Tanger sous la pluie : un audacieux et émouvant roman graphique sur les séjours du peintre Henri Matisse
Le 29 janvier 1912, le peintre français Henri Matisse se rend à Tanger, dans le Nord du Maroc, avec son épouse pour changer d’air. Il vient de perdre son père, il est déprimé, il cherche un nouveau souffle.
Le couple s’installe à l’hôtel de la Villa de France, un palace sur les hauteurs de Tanger. Malheureusement, alors que Matisse ambitionne de peindre la nature marocaine, il pleut sans cesse sur la ville, ce qui le contraint à peindre dans sa chambre, au numéro 35, qui deviendra mythique dans l’histoire de l’art.
En désespoir de cause, le peintre demande un modèle. C’est ainsi que Zorah, prostituée, est convoquée pour poser...
Le peu de documentation et de témoignages relatifs aux séjours de Matisse à Tanger n’offre guère à Fabien Grolleau, dans la préparation de son nouveau roman graphique (paru chez Dargaud), la possibilité de coller au plus près à la réalité.
Quels furent les sensations et sentiments précis du peintre durant ces deux séjours, en 1912 et 1913 ? Qui furent Zohra, Amido ou encore le Rifain, qui posèrent pour lui et contribuèrent grandement à la force de proposition des toiles qui en résultèrent ?
Comme il le fait avec d’autres de ses biopics dessinés (sur l’écrivain Robert Louis Stevenson, le naturaliste Charles Darwin, la militante Angela Davis…), Grolleau s’éloigne des carcans du genre et évite de tomber dans le traité de peinture illustré.
Il va même jusqu’à s’offrir le luxe de reléguer progressivement Matisse au second plan pour imaginer les histoires de ces Marocaines et Marocains qui l’ont côtoyé et qui, occasionnellement, s’accaparent des pages complètes de l’ouvrage.
Les Mille et Une Nuits à Tanger
Ainsi Zohra, cette mystérieuse muse marocaine dont on a perdu toute trace, devient-elle presque la figure centrale de Tanger sous la pluie.
Lors de ses longues séances de pose, elle prend l’initiative de narrer à Matisse le conte d’une princesse amoureuse d’un prince victime d’une malédiction.
Zohra interrompt son récit selon son bon vouloir, contraignant Matisse, qui y prend goût, à attendre la séance suivante pour poursuivre son tableau tout en écoutant la suite de l’histoire.
Évoquant la tradition orale marocaine, cette idée de faire de Zohra une conteuse entraînant le personnage masculin ainsi que le lecteur dans une « histoire dans l’histoire » est aussi empruntée au système dramaturgique des Mille et Une Nuits, érigeant ainsi Zohra en nouvelle Shéhérazade.
Sur le plan du dessin et de la mise en page, Abdel de Bruxelles, connu par exemple pour Le Conflit israélo-palestinien : deux peuples condamnés à cohabiter, fait évoluer son style lorsqu’interviennent les cases illustrant le conte. Ces cases sont de même taille et clairement contourées et alignées, marquant ainsi le contraste avec le récit principal dont les cases sont plus colorées et de formes diverses.
Pour mettre en images l’histoire narrée par Zohra, seuls sont utilisés le noir, le blanc et le bleu, ce qui renvoie au contexte nocturne et onirique des célèbres contes ancestraux.
Couplé à l’emploi régulier de silhouettes noires, ce choix renvoie à certains romans graphiques contemporains évoquant le monde moyen-oriental, tels ceux de la Franco-Iranienne Marjane Satrapi ou de la Franco-Libanaise Zeina Abirached.
Au cinéma, cette technique évoque les films d’animation en ombres chinoises de Lotte Reiniger et de Michel Ocelot.
Le réel et le rêve
L’enchâssement des deux récits permet également d’épaissir davantage la psychologie des personnages. Il s’avère en effet que c’est métaphoriquement de sa propre histoire que Zohra est en train de parler.
Matisse, lui, apprécie cette histoire mais n’en perçoit pas la signification : « ça reste un Français », dixit le jeune groom Amido. Entre son art et le réel, le peintre choisit de rester du côté de l’illusion, entretenue par sa relation presque maladive à ses pinceaux.
Son épouse Amélie décide de rentrer en France, tant son mari, occasionnellement soupe au lait et obsédé par la concurrence, ne pense et ne voit le monde qu’en fonction de ce qui pourrait en surgir sur ses toiles.
Abdel de Bruxelles, lui-même d’origine marocaine, use régulièrement de belles trouvailles pour transcrire les états d’âme de Matisse.
Évitant soigneusement de reprendre le style vif et instinctif du peintre et du fauvisme en général (tout au plus en conserve-t-il les aplats, les contours marqués et certains motifs), son pinceau produit des formes et des couleurs aérées, presque évanescentes, tant la prépondérance du blanc et la prégnance de la lumière, notamment dans les (non-)contours des cases, amènent les dessins à se fondre dans les pages, octroyant à l’album un air de rêverie vagabonde, hors des temps et des espaces.
De nombreuses cases et pages sont privées de texte, invitant le lecteur à pénétrer de plain-pied l’intimité et la vision de Matisse vis-à-vis des décors, figures et motifs tangérois qui stimulent sa créativité.
À titre d’exemple, lors de sa première découverte hallucinée de la ville du détroit, une page entière le montre entouré des croquis qu’il en extirpe.
Abdel de Bruxelles reprend également le motif de l’ouverture (fenêtre, porte…) pour transiter d’un lieu ou d’un personnage à un autre.
Ce système de mise en cadre est très propre à l’art de Matisse dont nombre de toiles, parmi lesquelles celles peintes depuis sa chambre tangéroise, présentent des « vues », « fenêtres sur » et autres « paysages vus de ».
C’est notamment par la reprise de cette technique et par l’agencement de différentes échelles de plan que le lecteur est invité, à la suite du peintre, à traverser la fenêtre de la chambre pour concentrer son regard sur le monde qui s’offre à lui.
C’est également par l’usage de ces surcadrages, à travers les fenêtres de sa maison close, que le personnage de Zohra est parallèlement présenté au lecteur, anticipant ainsi la rencontre entre ces deux êtres reliés par leur enfermement physique et mental.
Orientalité et orientalisme
Si Tanger inspire à Matisse certaines de ses toiles les plus éblouissantes, relevant moins de l’orientalisme (comme chez Eugène Delacroix dont il tente de suivre les traces) que d’une certaine orientalité (selon une vision plus barthésienne des choses), cela n’est pas toujours le cas de Fabien Grolleau et Abdel de Bruxelles qui tombent parfois dans le piège d’une représentation quelque peu folkloriste du Maroc et de ses habitants.
À titre d’exemple, plusieurs cases montrent en gros plans des plats culinaires traditionnels qui ont peu à voir avec le récit et dont l’intérêt semble surtout consister à faire frémir les papilles du lecteur.
De même, les intentions – certes louables – de faire de Zohra une femme martyre se heurtent à une vision assez caricaturale d’un Maroc forcément rongé par le patriarcat et où toutes les femmes sont forcément condamnées à souffrir. Cela n’est bien entendu pas totalement faux, mais cela reste réducteur.
Par ailleurs, Zohra ambitionne d’élever sereinement sa fille illégitime en France. Or cette vision idéaliste de ce pays se heurte au fait que, dans la réalité de l’époque, les femmes y disposaient d’encore très peu de privilèges.
Ces défauts ternissent à peine la qualité générale de Tanger sous la pluie, qui emporte le lecteur autant dans une Tanger mythique que dans les histoires touchantes de personnages mémorables. En dépit du désenchantement concluant la fin du récit, deux figures d’enfants se distinguent et octroient à celui-ci une salutaire ouverture.
Le premier est le jeune groom Amido. Contrairement au maître d’hôtel Hassan, il voit au-delà des conventions et traditions et s’attache à aider les autres, quelles que soient leurs histoires et cultures.
Le second est la fille de Zohra. Rousse aux yeux verts, elle conquiert l’œil du peintre qui la dessine, ce qui permet à Zohra de conserver une trace visuelle de cette enfant qu’on lui a arrachée.
La plus belle scène de Tanger sous la pluie est celle où Amido et Fatima, une amie de Zohra, se retrouvent face à la mer.
Amido confie : « J’aime bien rester là à ne rien faire. Juste regarder la mer, ça me change. » Fatima répond : « C’est bien. Ne grandis pas trop vite, petit garçon. »
C’est en cette réplique que peut se synthétiser l’art de Matisse tout autant que la vision que se font Fabien Grolleau et Abdel de Bruxelles de cette page à moitié brûlée de son histoire : les plus belles images et les plus beaux récits sont toujours ceux qui résultent de notre capacité à continuer d’apposer sur le monde un regard d’enfant dont il faudrait ne jamais nous défaire.
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