Maroc : la grâce royale, une stratégie pour apaiser la contestation
« En 1877, lors d’une expédition militaire au nord de l’Empire visant à contrer la rébellion d’El Hadj Mohammed ould el Bachir, le sultan Moulaï el Hassan fut attaqué et, ayant perdu son turban et ses babouches au fort de la mêlée, il ne dut le salut qu’à la fuite. Un des fils du puissant chérif de Ouazzan lui a porté secours. Ce qui fera dire après aux populations que les montagnards n’auraient pas osé attaquer l’armée s’ils y avaient connu la présence d’un délégué de Ouazzan. Malgré le ralliement de l’armée, grâce au soutien des Français, El Hadj Mohammed ould el Bachir ne voulait point se rendre à la convocation du makhzen. Pour l’aider à se décider, le sultan Moulaï el Hassan lui envoya son chapelet en signe de pardon et de protection. Mais une fois sur le camp impérial : le malheureux fut enlevé, chargé de chaînes, et expédié à la prison d’État de Fez, puis à celle de Merâkech. »
Le pouvoir politico-religieux du souverain pourrait bien être assimilé au dieu romain Janus avec ses « deux têtes » : l’une représente la grâce et le pardon, et l’autre incarne la justice rétributive et la vengeance
À la lecture de ce passage de texte, toujours d’actualité, rédigé par Henri de La Martinière sur « le règne de Moulaï El Hassan » et publié en 1894 dans la Revue des Deux Mondes (tome 125), on a l’impression que l’histoire se répète et que les modes patrimonialistes du gouvernement makhzaniens ont toujours ancrés et opérationnels, malgré les changements de la contingence.
On se rend compte également que le pouvoir politico-religieux du souverain demeure une source intarissable de controverses. Ce dernier pourrait bien être assimilé au dieu romain Janus avec ses « deux têtes » : l’une représente la grâce et lepardon, et l’autre incarne la justice rétributive et la vengeance.
Dans son excellent livre intitulé Le roi (1995), l’historien Jean-Paul Roux évoque le « roi juge ». C’est en tant que représentant de Dieu, homme unique, que le souverain a pour première tâche de rendre la justice, le fondement même de son pouvoir.
À Rome, la seule présence de l’empereur faisait éclater la justice. Le Livre iranien de la couronne prône « la justice transcendante des rois ».
Et plus tard, c’est dans l’Empire ottoman qu’on a inventé le « cercle de l’équité » ayant force de loi. Le roi est juste, mais miséricordieux. Juge suprême, le roi est omniscient et ne peut se tromper.
Mais justice et clémence s’opposent, placent le monarque en position de contradiction, même si l’inconciliable n’a jamais désorienté l’histoire de la religion. On a toujours attendu du roi qu’il fasse montre de « pardon », cette largesse « inséparable de la fonction royale ».
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Même dans les civilisations anciennes, à l’instar de l’Empire byzantin, les grâces firent partie du domaine sacré de l’empereur censé être juste et protecteur. Le « pardon » a d’ailleurs toujours revêtu un aspect presque religieux. C’est la rémission d’une faute, c’est tenir une offense pour nulle et renoncer soit à en tirer vengeance, soit à punir les responsables.
Dans toutes les religions, le « pardon » était associé à la volonté de Dieu. Dans le christianisme, par exemple, le pardon exprime de manière imagée Jésus comme dans la parabole du Fils prodigue, qui est pardonné après son repentir. Cependant, le pardon n’a pas le même sens que d’autres notions similaires telles que l’expiation, la compassion ou encore la renonciation à la vengeance.
En islam, le « pardon » est le seul domaine d’Allah, connu sous le nom de Bienfaisant, Miséricordieux et Pardonneur. Mais pour que le pardon se produise, le méfait doit être le résultat de l’ignorance et l’auteur du délit doit auparavant ressentir une honte et doit s’engager solennellement à changer son attitude. L’islam ne reconnaît pas la rédemption sur le « lit de mort » pour une personne qui a vécu une vie maléfique.
« Justice du prince » et « justice des hommes »
‘Afw est un autre terme pour exprimer le pardon dans l’islam. Il apparaît 35 fois dans le Coran et est parfois utilisé par certains théologiens comme synonyme du mot ghûfrane. Dans la charia (le système légal islamique), le « pardon » est honneur, il relance le mérite du « pardonneur » aux yeux d’Allah et lui permet d’entrer au paradis.
Selon certains théologiens, comme al-Tabariet al-Qurtubi, le pardon expie le « pardonneur » des péchés qu’il a pu commettre dans sa vie. C’est même une forme de charité (sadaqat) qui émane de la piété (taqwa). Le pardon, enfin, est considéré par les oulémas musulmans comme le synonyme de la promesse de vie sauve (aman) accordée souvent par le calife aux rebelles et grands criminels.
Historiquement, le « pardon » relève de la sphère strictement privée et religieuse et ne devrait pas avoir d’usages politiques. Cependant, Hannah Arendt (1906-1975) considère que la « faculté de pardon » peut s’étendre aux affaires publiques dans la mesure où le « pardon » peut libérer des ressources, à la fois individuellement et collectivement, face à l’irréparable et au tragique qui ont caractérisé l’histoire du peuple juif.
La grâce du roi demeure une institution au Royaume-Uni, comme dans d’autres monarchies telles que l’Arabie saoudite, le Maroc, le Cambodge et la Thaïlande
Dans les monarchies, la grâce du roi est l’acte de pardonner un crime ou une infraction. Elle demeure une institution au Royaume-Uni, comme dans d’autres monarchies telles que l’Arabie saoudite, le Maroc, le Cambodge et la Thaïlande.
Par le passé, le « pardon » pouvait être un pardon gratuit sans autre peine ou un pardon conditionnel lorsque le transport pouvait être substitué à la pendaison. Au Royaume-Uni, par exemple, cela reste un exercice d’une prérogative qui fait partie, en même temps, du système judiciaire.
D’où toute la difficulté de vouloir cerner les différences entre la « justice du prince » et la « justice des hommes ». Dans son fameux livre, intitulé La grâce du Roi (2011), le magistrat-historien, Reynald Abad, affirme justement que sur la question de la grâce judiciaire de la monarchie française, les historiens ne disposent pas d’une information plus approfondie que les amateurs éclairés. Selon lui, la grâce du roi évoque souvent quelques événements ou un personnage remarquable comme Louis XI, réputé pour des actes célèbres de clémence.
Dans le royaume chérifien, la grâce du roi a toujours été considérée comme une pratique courante chez les sultans alaouites. Selon Ibnou Zaydan, l’historiographe de la dynastie alaouite, ces derniers furent habilités, de par leur descendance chérifienne du prophète, à pardonner les infractions et les délits de leurs sujets.
Le « pardon » relevait ainsi du « bon vouloir » du sultan ou de son humeur à accorder sa clémence divine, dont il est d’ailleurs héréditaire de par son statut de calife. Sous le règne de Hassan II, après l’indépendance, le pardon politique fut institutionnalisé comme une prérogative royale reconnue par la Constitution.
La grâce du roi a contribué de fait à consacrer un pouvoir arbitraire incarné par un régime autocratique qui considère le roi comme l’« ombre de Dieu sur terre ».
« La patrie est clémente et miséricordieuse »
Par ailleurs, le recours à la grâce royale s’effectue à l’occasion des fêtes religieuses et nationales durant lesquelles le monarque s’érige en « pardonneur suprême » de la communauté des musulmans.
Vers la fin des années 1980, par exemple, Hassan eut recours à la clémence royale pour influer sur le cours du conflit saharien, en appelant les séparatistes sahraouis du Front Polisario à la réconciliation.
D’où d’ailleurs sa fameuse phrase très connotée religieusement : « La patrie est clémente et miséricordieuse ». Suite à cet appel, plus de 800 Sahraouis ont décidé de rentrer au Maroc, dont notamment des leaders politiques qui ont été d’ailleurs gracieusement récompensés par le roi.
Après de nouvelles émeutes populaires à Fès, en 1990, Hassan II gracia, en 1991, 2 000 détenus, dont des prisonniers sahraouis, et fit libérer les 32 derniers prisonniers du « bagne de Tazmamart », qui fut rasé. Fragilisée par les crimes commis par un régime patrimonial durant les « années de plomb », la monarchie a tenté une normalisation forcée avec l’ex-opposition de gauche.
Fragilisée par les crimes commis par un régime patrimonial durant les « années de plomb », la monarchie a tenté une normalisation forcée avec l’ex-opposition de gauche
En juillet 1994, une nouvelle grâce royale fut accordée et, en juin 1995, après vingt-neuf ans d’exil, l’opposant Mohammed Basri, l’un des fondateurs de l’Union nationale des forces populaires (UNFP), fut autorisé à rentrer dans son pays.
En 1996, le régime a annoncé la « levée graduelle des mesures de restriction » infligées par le régime au guide spirituel d’Al Adl Wal Ihsane (Justice et bienfaisance), cheikh Abdessalam Yassine. Pour rappel, ce dernier a été assigné à résidence en 1990 pour un crime de lèse-majesté après que le cheikh a envoyé en 1974 une lettre ouverte au roi Hassan II, intitulée « l’islam ou le déluge ».
À quelques jours de son décès, Hassan II, gravement malade, fit l’objet d’un chantage à peine imaginable de la part de l’un de ses plus proches collaborateurs.
Le 6 juin 1999, dans le Washington Post, Hicham Mandari demande une « grâce royale » et menace le roi de « divulguer des informations dommageables pour l’image du monarque », rapporte le journal Le Monde du 7 septembre 2004.
La grâce royale comme mode de régulation politique
Il va sans dire que la famille royale a été très affectée par cette affaire, à commencer par le roi Mohamed VI qui craignait que Mandari révèle les secrets de la monarchie chérifienne. Le 4 août 2004, Mandari a été mystérieusement assassiné dans un parking en Espagne !
Durant les périodes de crise, les régimes autoritaires n’hésitent pas à user arbitrairement du droit de grâce afin d’apaiser les tensions et parfois pour se réconcilier avec leurs opposants, souvent jugés pour des crimes ou délits qu’ils n’ont pas commis.
Plus qu’une prérogative royale, qui répond à l’humeur du prince, le droit de grâce a été entériné par Mohamed VI, dans l’article 58 de la Constitution de 2011, comme un mode de régulation politique qui sert parfois à apaiser les tensions sociales.
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On ne compte d’ailleurs plus les fois où le souverain a usé de la grâce royale tantôt pour asseoir son autorité et redorer son image, tantôt en vue de se concilier avec ses opposants, tantôt pour endiguer le mécontentement social qui se manifeste parfois à la suite de procès injustes ou inéquitables. Et ce ne sont pas les exemples qui manquent.
À l’occasion de son intronisation, le nouveau monarque a gracié 46 000 prisonniers généralement de droit commun. Le 30 septembre 1999, juste deux mois après, Mohammed VI met fin à l’exil de l’opposant Abraham Serfaty (1926-2010) après plus de dix-sept ans en prison. Par ce geste de « pardon » hautement symbolique, le jeune souverain, en quête de légitimité à l’époque, voulait marquer une ruptureavec le règne dictatorial de son défunt père.
À l’occasion de son intronisation, Mohammed VI a gracié 46 000 prisonniers généralement de droit commun
Quelques années après, en 2004, Mohamed VI a décidé d’institutionnaliser le pardon(‘afw), en créant l’Instance équité et réconciliation (IER), dont la mission principale est de couper définitivement avec les « années de plomb ».
En évacuant l’approche judiciaire, le roi avait souligné l’importance de la religion et la quête de l’unité nationale dans le cadre d’une réconciliation fondée sur le pardon. À l’opposé, les membres de la commission avaient mis en avant l’importance de l’amnistie afin d’inscrire le processus de réconciliation dans la sphère politique. La monarchie avait tenté ainsi de dépolitiser l’impunité en la justifiant, religieusement, par le « devoir de pardon ». D’ailleurs, dans un discours, datant du 6 janvier 2006, Mohamed VI a appelé l’IER à considérer son travail comme « un acte gracieux de ‘‘pardon collectif’’ ».
En avril 2011, dans le contexte du Printemps arabe, le roi a décidé de gracier les leaders salafistes, arrêtés à la suite des attentats criminels de 2003, en réponse à un mémorandum du Conseil national des droits de l’homme (CNDH).
Cette clémence royale a bénéficié notamment à six islamistes réputés modérés, dont Mustapha Moatassim, chef du parti al-Badil al-Hadari (Alternative civilisationnelle), dissous en février 2008.
Près de quatorze islamistes salafistes, parmi lesquels deux cheikhs, Ahmed Fizazi et Abdelkrim Chadli, figurent également dans la liste des personnes graciées.
En février 2012, Omar Haddouchi, Hassan Kettani et Abdelouhab Rifki (alias Abou Hafs) ont bénéficié de la grâce royale. En novembre 2015, le chef du groupe Ansar Al Mahdi, démantelé en juillet 2006, Hassan Khattab a été gracié par le roi après avoir multiplié les initiatives de repentance.
Une arme à double tranchant
En revanche, les vingt-quatre Sahraouis de Gdeim Izik n’ont pas bénéficié de la grâce du roi malgré les appels des ONG internationales. Une manière pour la monarchie de montrer son intransigeance quant à la question de l’intégrité territorialedu royaume, la « priorité des priorités » du règne de Mohamed VI.
Le 20 août 2018, pour l’anniversaire de la révolution du roi et du peuple, le roi a accordé 428 grâces, dont 22 pour des salafistes condamnés pour extrémisme ou terrorisme, mais volontaires pour un programme de réinsertion baptisé Moussalaha (réconciliation).
La grâce du roi demeure une arme à double tranchant si jamais elle n’est pas utilisée à « bon escient ». En témoignent ainsi les manifestations sans précédent pour protester contre la tristement célèbre grâce du roi accordée à un pédophile espagnol, Daniel Galvan Vina.
Violemment critiqué par l’opinion publique, le monarque a été acculé à recevoir personnellement les familles des victimes pour leur exprimer son « soutien inconditionnel en tant que père de famille ». Pour la première fois dans l’histoire politique du Maroc, la grâce a été annulée, le 4 août 2013.
L’affaire Calvin a dévoilé les dérapages qui caractérisent le recours arbitraire et parfois irresponsable au droit de grâce, notamment de la part de l’entourage royal.
L’histoire a démontré que des membres influents parmi les conseillers du souverain n’hésitent pas à intervenir pour déterminer les listes des personnes qui auraient droit de présenter des demandes de grâce
L’histoire a démontré que des membres influents parmi les conseillers du souverain n’hésitent pas à intervenir pour déterminer les listes des personnes qui auraient droit de présenter des demandes de grâce. De nombreuses sources concordantes ont révélé l’implication personnelle du conseiller royal, Fouad Ali Al Himma, dans la libération du pédophile Calvin.
Lors de ce scandale, des médias étrangers ont même évoqué un « deal politique » entre le Maroc et l’Espagne. Il s’agirait de la libération au passage de nombreux détenus espagnols, dont notamment de grands trafiquants de drogue.
À l’époque, pour rappel, le ministre islamiste de la Justice, Mustapha Ramid (PJD), avait mis à mal la manœuvre de l’entourage royal, en déclarant à la presse qu’« il avait prévenu, par écrit officiel, le cabinet royal de l’identité du pédophile qui allait être gracié ». Ce qui n’a pas, bien entendu, arrangé les affaires du Palais qui s’est trouvé au cœur d’un scandale politico-judiciaire sans précédent.
Une gestion parfois personnelle, opaque et non réglementée
En raison d’une gestion parfois personnelle, opaque et non réglementée, le recours à la grâce royale est devenu, plus que par le passé, une procédure à haut risque avec à la clé des conséquences politiques souvent désastreuses.
Vers la fin du règne de Hassan II, pour la petite histoire, l’opinion publique a été secouée par l’existence de réseaux de trafic d’influence qui monnayaient à discrétion la clémence royale. À l’époque, la presse étrangère, surtout, a pointé du doigt des proches du défunt roi, ainsi que de hauts fonctionnaires au sein de l’administration centrale.
Suite au scandale du pédophile Calvin, le régime a décidé d’écarter subtilement le ministre de la Justice de la gestion directe des demandes de grâce, et ce, après l’avoir privé du contrôle du parquet (ministère public), placé désormais sous le contrôle du procureur général du roi.
En 2016, pour la première fois, le roi a décidé que les demandes de grâce seraient instruites par l’administration centrale
En 2016, pour la première fois, le roi a décidé que les demandes de grâce seraient instruites par l’administration centrale. En pratique, c’est la division des grâces et de la libération conditionnelle, attachée à la direction des affaires pénales et des grâces du ministère de la Justice, qui instruit les recours en grâce au roi.
Elle publie également le mémorandum d’accord contenant les conditions définissant la liste des bénéficiaires de cette grâce. Des « comités de libération » prennent ensuite contact avec les détenus qui demandent la clémence du roi, notamment ceux dont les noms sont prononcés dans des rapports internationaux ou bien ceux qui devraient profiter de la réduction de la peine d’emprisonnement à cause d’une bonne assiduité ou encore parce qu’ils souffrent de maladies incurables.
Au plan administratif, il n’existe pas un imprimé spécifique à la demande de grâce royale. Par ailleurs, les requêtes de « pardon » qui se comptent par milliers, font souvent l’objet d’une instruction discrétionnaire de la part des fonctionnaires (et non des juges). En l’absence d’un contrôle, du moins a posteriori, de la clémence royale, notamment de la part du Parlement, le ministère de la Justice se transforme du coup à une « chambre d’enregistrement » des demandes de grâce.
Pour ainsi dire, le ministre de la Justice accepte souvent d’entériner les listes de détenus graciés. Alors qu’en principe, ce département devrait soulever la question de la « légalité » des procédures extrajudiciaires adoptées dans la détermination de ceux qui ont droit à la grâce royale.
Les détenus du « hirak » face au « bon plaisir » du prince
Du point de vue démocratique, la clémence royale s’inscrit aux antipodes du principe de l’indépendance de la justice et celui de la séparation des pouvoirs.
Dans les régimes centralisés ou patrimoniaux, comme celui du Maroc, la justice est souvent instrumentalisée par le chef de l’État, à son gré, afin de dominer ses opposants et asseoir son autorité.
D’ailleurs, souvent, ces derniers font l’objet de procès inéquitables devant une justice soumise au « bon plaisir » du prince ou bien à la volonté de ses affidés. Dans le cas du procès des détenus du hirak, certains ignorent les irrégularités judiciaires rapportées par des avocats et des ONG des droits de l’homme.
Même le Conseil national des droits de l’homme (CNDH-institution étatique) a publié, en juin 2017, un rapport reconnaissant des cas de torture et des dépassements à l’encontre de manifestants.
Le 5 septembre 2017, juste quelques mois après, Human Rights Watch (HRW) a publié un rapport qui confirme les allégations de torture contre des manifestants du mouvement du hirak dans la région du Rif.
Malgré quelques avancées constitutionnelles et un « projet de réforme » de l’institution judiciaire, la clémence du prince continue de supplanter les décisions d’une justice éminemment royale.
Dans l’article 110 de la Constitution de 2011, par exemple, les magistrats du parquet (ministère public) sont ainsi appelés à respecter le droit et non la loi, et de se conformer, de jure, aux « instructions écrites de l’institution hiérarchique ».
Ce qui laisse présager une immixtion subreptice du cabinet royal dans la sphère judiciaire. N’est-ce pas le monarque qui désigne le président du Conseil supérieur du pouvoir judiciaire et nomme les magistrats qui sont chargés de prononcer les jugements au nom du roi ?
En l’absence d’une réelle séparation des pouvoirs, le monarque peut intervenir à tout moment sur le cours des procès de justice. Ce fut d’ailleurs le cas en 2017 lorsque l’activiste Salma Ziyani a bénéficié d’une clémence royale alors que son affaire n’avait pas encore été portée devant les tribunaux. En usant de la grâce royale, le monarque se place ainsi au-dessus de la « justice des hommes » et marque sa suprématie en tant que « roi juge ». N’est-il pas justement « le garant du pouvoir judiciaire », comme le stipule expressément la Constitution actuelle ?
À l’issue des jugements démesurés à l’encontre des activistes, le régime tente la grâce royale afin d’apaiser la frustration sociale. Mais cette stratégie semble avoir des limites
Dans le but d’endiguer le leadership protestataire rifain, le roi tente par ailleurs d’user d’une manière sélective du droit de grâce. À l’occasion de la fête religieuse de l’Aïd al-Adha, fin août 2018, le roi a gracié onze militants du mouvement du hirak,qui ont été condamnés fin juin de la même année.
Le 20 août dernier, pour l’anniversaire de la révolution du roi et du peuple, 188 personnes liées au mouvement de contestation dans le Rif ont été graciées par Mohammed VI. En revanche, ses leaders condamnés jusqu’à vingt ans de prison ne sont pas concernés. Les bénéficiaires de la clémence royale avaient déjà introduit des recours auprès du roi en 2017. Plus de la moitié des détenus, dont le nombre total avoisine les 450, furent épargnés par la mesure royale.
Face à cette crise politique majeure, le régime semble déterminé à mobiliser tous les moyens pour endiguer le mouvement du hirak.
De l’application équitable de la loi par une justice indépendante
À l’issue des jugements démesurés à l’encontre des activistes, le régime tente la grâce royale afin d’apaiser la frustration sociale. Mais cette stratégie semble avoir des limites à en juger par l’intransigeance des leaders rifains qui tendent vers la polarisation du conflit, en choisissant de mener des grèves de la faim.
C’est le cas tout particulièrement de Nasser Zefzafi, leader du hirak, qui recourt fréquemment à la grève de la faim, parfois illimitée sans eau ni sucre ! L’objectif de ce moyen de protestation pacifique est justement de mettre la pression sur le régime à travers l’internationalisation de la « cause rifaine ». Ne serait-ce que pour obliger l’État à reconnaître aux militants du hirak emprisonnés le statut de « détenus politiques ».
À y voir de plus près, il apparaît que l’usage de la grâce royale émane de la volonté d’un « homme providentiel » qui se veut supérieur à la justice ici-bas. En accordant la clémence à quelques manifestants, le roi tente de restaurer sa légitimité religieuse abîmée par le fait que la « parole divine », prêchée par un imam dans une mosquée du royaume, soit publiquement remise en question par Zefzafi.
En infligeant des conditions de détention très dures au leader du hirak, le régime affiche, à mon sens, un signe de vulnérabilité qui s’est traduit, déjà auparavant, par la répression violente des manifestations et les jugements sévères applaudis par la propagande officielle.
Certains partisans du régime pourraient considérer l’intransigeance de la monarchie face au leader du hirak comme un moyen dissuasif pour anticiper toute tentative de déstabilisation du régime. D’autres pourraient même y voir un moyen symbolique pour redorer l’image écornée de la monarchie et restaurer par là même l’aura (hiba) du monarque.
En accordant la clémence à quelques manifestants, le roi tente de restaurer sa légitimité religieuse abîmée par le fait que la « parole divine », prêchée par un imam dans une mosquée du royaume, soit publiquement remise en question par Zefzafi
Malgré son caractère arbitraire, sélectif et extrajudiciaire, la grâce royale pourrait à terme ériger Zefzafi en une figure emblématique d’un leadership communautaire, pour ne pas dire séparatiste, dans la région du Rif et même ailleurs.
Il est tout à fait possible et même compréhensible que la clémence royale soit appréciée, voire même saluée par certaines franges de la population. Néanmoins, il me semble que le regain de confiance ne dépend pas tellement de la grâce royale, mais plutôt de l’application équitable de la loi par une justice indépendante. Dans cette confrontation politique, tout laisse présager ou presque que le pouvoir se dirige vers un durcissement des conditions de détention des leaders du hirak dans le but d’endiguer le leadership dur et intransigeant incarné par Zefzafi.
L’omnipotence de la monarchie
Et comme à l’accoutumée, le pouvoir patrimonial jouera certainement la carte séculaire de la division, en essayant, par exemple, de coopter certains militants rifains récemment graciés par le roi. L’objectif non déclaré serait de favoriser la formation d’un leadership mou et conciliateur susceptible de juguler à l’avenir d’éventuels mouvements de contestation dans la région du Rif.
Une énième manœuvre du makhzen qui viendrait nous rappeler l’omnipotence de la monarchie en tant que pouvoir politico-religieux qui passe souvent outre la « justice des hommes ».
En ramenant imperturbablementle procès du hirak sur le terrain de l’« arbitrage royal » (tahkim), le monarque tente laborieusement de dépolitiser la contestation identitaire, espérant ainsi la réduire à une affaire de revendications sociales et économiques.
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Aux yeux du roi, il s’agirait, avant tout, d’une affaire de gouvernabilité qui devrait invoquer, au premier chef, la responsabilitédu gouvernement et celle de la classe politique en charge des affaires publiques. Alors que le roi, lui, n’est responsable que devant Dieu et l’histoire, comme l’a fait rappeler, tout récemment, l’islamologue Mohamed Tozy.
En refusant l’amnistie au profit de tous les détenus, je crois que le monarque tente l’usure du hirak espérant ainsi jouer son rôle d’intercesseur (pour reprendre ici un terme d’Abdellah Laroui) qui se refuserait de s’immiscer dans la sphère judiciaire.
En appelant au pardon et à l’unité nationale, le souverain essaie de mettre en avant son statut religieux de « pardonneur suprême » face à des familles atterrées, déstabilisées et désespérées.
C’est même pour cette raison-là que nombreux sont ceux qui croient qu’il n’y a pas de limite à ce qu’on peut implorer au roi et à ce qu’il peut promettre du haut de son trône
Considéré comme le « recours ultime » face à une justice rétributive, le souverain renoue avec la tradition patrimonialiste de ses ancêtres qui eurent droit de gracier (ou châtier) à discrétion leurs sujets. N’est-ce pas grâce à son statut de sharifque le calife se voit conférer des « pouvoirs surnaturels » émanant toujours de Dieu ?
C’est même pour cette raison-là que nombreux sont ceux qui croient qu’il n’y a pas de limite à ce qu’on peut implorer au roi et à ce qu’il peut promettre du haut de son trône. Car au final, on serait tenté bien de croire que la « justice ultime » dépend pour beaucoup du « bon plaisir » du prince !
- Aziz Chahir est docteur en sciences politiques et enseignant-chercheur à Salé, au Maroc. Il travaille notamment sur les questions relatives au leadership, à la formation des élites politiques et à la gouvernabilité. Il s’intéresse aussi aux processus de démocratisation et de sécularisation dans les sociétés arabo-islamiques, aux conflits identitaires (le mouvement culturel amazigh) et aux questions liées aux migrations forcées. Consultant international et chercheur associé au Centre Jacques-Berque à Rabat, et secrétaire général du Centre marocain des études sur les réfugiés (CMER), il est l’auteur de Qui gouverne le Maroc : étude sociologique sur le leadership politique (L’Harmattan, 2015).
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : manifestation du hirak, à Al Hoceima, le 18 mai 2017 (Reuters/Youssef Boudlal).
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