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L’Iran et les dictateurs sunnites, recruteurs de premier choix pour l’État islamique

Les trois événements clés de la montée en puissance de l’État islamique sont l’abandon du partage du pouvoir en Irak, l’écrasement de l’opposition par Assad et le coup d’État en Égypte

John Allen, le général des Marines à la retraite chargé par le président américain Barack Obama de coordonner la campagne contre le groupe État islamique, est un homme sûr de lui. Fraîchement rentré de Turquie, qui venait d’accepter de rejoindre la campagne aérienne contre la milice, il a affirmé lors de l’Aspen Security Forum que l’État islamique était en train d’être vaincu.

« Je crois réellement que l’élan de Daech a été freiné sur le plan stratégique, sur le plan opérationnel, et, dans l’ensemble, sur le plan tactique. Mais ce n’est pas simplement une campagne militaire. Il y a une campagne contre son financement, une campagne contre sa communication, une campagne contre l’afflux de combattants étrangers, puis le volet humanitaire [...] Il est très important d’avoir une perspective stratégique plus large lorsque l’on s’interroge sur l’effet de notre action. »

Justement, cette perspective stratégique plus large : où est-elle ?

À peine Allen avait-il fait ce pari risqué que le Front al-Nosra, groupe affilié à al-Qaïda, renchérissait avec la capture de deux dirigeants et six membres de la Division 30 de l’Armée syrienne libre, qui avaient participé au programme de formation et d’équipement géré par le ministère américain de la Défense. Le Front al-Nosra a appelé la Division 30 à « revenir dans le droit chemin » et a exhorté ses combattants à lutter contre le régime de Bachar al-Assad pour défendre leurs familles.

Trouver le droit chemin en Syrie et en Irak s’avère difficile, en particulier pour un président américain profondément convaincu qu’il s’est sorti de la guerre « stupide » de Bush. Les États-Unis ont peut-être quitté l’Irak, mais l’Irak n’a pas encore quitté les États-Unis.

Premièrement, après une première année sous les bombardements, l’État islamique a certes perdu du territoire mais n’a connu « aucune dégradation significative de ses effectifs », a déclaré un responsable américain de la défense désireux d’éteindre l’optimisme d’Allen. Le responsable a estimé le contingent du groupe entre 20 000 et 30 000 hommes, soit le même nombre qu’en août dernier, au lancement des frappes aériennes.

Deuxièmement, à quoi ressemble une victoire ? Un Irak divisé en trois parties de façon permanente, dont l’une sous l’emprise ferme de l’Iran ? Assad à la tête d’un mini-État croupion alaouite en bord de mer, tandis que le reste de la Syrie serait entre les mains des milices locales ? Washington souhaite-t-il même la chute de Damas ?

Sans réponses à ces questions, les bombes larguées par les avions de la coalition sont à peu près aussi précises que celles que la Royal Air Force a larguées sur l’Allemagne pendant la Seconde Guerre mondiale. Sans analyse lucide de l’origine de l’État islamique et sans appréciation des fluctuations de son sort, sa défaite ne sera jamais une certitude. S’il est écrasé en Irak, son attention se tournera vers l’Égypte, où un dictateur militaire brutal s’emploie à créer exactement les conditions propices à son développement, avec le plein appui des États-Unis et de l’Union européenne.

Pour l’expliquer sans le justifier, il faut comprendre que l’État islamique a sa propre logique. Ses théologiens et ses dirigeants sont tous persuasifs et doués pour adapter le média au message et le message au public. Les graines de la théologie sectaire extrême de l’État islamique ont germé dans un incubateur social spécifique provoqué par la chute du leadership sunnite, l’expansionnisme opportuniste de l’Iran et la série d’erreurs de jugement commises par les États-Unis.

Deux universitaires, Hasan Abu Haniyeh et le Dr Mohammed Abu Rumman, ont décrit dans une certaine mesure l’incubateur qui a nourri l’État islamique. Leur petit ouvrage, publié par la Friedrich-Ebert-Stiftung (Allemagne), donne des indices que d’autres ont manqués ou minimisés. Comme son titre l’indique, The Islamic State Organisation, The Sunni Crisis and the Struggle of Global Jihadism (L’organisation État islamique, la crise sunnite et la lutte du djihadisme mondial) retrace la relation symbiotique entre la crise de la politique arabe sunnite et la prolifération d’un minuscule groupe dissident d’al-Qaïda.

D’un côté, c’est Hollywood : l’histoire d’un groupe de pas plus de 80 adeptes et leurs familles vivant dans un camp à Hérat, en Afghanistan, créé et géré par Ahmad Fadhil al-Khalayleh, un jeune Jordanien originaire de la ville de Zarka, qui s’est retrouvé quinze ans plus tard à contrôler une région de la taille de la Grande-Bretagne. D’un autre côté, c’est Tchekhov : une erreur de jugement en cache une autre.

Zarqaoui, le djihadiste basé en Irak, a compris quelque chose que ben Laden, l’internationaliste, n’a pas compris. Zarqaoui a saisi la véritable nature de la politique identitaire dans un monde arabe en pleine mutation, où les États étaient en ruines et leurs dirigeants ne représentaient plus leur peuple.

Voici ce que Zarqaoui écrit :

« Notre combat avec les Américains est une question simple. L’ennemi est visible et ses arrières sont à découvert. Il ne connaît ni le territoire, ni la nature réelle des moudjahidines, en raison de la faiblesse de ses renseignements. Nous savons avec certitude que ses forces en croisade se dissiperont demain ou après-demain. »

Évoquant les chiites, Zarqaoui ajoute :

« Al-Rafidha [les mécréants, en référence aux chiites] [constitue] l’obstacle difficile, le serpent caché, le scorpion rusé, l’ennemi malveillant et insidieux et le poison qui nous inonde. »

Il considère que leur danger est persistant et que leur ambition est considérable. Il poursuit :

« Au fil des jours, leur espoir de créer l’État de "Rafidha" [l’État chiite], qui s’étendrait depuis l’Iran en passant par l’Irak, la Syrie et le Liban, jusqu’aux monarchies cartonnées du Golfe, est de plus en plus en plus grand. »

Pour une prédiction datant de février 2004 (dans une lettre adressée à ben Laden), ce n’est pas mal.

Zarqaoui a exploité un fait politique central : tandis que les chiites irakiens avaient l’Iran, les sunnites sentaient qu’ils n’avaient personne. Leurs dirigeants étaient soit des oligarques vénaux, soit des souverains absolus dont la seule loyauté était pour leur famille proche.

La montée en puissance de l’État islamique a été tout sauf linéaire. Lorsqu’une alternative politique s’est présentée à l’occasion des élections qui ont suivi la Révolution arabe, al-Qaïda et l’État islamique ont été tous deux pris à la gorge. S’il a été grièvement blessé par la montée de l’islam politique, l’État islamique a rapidement aperçu le potentiel de recrutement offert par le coup d’État militaire en Égypte. Ce coup d’État a été entièrement soutenu et financé par les dictatures arabes sunnites, l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis en tête, dans le but de vaincre les Frères musulmans. À l’inverse, l’Iran a apporté son soutien total aux groupes chiites à travers le monde arabe.

Le 31 août 2013, dans un enregistrement intitulé « al-silmiyya dinu mann ? » (« L’approche pacifique est la religion de qui ? »), le porte-parole de l’État islamique, Abou Mohammed al-Adnani, a fait une déclaration dont l’écho a été considérable :

« Vous devriez savoir, ô sunnites révoltés où que vous vous trouviez, que notre fléau n’est pas le système au pouvoir, mais plutôt les lois shirki [idolâtres] qui vous gouvernent. Il n’y aura pas de différence entre un dirigeant et le suivant tant que nous ne changeons pas la loi ; il n’y a aucune différence entre [Hosni] Moubarak, Mouammar [Kadhafi] et [Zine el-Abidine] Ben Ali, ni entre [Mohamed] Morsi, [Moustapha] Abdel Jalil et [Rached] Ghannouchi ; ce sont tous des tyrans qui gouvernent avec les mêmes lois. »

Adnani a qualifié le groupe écrasé des Frères musulmans de « parti laïc dans un manteau islamique ». La partie essentielle du message qu’il a adressé au « peuple de la Sunna » était : « Renoncez aux appels pacifiques, prenez les armes et déclarez le djihad pour l’amour de Dieu, pour repousser les agresseurs de l’armée égyptienne et l’armée safavide [irakienne]. »

C’était plus qu’une injonction religieuse. C’était une réponse politique à une situation où la politique (constitutions, élections, parlements) avait disparu. Si Zarqaoui était alors mort depuis longtemps, deux dictateurs sectaires, le premier soutenu par les États-Unis et l’Iran (Nouri al-Maliki), le second par l’Iran et la Russie (Bachar al-Assad), avaient cependant rendu le service inestimable dont Zarqaoui avait besoin pour revenir à la vie. Tous deux devraient recevoir la version djihadiste de la Légion d’honneur.

Tant al-Maliki qu’Assad ont contribué à renforcer le discours de la mort de la politique en répondant à la contestation politique et pacifique par la force démesurée. En Irak, lors du départ des Américains, la politique visant à tenter de conserver un partage du pouvoir avec le bloc Iraqiya, qui avait remporté les élections, était en lambeaux.

Ali Khedery, le responsable américain ayant officié le plus longtemps et sans interruption en Irak, a publié l’an dernier un compte-rendu d’initié de ces événements dans le Washington Post. Ayant fait partie des responsables américains en Irak qui ont présenté al-Maliki aux Américains, Khedery s’est senti responsable du comportement de l’individu.

« Les Arabes sunnites, qui avaient surmonté les divisions internes pour former la coalition laïque Iraqiya avec les Arabes chiites, les Kurdes, les Turkmènes et les chrétiens de même sensibilité, ont été scandalisés qu’on leur demande de renoncer au poste de Premier ministre après avoir triomphé d’al-Qaïda et remporté les élections. Même les dirigeants islamistes chiites ont exprimé en privé leur malaise quant à la trajectoire de l’Irak sous al-Maliki, [Moqtada] al-Sadr qualifiant ouvertement ce dernier de "tyran". Le pire est peut-être que les États-Unis n’étaient plus considérés comme un intermédiaire honnête. »

Al-Maliki ne s’est pas contenté de refuser d’honorer les engagements qu’il avait pris pour payer les sahawat, les combattants sunnites responsables de la défaite d’al-Qaïda. Dans les heures qui ont suivi le retrait des forces américaines en décembre 2011, il a demandé l’arrestation de son rival de longue date, le vice-président Tareq al-Hachemi, le condamnant à mort par contumace. L’élimination du ministre des Finances Rafi al-Issawi a suivi un an plus tard.

Khedery a conclu :

« En bref, l’Irak d’un seul homme et d’un seul parti [le Dawa] d’al-Maliki ressemble beaucoup à l’Irak d’un seul homme et d’un seul parti [le parti Baas] de Saddam Hussein. Cependant, Hussein contribuait au moins à contenir un ennemi stratégique des États-Unis : l’Iran ; et ce, sans avoir reçu mille milliards de dollars d’aide de la part de Washington. Il ne reste pas beaucoup de "démocratie" si un homme et un parti étroitement liés à l’Iran contrôlent l’appareil judiciaire, la police, l’armée, les services de renseignement, les revenus du pétrole, le trésor et la banque centrale. Dans ces circonstances, la reprise de la guerre civile ethno-sectaire en Irak n’était pas une possibilité, mais une certitude. »

Un avis que ne partage pas Condoleezza Rice, autre adepte d’al-Maliki. Passionnée de golf, l’ancienne conseillère à la Sécurité nationale et ex-secrétaire d’État de Bush était passée en coup de vent dans les locaux du Guardian alors qu’elle était en route pour les links écossais. J’en avais profité pour l’interroger sur les escadrons de la mort lancés par al-Maliki contre la province d’Anbar. Elle m’avait alors regardé comme si je venais d’une autre planète, considérant Nouri al-Maliki comme « un grand patriote irakien » et son « ami personnel ».

Bien sûr, il y a eu un autre gagnant dans le coup d’État de velours d’al-Maliki : l’Iran. Pour Khedery, le général Qassim Soleimani, qui dirige la force al-Qods, unité du Corps des gardiens de la révolution iranienne (CGRI), est l’homme le plus puissant d’Irak et du Moyen-Orient. Il aurait pu ajouter, de la Syrie.

Assad a été le partenaire idéal de l’État islamique à deux égards. Avant le soulèvement syrien en 2011, Assad et ses services de renseignement avaient la conviction que le djihad pouvait être manipulé au profit du régime. Pendant ce temps, les combattants étrangers sont entrés en Syrie et ont créé les réseaux qu’ils utilisent aujourd’hui. Ensuite, lorsque la révolution a commencé à Deraa, Assad a répondu à la protestation pacifique par l’usage de la force totale, ce qui a incité un grand nombre de membres de l’armée syrienne à faire défection pour former l’Armée syrienne libre afin de protéger les manifestants.

Assad a encouragé la militarisation de la révolution en libérant des détenus de la prison de Saidnaya, l’un des plus célèbres repaires de prisonniers islamistes. Les trois figures principales étaient Zahran Allouche (fondateur et commandant de Liwa al-Islam [« Brigade de l’islam »], devenu plus tard Jaysh al-Islam), Hassan Abboud (connu sous le nom d’Abou Abdullah al-Hamawi, qui s’est imposé comme le commandant d’Ahrar al-Sham), et Issa al-Cheikh (qui est devenu le commandant de Liwa Suqour al-Islam [« Brigade des faucons de l’islam »]).

L’entrée du Hezbollah dans la guerre civile en Syrie a servi de preuve définitive, s’il en était besoin, du rôle de l’Iran dans cette guerre. Il a fallu un certain temps pour qu’Hassan Nasrallah reconnaisse le rôle que ses combattants ont joué en Syrie. En octobre 2012, il a affirmé qu’ils combattaient en tant qu’individus ne relevant pas de la direction du parti. Son ancien secrétaire général au Hezbollah, le cheikh Sobhi al-Toufayli, a laissé entendre plus d’une fois que Nasrallah a entretenu des doutes quant au rôle du Hezbollah dans le soutien à Assad en Syrie, et a affirmé que le Hezbollah est passé sous le contrôle total de l’Iran.

Il a déclaré à Al Arabiya : « Le projet du Hezbollah en tant que parti de résistance œuvrant à unifier le monde islamique s’est écroulé. [Le Hezbollah] n’est plus ce parti qui défend l’Oumma [la nation islamique] : au lieu de cela, le Hezbollah est un fléau pour l’Oumma. » Toufayli a constaté en outre que le Hezbollah a « provoqué le monde entier » et a commencé une guerre sectaire qui « a ouvert la porte à une période cruelle de sédition ».

Avec l’accord sur le nucléaire, l’Iran n’est plus l’ennemi stratégique des États-Unis. Cependant, des millions de sunnites à travers le monde arabe perçoivent maintenant l’Iran comme leur ennemi stratégique en raison de l’Irak, de la Syrie et du Yémen. L’Iran ne contrôlera jamais les « quatre capitales arabes », contrairement à ce que prônent ses éléments les plus conservateurs. Il est seulement assez puissant pour combattre et répandre le chaos. Téhéran pourra reprendre son rôle traditionnel d’intermédiaire honnête, de voisin et de partenaire seulement si le CGRI met un terme à ses aventures à l’étranger. Mais l’Iran devra d’abord renoncer à son rôle dans les guerres par procuration. Or, rien ne prouve qu’il en ait l’intention.

Tels sont donc les trois événements clés de la montée en puissance de l’État islamique : l’abandon du partage du pouvoir en Irak, l’écrasement de l’opposition par Assad et le coup d’État militaire en Égypte. Pris ensemble, ils constituent le cœur de la crise politique sunnite. Cette crise a propulsé l’État islamique au premier plan, et elle continuera à générer des cellules de l’État islamique dans le monde arabe et occidental, et ce longtemps après que le vide politique au centre de la question aura été comblé.

Hasan Abu Haniyeh et le Dr Mohammed Abu Rumman ont écrit :

« Le point faible de l’État islamique, et peut-être son talon d’Achille, reste sa relation avec la communauté sunnite. Si une grande partie de cette communauté se retourne contre le groupe, comme cela était le cas auparavant, que ce soit pour des raisons politiques ou pour rejeter les préceptes religieux et idéologiques qu’il impose à la société, le facteur même qui a été à l’origine de sa montée en puissance pourrait alors devenir le facteur à l’origine de sa chute. »

La crise politique sunnite sera uniquement résolue lorsque le vide politique sera comblé par des dirigeants élus démocratiquement, qui seront en mesure de représenter réellement le peuple sunnite, et lorsque l’Iran reconnaîtra qu’il y a des limites géographiques à ses ambitions. L’alternative politique tant pour les sunnites que pour les chiites est la condition sine qua non pour une réconciliation dans la région. Néanmoins, en Irak comme en Syrie, personne ne se fait d’illusions.

- David Hearst est le rédacteur en chef de Middle East Eye. Il était précédemment journaliste au Guardian, où il a occupé les positions de rédacteur en chef adjoint et contributeur principal de la rubrique Actualités internationales, éditeur de la rubrique Affaires européennes, chef du bureau de Moscou, correspondant en Europe et correspondant en Irlande. Avant le Guardian, David Hearst était correspondant pour la rubrique Éducation au journal The Scotsman.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : les forces de police irakiennes se tiennent derrière des hommes soupçonnés d’être liés à l’État islamique, lors d’une opération à Kirkouk, le 2 juillet (AFP).

Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.

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