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Ma rencontre avec le guide suprême des Frères musulmans

En 2011, je me suis rendu au Caire et j’y ai rencontré Mohammed Badie. Aujourd’hui, il dort par terre dans une cellule de prison égyptienne, condamné à mort
Le dirigeant des Frères musulmans égyptiens, Mohammed Badie, les bras levés derrière les barreaux de la cage des accusés, au Caire, en 2015 (AFP)

Depuis ma libération de Guantánamo, je me suis tout naturellement intéressé aux histoires des prisonniers politiques à travers le monde. 

J’ai rencontré des collègues de Nelson Mandela emprisonnés sur Robben Island ; des républicains irlandais ayant participé aux grèves de la faim avec Bobby Sands ; des Palestiniens emprisonnés avec les membres de leur famille ; d’anciens prisonniers en Libye, en Syrie et en Égypte qui ont passé des dizaines d’années en prison et ont émergé comme leaders.

L’un de ces hommes est le guide suprême des Frères musulmans, Mohammed Badie.

L’Égypte : là où les Américains menaçaient de m’envoyer

Les États arabes d’Afrique du Nord n’ont jamais été un choix évident de visite après ma libération de Guantánamo.

La majorité des prisonniers de Guantánamo originaires de cette région ont été réinstallés dans d’autres pays à travers le monde, car les États-Unis eux-mêmes reconnaissaient que les y renvoyer les exposerait à des risques d’emprisonnement arbitraire, de torture et d’exécution.

J’ai été impliqué dans les discussions avec les gouvernements européens concernant leur réinstallation et j’ai rencontré certains prisonniers après leur libération. L’un deux était un Égyptien réinstallé en Slovaquie. Il avait de bonnes raisons de ne pas rentrer chez lui.

Pendant la pire période de mon interrogatoire par la CIA au centre de détention de Bagram en Afghanistan, ils me menaçaient de m’envoyer en Égypte ou en Syrie si je refusais de coopérer, tout comme ils l’avaient fait pour d’autres. 

Il y a tout lieu de croire que les chambres de torture de l’Égypte ont joué un rôle significatif dans l’émergence des dirigeants de certains des groupes militants les plus dangereux de la région

L’un de ces prisonniers était Saad Iqbal Madni, un qari (récitateur du Coran) pakistanais enlevé par la CIA en Indonésie et envoyé secrètement en Égypte via l’île britannique de Diego Garcia

Madni a été emprisonné en Égypte pendant trois mois avant d’être transféré à Bagram, où je l’ai rencontré et où j’ai appris son calvaire. Même l’un de ses interrogateurs à Bagram était Égyptien. 

Après sa libération de Guantánamo, Madni a évoqué ses années en prison sans procès : « Ils m’ont mis dans un endroit plus petit qu’une tombe. Pendant 92 jours, je n’ai pas pu me reposer confortablement.

« Ils m’ont posé des questions à propos de Richard Reid [le « shoe bomber »], et m’ont demandé si j’avais des informations sur le 11 septembre. Lorsque j’ai nié, ils m’ont infligé des chocs électriques au niveau des genoux. Après quelques chocs, je me suis évanoui. »

L’Égypte est connue pour torturer les musulmans suspectés d’appartenir à des mouvements islamiques actifs sur le plan politique.

L’ancien agent de la CIA Robert Baer, assigné au Moyen-Orient, comprenait cette peur davantage que la plupart des gens. Il a expliqué comment les États-Unis s’en sont servi : « Si vous voulez un interrogatoire sérieux, vous envoyez le prisonnier en Jordanie. Si vous voulez qu’il soit torturé, vous l’envoyez en Syrie. Si vous voulez que quelqu’un disparaisse – ne plus jamais le revoir –, vous l’envoyez en Égypte. »

Ali al-Fakheri (également connu sous le nom d’Ibn al-Sheikh al-Libi), suspecté d’être un agent libyen d’al-Qaïda, a été envoyé par la CIA en Égypte pour y être torturé sous l’autorité du chef des renseignements du président Hosni Moubarak, Omar Suleiman.

Libi « a avoué » que l’Irak accumulait des armes chimiques et les donnait à al-Qaïda. Ce faux renseignement a été transmis aux États-Unis et est devenu un élément-clé pour justifier l’invasion de l’Irak. 

Le retour du pharaon

Mohammed Badie a effectué son premier séjour en prison en 1965 pour « activité politique » dans le cadre de la répression des Frères musulmans par le président Gamal Abdel Nasser. L’année suivante, plusieurs dirigeants de la confrérie accusés de conspirer contre le gouvernement de Nasser ont été exécutés, notamment l’idéologue islamique Sayyid Qutb. 

D’autres ont été condamnés à de lourdes peines. L’un des membres éminents de la confrérie était une femme, Zaynab al-Ghazali : elle occupait des fonctions de premier plan au sein des Frères musulmans et des milliers de personnes ont assisté à ses conférences. 

Dans ses mémoires racontant son emprisonnement, Ayyam min Hayati (Des jours de ma vie), republiées plus tard en anglais sous le titre Return of the Pharaoh (le retour de pharaon), elle témoigne explicitement de la brutalité du régime égyptien après son arrestation en 1965. 

L’ancien président égyptien Gamal Abdel Nasser assis entre le ministre des Affaires locales et le chef de l’armée en 1956 (AFP)
L’ancien président égyptien Gamal Abdel Nasser assis entre le ministre des Affaires locales et le chef de l’armée en 1956 (AFP)

Bon nombre de ses élèves ont été amenés devant elle et ont reçu l’ordre de la dénoncer. Tous ont refusé.

Ghazali décrit comment elle a vu ses élèves « sanglés à des poteaux les bras en croix et durement battus » en réaction. Badie était l’un d’eux, ce fut le début de son aventure avec le système carcéral égyptien.

Malgré leur statut de civil, Badie et ses homologues ont été traduits devant des tribunaux militaires. Il a été condamné à quinze ans de prison mais a été libéré après la mort de Nasser, suite à une amnistie générale accordée aux Frères musulmans en 1974 par le nouveau président, Anouar el-Sadate. 

Torture et terrorisme

Il y a tout lieu de croire que les chambres de torture de l’Égypte ont joué un rôle significatif dans l’émergence des dirigeants de certains des groupes militants les plus dangereux de la région. 

Badie a plus tard enseigné dans plusieurs universités et est devenu professeur de pathologie vétérinaire, mais il a poursuivi sérieusement son travail pour la confrérie.

Son organisation a continué à demander des réformes islamiques et des élections démocratiques, ces dernières étant rejetées par des groupes islamiques radicaux, en plein essor après les brutales répressions.

Une image publiée en 2010 montre une capture d’écran du dirigeant d’al-Qaïda Ayman al-Zawihiri (SITE Intelligence Group/AFP)
Une image publiée en 2010 montre une capture d’écran du dirigeant d’al-Qaïda Ayman al-Zawihiri (SITE Intelligence Group/AFP)

Le dirigeant d’al-Qaïda Ayman al-Zawahiri a été emprisonné après l’assassinat de Sadate en 1981. Bien qu’il ait soutenu un coup d’État contre le gouvernement, il aurait été opposé au meurtre du dirigeant égyptien.

Lors d’un procès de masse qui a duré trois ans, Zawihiri a déclaré au tribunal : « Ils nous ont mis dans les geôles égyptiennes crasseuses… ils nous ont fouettés avec des câbles électriques, ils nous ont infligé des chocs électriques ! … Et ils ont utilisé des chiens sauvages ! » 

La référence aux chiens est quelque chose que j’ai entendu il y a de nombreuses années. Aussi incroyable que cela puisse paraître, les interrogateurs égyptiens avaient entraîné des chiens pour violer des prisonniers. Zawahiri a également mentionné plusieurs prisonniers décédés après avoir été torturés.

Les Frères musulmans n’ont pas adopté la voie de la violence politique employée par des groupes égyptiens tels que al-Gama’a al-Islamiya ou Tandhim al-Jihad, que Zawahiri a fini par diriger – mais cela ne les a pas empêchés de connaître le même sort, sinon pire, aux mains du gouvernement.

En 1999, après une nouvelle répression contre la confrérie sous Hosni Moubarak, Mohammed Badie et ses homologues ont été arrêtés de nouveau et traduits en justice – là encore devant des tribunaux militaires. Il a été libéré en 2003.

Rencontre avec le guide suprême

En 2011, je me suis rendu en Égypte avec la journaliste Yvonne Ridley. Mon objectif était de rencontrer tout ancien prisonnier ou agent des renseignements au courant de l’affaire Fakheri et de ses aveux sur l’Irak extorqués sous la torture. 

Lorsque j’ai rencontré Badie, je l’ai trouvé très chaleureux et sympathique. Ses années d’emprisonnement n’avaient pas sapé ses espoirs pour l’avenir. Des centaines de personnes avaient été tuées pendant les manifestations contre le gouvernement, mais Moubarak avait démissionné. 

Qui a tué Mohamed Morsi ?
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Les Frères musulmans n’étaient plus une organisation illégale, mais au contraire sur le point d’entrer dans le processus électoral et d’avoir enfin une chance de diriger le pays.

J’ai interrogé Badie sur les relations cordiales des Frères musulmans avec l’armée ; il pensait que c’était un compromis nécessaire pour le bien commun. 

Badie ne savait pas grand-chose de Fakheri, mais il m’a rapporté avoir passé du temps en prison avec trois prisonniers britanniques condamnés pour leur appartenance à Hizb ut-Tahrir.

Il m’a raconté comment il avait interprété un rêve particulièrement mémorable fait par l’un d’entre eux. Je les ai rencontrés tous les trois après leur retour au Royaume-Uni en 2006.

En 2012, lors des élections législatives, la confrérie a déployé son parti créé peu de temps avant, le Parti de la liberté et de la justice, avec Mohammed Morsi à sa tête.

Morsi a vaincu tous les autres candidats et a émergé comme le premier président élu démocratiquement en Égypte. Toutes ces années d’exactions, de prison et de torture avaient conduit à ce moment historique – mais éphémère.

Retour à la case prison

L’année suivante, l’armée qui avait poursuivi Mohammed Badi lorsqu’il était jeune orchestrait désormais un coup d’État contre Morsi, aux conséquences mortelles. Une fois encore, la confrérie fut interdite. Cette fois-ci, elle ne serait pas épargnée.

Un soulèvement populaire a suivi l’éviction de Mohamed Morsi et des centaines de personnes ont été tuées lors de manifestations et de contre-manifestations. Quelque 800 personnes ont notamment perdu la vie durant le massacre de la place Rabia, lorsque les services de sécurité égyptiens ont ouvert le feu sur des milliers de partisans de Morsi.

Des islamistes soudanais manifestent contre les condamnations à mort prononcées à l’encontre de l’ancien président égyptien Mohamed Morsi, du guide suprême des Frères musulmans Mohamed Badie et d’autres accusés en 2015 (AFP)
Des islamistes soudanais manifestent contre les condamnations à mort prononcées à l’encontre de Mohamed Morsi, Mohamed Badie et d’autres accusés en 2015 (AFP)

Presque tous les dirigeants des Frères musulmans ont été emprisonnés, tandis que d’autres ont été tués, y compris le fils de Badie lui-même.

Badie est passé dans la clandestinité, mais a été arrêté en 2013 et condamné à mort dans un procès de masse, avec 682 autres. Il a ensuite reçu d’autres condamnations à mort et à la prison à vie et comparaît devant un tribunal presque chaque année depuis pour faire face à de nouvelles accusations. 

Pendant ce temps, Mohammed Akef, ancien chef des Frères musulmans, et Mohamed Morsi sont morts en prison.

On peut ne pas être d’accord avec les Frères musulmans, mais force est de constater que cette organisation et ses membres ont été soumis à des épreuves et à des actes de torture inimaginables

Badie a aujourd’hui 76 ans et a passé près de vingt ans de sa vie en prison pour ses convictions politiques.

Selon sa fille, il se voit refuser les visites de sa famille et on ne connaît pas son état de santé. Il dort par terre, à l’isolement, et si le gouvernement fait comme ça lui chante, il mourra là-bas.

On peut ne pas être d’accord avec les Frères musulmans, mais force est de constater que cette organisation et ses membres ont été soumis à des épreuves et à des actes de torture inimaginables. 

Badie aurait pu abandonner après son premier séjour en prison, mais il a choisi de continuer à se battre.

La prison ne l’a pas affaibli ; cela n’a fait que renforcer sa résolution. Qu’il meure libre ou prisonnier, l’histoire se souviendra de lui pour ce qu’il était et ce qu’on lui a fait. Et d’autres marcheront sûrement dans ses pas.

- Moazzam Begg est un ancien détenu de Guantánamo, l’auteur d’Enemy Combatant et le directeur de la sensibilisation de l’organisation britannique CAGE, qui vise à « aider les communautés touchées par la guerre contre le terrorisme ». Vous pouvez le suivre sur Twitter : @Moazzam_Begg

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Moazzam Begg is a former Guantanamo Bay detainee, author of Enemy Combatant and outreach director for UK-based campaigning organisation CAGE. Follow him on twitter: @Moazzam_Begg
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