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La visite de Yaïr Lapid au Maroc, une tragicomédie

Le ministre israélien des Affaires étrangères est attendu les 11 et 12 août au Maroc pour sa première visite officielle, laquelle mettra à nouveau en lumière les positions mal assumées des « amis » des Palestiniens
Lors de sa visite, Yaïr Lapid devrait rencontrer son homologue marocain Nasser Bourita (AFP/Emmanuel Dunand)
Lors de sa visite, Yaïr Lapid devrait rencontrer son homologue marocain Nasser Bourita (AFP/Emmanuel Dunand)

Le propre d’une monarchie qui concentre pratiquement tous les pouvoirs exécutifs entre les mains d’une seule personne, c’est que de temps à autre, on assiste à des situations surréalistes, voire burlesques. 

Le Premier ministre par alternance et ministre des Affaires étrangères d’Israël, Yaïr Lapid, arrive au Maroc. Ce n’est pas un événement historique puisque le Maroc a déjà normalisé ses relations diplomatiques, et autres, avec Israël en décembre 2020. 

À cette occasion – et c’était franchement mémorable pour le pays dont le chef d’État est le président du Comité Al-Qods, une organisation réunissant les soutiens de la cause palestinienne au sein du monde arabe –, on a même vu atterrir à l’aéroport de Rabat-Salé un avion commercial de la compagnie israélienne El Al. 

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Avec tout ce que l’on sait des relations dissimulées entre les deux États, la visite officielle qu’effectue au royaume chérifien le chef de la diplomatie israélienne est somme toute banale. Sauf que dans ce cas précis, cette visite prend depuis quelques jours des allures de tragicomédie maroco-marocaine, tellement le saugrenu le dispute à la sottise. 

Le chef du gouvernement marocain Saâdeddine el-Othmani a annoncé qu’il refusait de rencontrer son presque homologue israélien. S’il s’était agi d’une tout autre personnalité, on l’aurait compris. 

Or, le responsable gouvernemental qui ne veut pas serrer la main de Yaïr Lapid est le même qui a avalisé, avec sa signature le 22 décembre 2020, devant les caméras de la télévision publique, la déclaration conjointe maroco-israélienne scellant les accords d’Abraham, et donc la normalisation avec Israël.

Il avait alors tenté d’expliquer cet incroyable renoncement, lui le héraut de la cause palestinienne, celui qui avait déclaré quelques mois auparavant du haut de la tribune du 16e Forum national de la jeunesse de son parti, le Parti de la justice et du développement (PJD, tendance islamiste), qu’il refusait « toute normalisation avec l’entité sioniste », par une contorsion politico-langagière s’appuyant sur la « mobilisation permanente du gouvernement derrière le roi Mohammed VI dans toutes ses initiatives lancées au service des intérêts suprêmes du royaume ». Autant dire sur rien de concret. 

Hypocrisie

Le refus d’El-Othmani de recevoir Lapid signifie-t-il que cette « mobilisation » n’est plus à l’ordre du jour ? Au Maroc, on fait la moue sarcastique devant tant de sournoiserie en attendant la sortie d’un autre islamiste, Abdelilah Benkirane, son prédécesseur à la tête du gouvernement et du PJD. 

En matière d’hypocrisie, celui-ci fait mieux que son successeur. À chaque fois qu’il en a l’occasion, Benkirane soutient automatiquement les initiatives prises par le Makhzen. Il a soutenu au nom de vagues intérêts supérieurs de l’État la normalisation avec Israël, mais il a aussi justifié l’espionnage de milliers de téléphones par le logiciel espion Pegasus, qui est de fabrication israélienne, au nom de la défense du pays. Toujours ce manque de détail. De concret.  

Récemment, El-Othmani a voulu montrer qu’il détenait quelques parcelles – des miettes pour être plus juste – de pouvoir : il a donc invité à Rabat Ismaël Haniyeh

Pour revenir à Saâdeddine el-Othmani, si le chef du gouvernement marocain soutient la lutte des Palestiniens et le fait toujours savoir à coup de communiqués, il n’a pas la force, en ce « royaume heureux » selon la phraséologie makhzenienne, de faire taire la voix officielle israélienne au Maroc, en l’occurrence le chef du bureau de liaison israélien à Rabat, David Govrin, qui à coups de tweets, certains explicites et d’autres moins, dit tout le mal qu’il pense des Palestiniens. Et de leurs soutiens au Maroc. 

En mai dernier, Govrin est allé très loin en reprochant directement et d’une façon peu diplomatique à El-Othmani de soutenir et de féliciter « les deux organisations terroristes, le Hamas et le Jihad islamique ». Quand on soutient une organisation « terroriste », c’est que quelque part, on est un peu terroriste. 

Mais au lieu de rappeler à l’ordre cet électron libre nommé par Benyamin Netanyahou, et qui n’en était pas à sa première immixtion dans les affaires internes du pays, El-Othmani a préféré se taire, conscient qu’il ne serait pas secondé par les vrais détenteurs du pouvoir. Ces derniers ayant fait le choix définitif d’une alliance stratégique avec Israël en prévision d’un futur mouvementé. 

On n’ose imaginer ce qui se serait passé si l’ambassadeur d’un État européen, par exemple espagnol, avait critiqué un membre du gouvernement de Sa Majesté. Ne parlons pas de l’ambassadeur palestinien à Rabat, qui n’a émis aucune critique, aucune allusion, aucune référence à la normalisation des relations entre le Maroc et Israël. 

C’est pour cette raison que récemment, El-Othmani a voulu montrer qu’il détenait quelques parcelles – des miettes pour être plus juste – de pouvoir. 

Il a donc invité à Rabat Ismaël Haniyeh, le chef du bureau politique du Hamas. Une première. Mais personne n’était dupe. Cette invitation n’a pu se concrétiser qu’avec l’aval du cabinet royal, sans qui rien ne peut se faire au Maroc. 

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Elle avait pour but de sauver la face au docteur El-Othmani, un chef de gouvernement et de parti englouti dans les contradictions et les compromissions, mais surtout de perpétuer l’illusion du Comité Al-Qods, dont le président n’est autre que le roi du Maroc. 

Certains observateurs étrangers croient que l’invitation faite à Haniyeh sert à couper l’herbe sous le pied de la Turquie d’Erdoğan, qui lorgnerait vers la présidence de ce comité ou qui chercherait à le désactiver définitivement en raison de son inutilité manifeste et de ses contradictions. 

La visite officielle de Haniyeh au Maroc en juin 2021 a été une belle occasion pour le Palestinien de marquer un point face à Israël. Mais qu’a pensé réellement le chef du bureau politique du Hamas quand il a été invité à dîner au palais royal en présence du chef du gouvernement ?

Était-il sincère quand il a fait savoir par voie de communiqué qu’il appréciait le « consensus marocain sur la Palestine aux niveaux royal, gouvernemental et populaire, des courants et partis politiques » ? 

Un bien étrange « consensus »

Un bien étrange « consensus », car quelques jours plus tard, on apprenait grâce à une fuite dans la presse israélienne qu’un avion militaire marocain venait de débarquer des membres des Forces armées royales (FAR) afin qu’ils participent à des manœuvres militaires aux côtés de Tsahal, l’armée israélienne. Cette authentique milice armée, dans le sens terminologique exact du terme, qui bien souvent tire sur les Palestiniens, les frères de Haniyeh, comme sur des lapins. 

On organise des manœuvres militaires avec ses alliés pour tester ses forces et se préparer à un éventuel conflit contre un ennemi commun. Mais quel est cet ennemi commun des Israéliens et des Marocains dans cette région précise du monde ? La Syrie ? L’Iran ? Le Hezbollah ? Ou tous ces puissants soutiens, d’une manière ou d’une autre, du Hamas à la fois ? Le mouvement palestinien qui est aussi, ne l’oublions pas, l’un des principaux ennemis d’Israël dans la région. 

Lapid sait que la réalité du pouvoir au Maroc ne se trouve ni au siège de la primature, ni au Parlement, mais plutôt au cabinet royal

Lors de sa visite au Maroc, à moins d’un coup de théâtre, Yaïr Lapid ne sera pas reçu par El-Othmani. Et même si c’était le cas, on pourrait ajouter une ultime question : pour quoi faire ? 

Lapid sait que la réalité du pouvoir au Maroc ne se trouve ni au siège de la primature, dont les bureaux se trouvent encastrés dans l’enceinte du palais royal de Rabat, ni au Parlement, qui avec ses deux solennelles chambres fait de la figuration, mais plutôt au cabinet royal, cet antre qui prend toutes les décisions qu’il juge importantes sans consulter quiconque. 

Lapid vient pour promouvoir et consolider la coopération entre les deux pays dans tous les domaines : commercial, économique et financier, technologique, et autres. Sans oublier le volet sécuritaire, qui a toujours été, avant la normalisation de décembre, un axe majeur des relations secrètes maroco-israéliennes. 

Comme il est vraisemblable que Yaïr Lapid sera invité au palais royal, il serait intéressant de savoir s’il va occuper la même place que celle qui avait été désignée à Ismaïl Haniyeh en juin. 

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Ali Lmrabet est un journaliste marocain, ancien grand reporter au quotidien espagnol El Mundo, pour lequel il travaille toujours comme correspondant au Maghreb. Interdit d’exercer sa profession de journaliste par le pouvoir marocain, il collabore actuellement avec des médias espagnols. Ali Lmrabet is a Moroccan journalist and the Maghreb correspondent for the Spanish daily El Mundo.
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