d’une dureté inhabituelle dans le discours politique libanais ont provoqué une grande colère chez une partie de la communauté chiite, dont Nabih Berry est le plus haut représentant dans les institutions du Liban, où le président de la République est toujours un chrétien maronite, le Premier ministre un sunnite et le chef du Parlement un chiite. Très remonté, M. Berry a exigé des excuses de la part de M. Bassil, qui s’est abstenu de les lui présenter, déplorant que ses propos aient été rendus publics. Mardi soir, des partisans du mouvement Amal ont manifesté devant le quartier général du CPL, dans une banlieue est de Beyrouth, brûlant des pneus et lançant des pierres contre le bâtiment. Les gardes ont tiré en l’air pour les empêcher de s’approcher et l’armée libanaise s’est interposée entre les partisans des deux camps.
Mercredi, des sympathisants de Nabih Berry ont encore manifesté sur la route de l’aéroport international de Beyrouth et devant le siège de l’UNESCO, dans la capitale. Sur les réseaux sociaux et les plateaux de télévision, les partisans des deux camps s’affrontent à coups de chapelets d’injures, dans un déchaînement de haine et de violence verbale rappelant aux Libanais les pires moments de la guerre civile, pourtant terminée depuis 27 ans.
Le Hezbollah dans l’embarras
La situation est d’autant plus compliquée que le CPL et Amal sont tous deux des alliés du Hezbollah et siègent, ensemble, au gouvernement d’union nationale dirigé par Saad Hariri. Après quelques heures d’un silence assourdissant, le parti de Hassan Nasrallah a condamné toute atteinte à la personne et à la fonction de Nabih Berry. « Nous dénonçons toute atteinte contre le président de la Chambre aussi bien dans la forme que dans le fond, quels qu’en soient les auteurs », précise le parti dans un communiqué.
La cohésion de la communauté chiite reste prioritaire, surtout que les combats meurtriers entre Amal et le Hezbollah, qui avaient fait des centaines de morts et de blessés à la fin des années 80, hantent toujours les esprits
« Si le CPL s’imaginait que le Hezbollah opterait pour une position neutre dans cette affaire, c’est que M. Bassil et son entourage manquent de perspicacité et de maturité politique », nous a déclaré un proche conseiller de Nabih Berry.
Bien que fortement embarrassé par la crise qui oppose ses deux alliés, le Hezbollah ne pouvait pas ne pas prendre fait et cause pour le chef du Parlement. « L’unité et la cohésion de la communauté chiite sont capitales pour le parti de Hassan Nasrallah, dont l’objectif est de préserver la stabilité politique au Liban pour se consacrer pleinement à ses priorités, qui sont la guerre en Syrie et la résistance face à Israël », ajoute la même source.
L’alliance indéfectible conclue avec le mouvement Amal depuis 2005 constitue le plus important filet de sécurité du Hezbollah. L’entente signée l’année suivante avec le CPL lui a ensuite assuré une précieuse couverture chrétienne, qui empêche qu’il ne soit ostracisé sur la scène politique, à un moment où les États-Unis, Israël et, plus récemment, l’Arabie saoudite, cherchent à l’isoler sur les plan arabe et international. Il a donc autant besoin de l’une que de l’autre.
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Mais la cohésion de la communauté chiite reste prioritaire, surtout que les combats meurtriers entre Amal et le Hezbollah, qui avaient fait des centaines de morts et de blessés à la fin des années 80, hantent toujours les esprits. Une éventuelle fracture inter-chiite l’affaiblirait considérablement et le rendrait plus vulnérable aux dangers venant de l’extérieur, notamment d’Israël.
Un jeu d’équilibriste
Dans le même temps, le Hezbollah a pesé de tout son poids pour faire élire à la présidence de la République son allié Michel Aoun en octobre 2016, au grand dam de Nabih Berry. Ce jeu d’équilibriste lui a permis de gérer tant bien que mal la relation entre ces deux turbulents alliés, jusqu’au dernier incident.
« Quelqu’un tire les ficelles dans le but d’exacerber la situation et provoquer le report des législatives de mai prochain »
« C’est la goutte qui a fait déborder le vase, affirme un expert des questions internes libanaises. Consciemment ou par maladresse, Gebran Bassil a mis le Hezbollah devant une équation impossible à résoudre : choisir entre le CPL et le mouvement Amal ». Or le parti anti-israélien ne peut se passer ni de l’un, ni de l’autre.
Même si publiquement, le Hezbollah a désavoué Gebran Bassil, dans les coulisses, il exerce des pressions sur Nabih Berry pour calmer le jeu. Il craint que certaines forces locales ou puissances régionales n’exploitent la querelle actuelle pour plonger le Liban dans une crise encore plus grave.
« Quelqu’un tire les ficelles dans le but d’exacerber la situation et provoquer le report des législatives de mai prochain », ajoute le conseiller de Nabih Berry. Les prochaines élections seront organisées selon le mode de scrutin proportionnel, voulu par le Hezbollah, qui espère obtenir, avec ses alliés, la moitié des sièges.
Cependant, les efforts conciliateurs du Hezbollah rencontrent de fortes réticences dans les deux camps. « Nabih Berry et d’autres forces bloquent toutes les réformes de la loi électorale et dans d’autres domaines », nous a déclaré Gebran Bassil. Le chef du Parlement n’est pas tendre non plus envers le CPL. « La cour et l’entourage du président Aoun sont responsables » d’un décret litigieux portant sur un an d’avancement accordé à des officiers de l’armée. M. Berry juge « illégal » ce décret.
On le voit, ce ne sont pas les points de divergences qui manquent entre les deux camps alliés du Hezbollah. Mais c’est bien la première fois qu’ils dégénèrent en crise tellement grave que Nabih Berry n’a pas répondu positivement à un appel solennel de Michel Aoun de « pardonner » et de faire preuve de « tolérance ». Il semble que ces notions aient disparu du lexique des politiciens libanais.
- Paul Khalifeh est un journaliste libanais, correspondant de la presse étrangère et enseignant dans les universités de Beyrouth.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : des partisans du président du Parlement libanais Nabih Berri ont bloqué plusieurs routes lundi à Beyrouth en faisant brûler des pneus pour protester contre les commentaires du ministre des Affaires étrangères Gebran Bassil dans lesquels il a qualifié Nabih Berri de « voyou » (Reuters).
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