La dernière carte de l’Arabie saoudite au Liban : se servir d’Israël pour frapper le Hezbollah
Selon les termes du célèbre historien libanais Kamal Salibi, le Liban est un non-pays où chrétiens et musulmans vivaient auparavant côte à côte mais n’ont pas réussi à avoir une vision commune de leur patrie. Dans cette « maison aux nombreuses demeures », comme il appelle son pays, les chrétiens se sont tournés vers l’Europe tandis que les musulmans aspiraient à rester ancrés dans un large cadre nationaliste arabe.
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Ainsi, les nombreuses demeures se sont parfois combattues, tandis que l’idée du Liban a survécu et même prospéré sous la violence, le sectarisme et la corruption.
Avec la crise actuelle provoquée par la démission du Premier ministre Saad Hariri, annoncée à Riyad, les fondations des nombreuses demeures sont de nouveau sur le point d’être ébranlées.
De nouvelles demeures
Notre cher historien, qui a écrit dans la foulée de la guerre civile qui a ravagé le pays pendant dix-sept ans, n’avait pas anticipé la crise libanaise actuelle dans laquelle l’Arabie saoudite et l’Iran ont créé de nouvelles demeures venant s’ajouter aux demeures libanaises historiques.
Il n’avait pas prévu que l’Iran allait remplacer l’Arabie saoudite en tant que principal acteur régional dans un pays qui appartenait à la sphère d’influence saoudienne depuis la création de la Ligue arabe au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
Les Premiers ministres sunnites libanais saoudifiés – qui doivent être sunnites en vertu de la Constitution – ont toujours combiné leurs intérêts financiers en Arabie saoudite, où ils ont fait fortune, avec leur poste de Premier ministre au Liban. Ils étaient titulaires de la double nationalité et opéraient librement dans les deux pays.
Aujourd’hui, les sunnites libanais placardent des portraits de rois saoudiens dans les rues de leurs quartiers
De Hussein el-Owayni à Rafiq et Saad Hariri, en passant par Riad el-Solh, s’est ficelée une histoire faite de finance et de politique, et parfois même de mariages avec des princes saoudiens de haut rang ; cette histoire a cimenté une relation précaire, souvent contrôlée par Riyad de manière à servir ses propres desseins, et profité aux familles sunnites. Le grand-père de Walid ben Talal, aujourd’hui détenu, était le Premier ministre libanais Riad el-Solh.
Mais ces Premiers ministres ont surtout joué un rôle décisif dans la défense des intérêts politiques saoudiens au Liban. Dans les années 1950, l’Arabie saoudite craignait une mainmise des Hachémites sur l’esprit des sunnites libanais et, plus tard, le nationalisme arabe égyptien de Gamal Abdel Nasser, qui menaçait d’infiltrer l’esprit et le cœur des nombreux Saoudiens qui venaient étudier au Liban.
Lorsque les princes saoudiens « libres » (principalement Talal et Mansour ben Abdelaziz) se sont rassemblés au début des années 1960 à l’hôtel Saint-Georges, sur la corniche de Beyrouth, pour exiger une monarchie constitutionnelle et lancer des attaques contre le roi Saoud et Fayçal, considérés comme des laquais de l’impérialisme, le régime saoudien pensait que seuls des problèmes pouvaient émaner du Liban.
La stratégie saoudienne
Aujourd’hui, bien que tout cela soit de l’histoire ancienne, le viseur s’est déplacé vers le Hezbollah, qui est tout aussi menaçant pour l’Arabie saoudite. Le royaume a accusé l’Iran et le Hezbollah du missile houthi intercepté dans le ciel de Riyad le 4 novembre.
L’Arabie saoudite accuse les deux acteurs d’entraîner et d’armer les Houthis, que Ryad combat depuis 2015. L’épisode du missile a été considéré par l’Arabie saoudite comme une déclaration de guerre du Liban.
Le Liban est l’un de ces endroits où la société et ses demeures sectaires ont toujours été plus fortes que l’État
Depuis les années 1950, la stratégie saoudienne a consisté à promouvoir une bourgeoisie sunnite libanaise fidèle aux Saoudiens et déterminée à éradiquer les menaces nationalistes et de gauche venant du cœur de Beyrouth.
Alors que la bourgeoisie sunnite libanaise était ainsi récupérée, les sunnites ordinaires de Tariq al-Jadidah et de Ras Beyrouth entonnaient des slogans pronassériens et se considéraient comme le minaret du nationalisme arabe.
Avec les réfugiés palestiniens, ils sont devenus synonymes d’une Beyrouth « wataniyya », une Beyrouth nationaliste. Lorsque Nasser est décédé subitement en 1970, ils ont inondé les rues et pleuré leur héros.
Aujourd’hui, les sunnites libanais placardent des portraits de rois saoudiens dans les rues de leurs quartiers. Ces portraits répondent à ceux de Khomeini, de Khamenei et d’autres personnalités iraniennes qui décorent les murs des quartiers chiites.
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Dans ce contexte de connexions saoudo-sunnites historiques, l’Iran a commencé dès les années 1980 à consolider une demeure chiite qui avait été ignorée et marginalisée par la politique sectaire historique libanaise dessinée par les Français sous le mandat, puis ravagée par les occupations israéliennes successives du sud du pays, où vivait la majorité de cette communauté.
Depuis les années 1970, de nombreuses intrusions israéliennes violentes ont entraîné un appauvrissement, des expulsions et la destruction de villes, de villages et de terres agricoles. Sans le soutien apporté par l’Iran au Hezbollah, le sud du Liban serait probablement encore sous occupation israélienne.
L’effondrement de la demeure Hariri
La bourgeoisie sunnite de Beyrouth, Sidon et Tripoli, entre autres villes, est devenue vitale pour permettre à l’Arabie saoudite de maintenir sa présence et de protéger le Liban contre une intrusion excessive de l’Iran.
L’ancien Premier ministre libanais Rafiq Hariri a renforcé la confiance des sunnites envers le Liban tout en construisant son empire financier au Liban et en Arabie saoudite. Dans les efforts de reconstruction d’après-guerre, il s’est présenté comme un magnat de la finance qui a éliminé les petits commerçants et hommes d’affaires au profit de l’intrusion capitaliste mondiale.
Aujourd’hui, le célèbre quartier central de Solidere est un centre à l’agonie de la finance et du divertissement qui dépasse les moyens de la plupart des Libanais.
Après son assassinat en 2005, son fils Saad est devenu le visage du pouvoir sunnite, malgré son déclin au Liban. L’argent gagné en Arabie saoudite a été traduit en œuvres philanthropiques au Liban. Les relations patron-client sont devenues le noyau du za’amat (leadership) sunnite, comme pour toute autre forme de leadership sectaire.
L’Arabie saoudite semble avoir perdu son importance historique au Liban alors que l’Iran y a consolidé sa présence
Mais depuis que le roi Salmane est arrivé au pouvoir en 2015, changement qui a coïncidé avec une forte baisse des prix du pétrole, la demeure financière Hariri s’est effondrée en Arabie saoudite et la demeure politique a commencé à montrer de sérieuses fissures au Liban.
Saudi Oger, la société phare d’Hariri, a licencié un grand nombre de ses employés, qui n’étaient pas payés. Ils sont rentrés au Liban sans perspective d’emploi dans une économie en déclin. Ils se sont mis à vendre leurs appartements valant plusieurs millions de dollars, mais il n’y avait pas d’acheteurs à l’horizon. L’immobilier s’est effondré au Liban.
L’Arabie saoudite semble avoir perdu son importance historique au Liban alors que l’Iran y a consolidé sa présence.
Ainsi, la dernière carte que l’Arabie saoudite pouvait jouer pour repousser l’Iran était de faire venir à Riyad Saad Hariri, son homme à Beyrouth ; c’est depuis la capitale saoudienne qu’il a, contre toute attente, lu sa lettre de démission, la nuit même où Mohammed ben Salmane a lancé sa purge anticorruption.
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L’accord qui a stabilisé le Liban et entraîné l’élection d’un président après un vide de deux ans et le retour de Saad Hariri au poste de Premier ministre est désormais menacé.
Le Liban est l’un de ces endroits où la société et ses demeures sectaires ont toujours été plus fortes que l’État. Il continue d’opérer sans pouvoir central, puisque ce pouvoir central n’a aucun moyen de fournir aux citoyens une assistance publique conséquente ou une prospérité économique, et encore moins une protection contre les invasions israéliennes successives.
Comme les Palestiniens, le Liban compte plus de Libanais dans la diaspora qu’à l’intérieur du pays.
Une paix fragile
Si la rivalité régionale saoudo-iranienne explose et donne lieu à un conflit violent au Liban, non seulement les Libanais, mais aussi des milliers de réfugiés palestiniens et syriens seront entraînés dans ce conflit.
Une nouvelle crise des réfugiés pourrait de nouveau se jouer aux portes de l’Europe. Cette perspective devrait dissuader n’importe quel pays européen d’encourager ou de devenir complice des desseins de l’Arabie saoudite, qui cherche à déstabiliser la paix fragile entre les nombreuses demeures libanaises.
L’Arabie saoudite ne pourra déstabiliser le Liban que si elle travaille avec Israël, le seul pays qui dispose des capacités militaires nécessaires pour menacer la paix fragile du Liban
Heureusement, les ambassadeurs européens au Liban ont exprimé leur soutien à l’État libanais et n’ont manifesté aucune intention de contribuer à une situation instable en soutenant les revendications saoudiennes selon lesquelles le Liban aurait déclaré la guerre au royaume.
L’Arabie saoudite ne pourra déstabiliser le Liban que si elle travaille avec Israël, le seul pays qui dispose des capacités militaires nécessaires pour menacer la paix fragile du Liban. Mohammed ben Salmane ira-t-il jusqu’à conclure un accord avec Israël dans lequel il proposerait une normalisation totale des relations en échange de l’anéantissement par Israël du Hezbollah et de l’Iran au Liban ?
Cette option ne devrait pas être exclue dans la mesure où le jeune prince ne semble pas réfléchir aux conséquences de ses actes.
Si la répression qu’il exerce à l’échelle nationale et la détention de ses propres cousins sont une étape à passer, la communauté internationale, en particulier les acteurs qui seront directement affectés par ses actes au Liban, devrait œuvrer à faire pression sur Mohammed ben Salmane pour qu’il freine ses illusions et cesse de s’ériger en maître des affaires arabes du Levant à Aden.
La communauté internationale devrait également faire preuve de solidarité avec le Liban en condamnant de manière préventive toute agression israélienne à son encontre.
- Madawi Al-Rasheed est professeure invitée à l’Institut du Moyen-Orient de la London School of Economics. Elle a beaucoup écrit sur la péninsule arabique, les migrations arabes, la mondialisation, le transnationalisme religieux et les questions de genre. Vous pouvez la suivre sur Twitter : @MadawiDr
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : le président libanais Michel Aoun (au centre), le président du parlement Nabih Berri (2e en partant de la gauche), le Premier ministre intérimaire Tamam Salam (à droite) et Saad Hariri (à gauche) lors d’une cérémonie officielle à l’occasion du 73e anniversaire de l’indépendance du Liban, à Beyrouth, le 22 novembre 2016 (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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