Même mort, l’ex-chef des Frères musulmans, menace le régime égyptien
Ce mois-ci marque le 88e anniversaire de la mort d’Omar al-Mokhtar, le chef, au siècle dernier, de la résistance libyenne à l’occupation italienne. Le 16 septembre 1931, al-Mokhtar fut exécuté pour sédition par les forces d’occupation italiennes.
Dans son célèbre éloge funèbre d’al-Mokhtar, Ahmad Shawqi, poète renommé, a prédit que son martyre appellerait éternellement les Libyens à réclamer leur liberté, et que son sang serait définitivement un obstacle aux efforts de réconciliation entre occupant et occupé.
Voici la preuve de la puissance des idées et de l’influence de la résistance humaine : lorsqu’al-Mokhtar fut enfin capturé, à 73 ans, les Italiens décidèrent de le juger lors d’un procès secret, et de l’enterrer dans une tombe anonyme, sous bonne garde d’une sentinelle italienne.
Les oppresseurs ont peur des idées, et des hommes et des femmes qui y croient – sans se soucier de leur faiblesse, de leur âge avancé ou même s’ils sont vivants ou morts.
Un vieil homme fragile entouré néanmoins d’un lourd dispositif de sécurité
Ce mois-ci marque aussi la mort d’un autre homme, Mohammed Mehdi Akef. C’était un ancien parlementaire égyptien et le septième homme à servir de guide suprême aux Frères musulmans égyptiens.
Sous sa direction, en 2004, les Frères musulmans publièrent le premier programme vraiment complet de réformes en Égypte et, en 2005, ce leader permit à son parti de remporter sa plus grande victoire électorale avant la révolution de 2011.
En 2009, il fut classé douzième parmi les 500 musulmans les plus influents. Cette sélection, proposée par des intellectuels, parut lors de la sortie d’un livre publié par le Centre royal islamique pour les études stratégiques.
Suite au renversement du président Mohamed Morsi en 2013, il fut arrêté à l’âge avancé de 85 ans et incarcéré dans des conditions terribles, comme beaucoup des 40 000 prisonniers politiques en Égypte.
Sa famille affirme qu’on lui a diagnostiqué un cancer l’an dernier, et qu’en dépit de sa santé déclinante, le régime égyptien l’a retenu prisonnier et lui a pratiquement interdit de visites.
Akef a été largement salué pour avoir refusé sa nomination à un deuxième mandat de guide des Frères musulmans, il quitta cette fonction en 2010, suite à l’élection de Mohamed Badie, et il demeure l’une des rares figures parmi les chefs de ce mouvement à attirer les islamistes au-delà des divisions partisanes.
Depuis quatre ans, Akef est apparu à plusieurs reprises lors de ses procès, rappelant des images d’Omar al-Mokhtar en captivité, avec ses cheveux blancs, enveloppé dans une couverture blanche, un vieil homme fragile entouré néanmoins d’un lourd dispositif de sécurité.
Des questions qui dérangent
De toute évidence, Akef fait peur au régime répressif du Caire, presque autant que les Italiens redoutaient al-Mokhtar. Il présida aux quatre ans d’intense répression qui fit de nombreuses victimes : des prisonniers politiques par dizaines de milliers, des milliers d’exilés politiques et, entre autres méthodes, le recours fréquent au meurtre extrajudiciaire et à la torture systématique.
Pas un seul gouvernement occidental n’a publié la moindre déclaration s’opposant à son incarcération ou en appelant à sa libération
En dépit de toute cette répression et d’un semblant de maîtrise de la situation, les autorités ont refusé d’autoriser les funérailles de cet homme de 89 ans, prévues ce vendredi. Seule sa famille immédiate fut autorisée à participer à l’enterrement, quelques heures à peine après son décès.
Le calvaire d’Akef, enduré jusqu’à sa mort, soulève de nombreuses et inquiétantes questions, tant pour les Égyptiens que les Occidentaux. Qu’est devenu le peuple égyptien, 85 ans après l’éloge si éloquent d’al-Mokhtar par Shawqi ?
Où est passé le discours de liberté, d’émancipation et de principes qui rendit si populaire la poésie de Shawqi et imprima la mort d’al-Mokhtar dans la mémoire nationale et en fit une telle source d’inspiration ?
À peine a-t-on entendu quelques rares suppliques, très pondérées, demandant la clémence pour Akef – guère plus. Et au cours des quatre ans de son emprisonnement inhumain, pas un seul gouvernement occidental n’a publié la moindre déclaration pour s’opposer à son incarcération ou en appeler à sa libération.
Silence d’autant plus assourdissant que, même à l’aune risible de la justice égyptienne, il fut en janvier 2016 acquitté de toutes les charges qui pesaient contre lui – mais resta néanmoins incarcéré pendant vingt mois supplémentaires, jusqu’à sa mort.
Un silence coûteux
Si Akef était le plus vieux prisonnier politique d’Égypte, d’autres se retrouvent dans des circonstances semblables, aggravées par leur grand âge ou leur état de santé. Leur détention, la façon dont on les traite – comme Akef fut traité de son vivant et après sa mort – s’avère de toute évidence symptomatique de la crainte ressentie par le régime égyptien face à des hommes et des femmes qui ne lâcheront rien sur les principes.
Le juge Mahmoud al-Khudeiri – l’une des principales figures du mouvement en faveur de l’indépendance du pouvoir judiciaire – reste en prison, en dépit de son mauvais état de santé et son âge avancé.
Or, le silence de la communauté internationale sur les abus actuels en Égypte transcende les cas flagrants d’Akef et d’al-Khudeiri. Human Rights Watch (HRW) a récemment publié un rapport sur la torture perpétrée par les autorités égyptiennes, la qualifiant d’endémique et flirtant sans doute avec le crime contre l’humanité. Ce silence de la communauté internationale a un coût certain.
Inutile d’être grand clerc pour se rendre compte qu’approuver ou financer le régime égyptien provoque l’inimitié des victimes de sa brutalité ; ou que la répression crée une atmosphère où prospère au mieux la radicalisation.
Les gouvernements démocratiques occidentaux semble avoir évalué que les risques d’une telle attitude sont tolérables, et que les bénéfices de continuer à embrasser la dictature sont bien plus souhaitables.
L’hypothèse est la suivante : le régime ne sera probablement pas renversé de sitôt et, même si cela arrive un jour, quiconque prendra sa place aura toujours un impérieux besoin du soutien de la « communauté internationale », et peu importe son silence assourdissant. Or, c’est un pari très risqué.
Un pari plus sûr
Ce régime préfère assassiner des jeunes gens plutôt que les poursuivre en justice. Il n’hésite pas à mettre en détention une femme âgée, à l’isolement cellulaire par-dessus le marché, pour faire pression sur son père, encore plus vieux. Il a pris ouvertement le contrôle du pouvoir judiciaire et a utilisé ce même pouvoir judiciaire pour décréter des peines de mort en masse, sans égard pour les cas individuels. Et il a soif des louanges que lui vaudront la libération d’un seul activiste pour « rendre service » à Donald Trump, tout en continuant à en détenir indéfiniment des dizaines de milliers d’autres.
S’il y avait un temps pour parier sur les peuples et non sur leurs oppresseurs, ce serait maintenant
On constate également que ce régime se sent menacé par un homme de 89 ans, et pas seulement pendant ses derniers jours, mais même à l’occasion de son enterrement. Ce régime sait bien combien est précaire son emprise sur le pouvoir et il craint chaque jour que ce soit pour lui le dernier. Nous ferions bien de nous en rappeler.
Les événements de ces dernières années ont changé les peuples du Moyen-Orient. En Égypte, en Libye, en Syrie et au Yémen, les vieux schémas n’ont pas résisté. S’il y avait un temps pour parier sur les peuples et non sur leurs oppresseurs, ce serait maintenant.
-Wael Haddara est un éducateur, professeur agrégé de médecine à la Western University (Canada) et chef de file de la communauté musulmane canadienne. Entre 2012 et 2013, il a été l’un des principaux conseillers du président égyptien Mohamed Morsi.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo. Le Caire, novembre 2005 : le chef des Frères musulmans d’alors, Mohammed Mehdi Akef, montre son doigt, trempé dans l’encre, tandis qu’il s’éloigne du bureau de vote, installé dans une école de banlieue densément peuplée, le quartier de Nasr (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par Dominique Macabies.
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