L’Irak a-t-il définitivement cessé d’exister ?
Le ministre irakien des Affaires étrangères, Ibrahim al-Jaafari, a demandé à la communauté internationale d’apporter à l’Irak une aide économique, mais aussi militaire, contre l’Etat islamique (EI). A New York, lors de son intervention à la convention de l’Alliance des civilisations des Nations unies, al-Jafaari a déclaré qu'il était de la responsabilité du monde entier de combattre l’EI ; pour ajouter ensuite : « l’Irak ne vous demande pas d’envoyer vos fils combattre à notre place en terre d’Irak, nous sommes Irakiens et préférons mobiliser contre ce danger tous nos courageux fils ».
Dans le monde arabe, cette convention a été assez fréquemment couverte par les médias, mais à peine, voire pas du tout, en Occident. Après tout, sous la présidence de Barack Obama, les Etats-Unis se sont retirés d’Irak et ils n’ont pas l’air de vouloir s’impliquer davantage dans l’inextricable chaos irakien.
Les difficultés de l’Irak sont généralement attribuées à l’Etat islamique, mais les menaces sur l’intégrité et la cohésion de cet Etat-nation sont bien antérieures à l’émergence de l’EI.
Antagonisme intrinsèque
Le Premier ministre Haider al-Abadi, chef de l’autorité centrale à Bagdad, a récemment appelé les Arabes sunnites de six provinces à s’impliquer dans la lutte contre l’EI. Ce n’est pas la première fois, loin de là, mais al-Abadi n’a toujours pas reçu de réponse sérieuse.
Cet appel n’est donc pas le premier, et pourtant l’autorité centrale à Bagdad semble oublier le conflit qui l’oppose depuis de longues années aux Arabes sunnites. N’oublions pas que les Nations unies ont des preuves probantes que des escadrons de la mort chiites, affiliés au gouvernement, ont assassiné des sunnites en 2006, et qu’ont été violemment réprimées les manifestations sunnites qui, depuis 2003 dénoncent la corruption des autorités et la marginalisation dont ils sont victimes. Cette violente répression incita le Mufti, la plus haute autorité religieuse sunnite officiellement reconnue en Irak, d’en appeler au « djihad » contre le gouvernement dirigé à l’époque par Nouri al-Maliki.
Bagdad est en train de reconquérir les territoires pris par l’EI, mais son armée et les combattants volontaires des milices armées ont commis « exécutions extrajudiciaires, actes de torture, enlèvements, et ont déplacé de force des populations en grand nombre, souvent en toute impunité », comme l’a signalé le rapport du Haut-Commissariat des Nations unies aux droits de l’homme. C’est ce qui est arrivé à des sunnites dans les endroits d’où l’EI avait décampé pour fuir la progression des forces d’al-Abadi. Human Rights Watch a également tiré des conclusions similaires, et condamné la résolution sur l’Irak du Conseil des droits de l’homme des Nations unies, pour avoir passé sous silence les atrocités commises tant par les milices affiliées au gouvernement que par les forces irakiennes, volontaires et officielles. Toutefois, le secrétaire général des Nations unies, Ban Ki-moon, a rendu une brève visite à l’Irak et, dans l’allocution qu’il prononça d’une estrade placée juste à côté d'al-Abadi, formulé de mordants reproches : « ces présomptions de violations et abus des droits de l’homme doivent être instruites et leurs auteurs poursuivis ».
Jusqu’à présent, aucune enquête n’a été ouverte. Al-Abadi a continuellement couvert ces forces de volontaires, qui s’appellent « al-Hashd al-Shaabi », autrement dit les Forces de mobilisation populaire.
Al-Abadi ne va certainement pas s’aliéner son électorat en enquêtant sur ces crimes. En outre, son gouvernement ne contrôle pas vraiment la milice. En fait, plusieurs indices trahissent des luttes de pouvoir au sein de ces forces, au point qu’al-Abadi fut contraint de dénoncer publiquement ceux qui essaient de s’emparer de la direction d’al-Hashd al-Shaabi.
On peut alors se poser des questions sur la sincérité d’al-Abadi quand il invite les notables sunnites de la province d’Anbar à prendre les armes aux côtés des forces de Bagdad. Après tout, en décembre 2014, le Mufti d’Irak a rejeté ces appels à combattre l’EI à Anbar, en rappelant les nombreuses violations commises par les forces gouvernementales de Bagdad et ses milices. Il a répondu en disant, « Nous demande-t-on de chasser l’EIIL (EI) pour qu’ensuite les milices viennent attenter à notre honneur ?... Nous ne sommes pas stupides au point d’ouvrir un autre front à l’intérieur même du pays et que les milices aient ensuite le loisir de venir nous massacrer ».
Autres preuves d’une telle absence de confiance et d’une inhérente contradiction : il suffit d’écouter Abdul Razak al-Shammari – responsable des relations étrangères du Mouvement populaire sunnite (issu des manifestations de 2013) – s’exprimer sur Al Jazeera. Il ne doute pas que les sunnites d’Anbar se battront, à condition d’être correctement armés, contre l’EI, mais il est sûr qu’ils vont aussi punir les « crimes commis par milices » – celles-là même que soutient le gouvernement. Pendant cette émission, le représentant du gouvernement et Abdul Razkal-al Shammari ont échangé des insultes si acerbes que l’animateur a jugé bon d’imposer une pause plus tôt que prévu.
L’EI n’est pas seul en cause
L’émergence de l’EI n’est pas seulement affaire d’idéologie. La communauté arabe sunnite en Irak a été effectivement marginalisée.
La publication par l’EI d’une vidéo clamant que trente chefs de clans et des notables à Mossoul ont prêté allégeance à son chef, Abou Bakr al-Baghdadi a suscité la controverse. Que ces allégations soient entièrement authentiques ou non, il ne serait pas surprenant qu’elles contiennent au moins une part de vérité.
En combattant l’EI, le gouvernement d’al-Abadi tente de se créer un capital de sympathie et de soutien auprès de la communauté internationale. Cet appui ne changera guère le contexte plus large dans lequel prospèrent ces conflits. Pendant longtemps, on s’est voilé la face devant ce sectarisme, et l’administration Obama a fermé les yeux : il tenait surtout au retrait rapide des troupes américaines. Or, ce spectre est revenu hanter toute la région, pas seulement l’Irak.
L’EI contrôle de vastes régions de l’Irak, compromettant de facto son intégrité territoriale ; et n’oublions pas la région irakienne kurde, qui, avec ses propres frontières intérieures, un drapeau, un hymne national, un parlement et ses propres forces militaires (peshmergas), constitue effectivement un pays dans un pays. Le fait est que l’Irak est actuellement morcelé, et il semble bien que cette triste réalité ne changera pas de sitôt.
Evidemment, les périls de l’Irak ne se résument pas à ses problèmes de sécurité ; le plus grave c’est qu’en l’absence d’un processus politique favorisant un minimum de réconciliation ainsi que la reconnaissance des droits des Arabes sunnites, l’instauration d’une paix durable à long terme n’avancera pas d’un pouce. Ce processus de réconciliation aurait peut-être mieux fonctionné à la faveur des manifestations de 2013, mais on a malheureusement laissé passer cette splendide opportunité. Pire encore, les voix qui attisent le conflit sont actuellement celles qu’on entend le mieux. Malheureusement, les Irakiens – dont les 3,7 millions de personnes déplacées à l’intérieur du pays – sont les populations qui en font le plus douloureusement les frais.
- Mustafa Salama, analyste politique, consultant et auteur indépendant, possède, outre sa formation universitaire, une vaste expérience des affaires du Moyen-Orient.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : 18 Avril 2015, les forces peshmergas (kurdes irakiens) et les factions d’al-Hashd al-Shaabi occupent une position à proximité du village de Bashir dans le quartier de Qatqa Daquq (45 km au sud de Kirkouk), suite au lancement d’une campagne destinée à reprendre au groupe Etat islamique (EI) les villages environnants (AFP).
Traduction de l'anglais (original) par Dominique Macabies.
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