Nouveau calibrage saoudien : ostraciser l’Égypte et embrasser la Turquie
Au sein d’un Moyen-Orient qui se transforme de plus en plus, il faut admettre que les alliances et les relations stratégiques autrefois solides tendent à devenir vulnérables et plutôt fluides.
Depuis 1929, les relations saoudo-turques connaissent des hauts et des bas en fonction de leurs orientations régionales et internationales. Malgré l’apparition plus tôt cette année de signes encourageants pour le développement des relations entre les deux pays, il était prématuré d’espérer qu’elles se matérialiseraient en une véritable alliance, tout simplement en raison de l’incompatibilité flagrante de leurs positions régionales qui a atteint son apogée suite au Printemps arabe.
De fait, le président Recep Tayyip Erdoğan répète constamment que le but ultime de la Turquie est d’ancrer les relations stratégiques saoudo-turques dans l’intérêt de toute la région.
De son côté, le roi Salmane d’Arabie saoudite a indiqué à maintes reprises que la Turquie et l’Arabie saoudite sont sur la même longueur d’onde concernant la Syrie et que son pays soutient résolument la zone d’exclusion aérienne turque dans ce pays ravagé par la guerre.
Mais entre eux se trouve l’Égypte, principal obstacle à une quelconque alliance stratégique solide entre les deux pays.
Désaccord sur l’Égypte
Chacun sait que les divergences entre la Turquie et l’Arabie saoudite ont atteint un sommet suite au sanglant coup d’État militaire en Égypte en juillet 2013. L’Arabie saoudite a soutenu le régime putschiste d’Abdel Fattah al-Sissi sur le plan financier, économique et politique, tandis que la Turquie s’est fermement opposée à l’évincement d’un président élu démocratiquement.
Depuis la tentative de coup d’État du mois de juillet en Turquie, le président Erdoğan n’a pas cessé d’affirmer sa position sans équivoque vis-à-vis de tels complots, déclarant à maintes reprises qu’il ne serrerait jamais la main du président égyptien.
« Sissi est un putschiste, tout comme les conspirateurs turcs, car il a mené le coup d’État militaire contre Mohamed Morsi – le président élu par le peuple », a indiqué le président Erdoğan lors d’une interview pour Al Jazeera juste après l’échec de la tentative de coup d’État en Turquie.
Et malgré les efforts de médiation des Saoudiens pour réconcilier la Turquie et l’Égypte, chacun sait que les relations d’Ankara avec Le Caire demeurent glaciales.
En signe de bonne volonté, la Turquie a suggéré en 2015 quatre conditions pour une éventuelle réconciliation avec l’Égypte : la libération de Mohamed Morsi ; l’annulation des condamnations à mort prononcées à l’encontre de militants politiques ; la libération de tous les prisonniers politiques et le retrait du veto dictatorial contre toutes les activités politiques afin qu’un environnement démocratique puisse être restauré. Le bon sens nous laisse penser que le président Sissi n’acceptera jamais de telles conditions, tout simplement parce qu’elles sont irréalisables.
Malgré les défis, deux tournants dramatiques ont eu lieu au cours des derniers mois et devraient pousser la Turquie et l’Arabie saoudite à travailler main dans la main et à affronter la menace existentielle imminente qui pourrait mettre en péril leurs intérêts nationaux et leur influence régionale.
Le facteur Obama
Tout d’abord, les États-Unis ont tourné le dos à leurs alliés sunnites dans la région. L’administration Obama a rejeté plusieurs fois les initiatives et propositions régionales de la Turquie. Les États-Unis, principaux alliés de la Turquie, ont totalement ignoré l’intervention russe en Syrie et ont laissé leur alliée turque s’occuper seule de la politique interventionniste hégémonique de la Russie.
En outre, la stratégie de Washington pour vaincre l’État islamique (EI), et plus particulièrement l’alliance américaine avec les milices syriennes pro-Kurdes, ont aliéné la Turquie. Des tensions ont récemment éclaté entre Washington et Ankara en raison du soutien apporté par les Américains au Parti de l’union démocratique (PYD) en Syrie malgré les avertissements répétés de la Turquie quant aux liens directs et irrévocables du groupe avec le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) devenu illégal en Turquie.
Les relations saoudo-turques ont également été profondément ébranlées suite à l’adoption de la loi américaine « Justice contre les sponsors d’actes terroristes » (JASTA) qui permet aux familles des victimes du 11 septembre 2001 de mettre en cause l’Arabie saoudite pour son rôle présumé dans les attaques.
L’abandon par les États-Unis du président déchu Hosni Moubarak suite au Printemps arabe a contrarié les Saoudiens qui ont commencé à considérer Washington comme un allié peu fiable. Dans une interview avec Barack Obama, le rédacteur en chef de The Atlantic, Jeffrey Goldberg, avait révélé que bien longtemps avant de devenir président, Barack Obama avait qualifié les Saoudiens de « soi-disant » alliés.
Par ailleurs, le rapprochement entre Washington et Téhéran qui pourrait se matérialiser suite à l’accord sur le nucléaire constitue le pire cauchemar des Saoudiens et n’a fait qu’envenimer la situation.
Pour parler franchement, la Turquie et l’Arabie saoudite ne sont plus convaincues que l’administration Obama les aidera d’une quelconque manière et le repositionnement de Washington ne leur laisse pas d’autre choix que de chercher des solutions de rechange et de nouvelles alliances.
La prochaine administration américaine se trouvera dans une position peu enviable lorsque le nouveau président prendra son poste en janvier 2017, principalement parce que les anciens alliés américains auront peut-être déjà mis les voiles.
La trahison de l’Égypte
Le second changement dramatique fut le « douloureux » coup de poignard de l’Égypte. Plus tôt ce mois-ci, l’Égypte a voté en faveur d’une résolution russe sur la Syrie recommandant un cessez-le-feu mais ne mentionnant pas l’arrêt des bombardements sur Alep. Bien qu’il ne s’agisse pas du seul geste déplorable commis par l’Égypte, il a fortement irrité les Saoudiens.
Outre la Syrie, une foule d’autres questions a attisé les tensions entre Le Caire et Riyad. Au début de l’intervention menée par les Saoudiens au Yémen, Riyad espérait que l’Égypte enverrait des troupes terrestres dans le cadre de son opération « Tempête décisive », mais Le Caire ne l’a pas fait. Étonnamment, Riyad a tout de même continué d’injecter des milliards de dollars et d’envoyer du pétrole à l’Égypte, et a maintenu l’économie égyptienne défaillante à flot.
Riyad a également été exaspérée lorsque les responsables égyptiens ont accueilli des représentants des Houthis pro-iraniens en 2015. Mais il semble que le vote sur la Syrie soit la goutte d’eau qui a fait déborder le vase.
Depuis le vote, Khalid al-Falih, ministre saoudien de l’Énergie, de l’Industrie et des Ressources minières et président d’Aramco, la compagnie nationale saoudienne d’hydrocarbures, a affirmé que sa société suspendrait les envois de pétrole en Égypte.
Un représentant égyptien a immédiatement annoncé que l’Égypte avait trouvé d’autres sources pour remplacer l’apport de carburant saoudien. Peu de temps après, l’ambassadeur saoudien a quitté Le Caire pour un séjour de trois jours à Riyad. Il ne fait aucun doute que le départ de l’ambassadeur au milieu de tensions visibles relatives au vote de la résolution russe sur la Syrie par l’Égypte fournit des indications claires quant à l’insatisfaction grandissante des Saoudiens vis-à-vis du régime égyptien.
Ce déferlement d’événements intervient quelques mois après que l’Égypte a transféré à l’Arabie saoudite sa souveraineté sur les îles de Tiran et Sanafir, lesquelles bénéficient d’une position stratégique dans la mer Rouge, ce qui avait provoqué des manifestations de rue en Égypte.
Il n’est pas surprenant que le brutal régime égyptien ait, comme tout bon mercenaire, maintenu des canaux de communication avec le régime iranien, principal ennemi des Saoudiens, comme solution de rechange – ou plutôt comme stratégie d’intimidation – pour équilibrer les relations avec l’Arabie saoudite.
Et les Saoudiens ont réagi. Pas plus tard que la semaine dernière, les ministres des Affaires étrangères du Conseil de coopération du Golfe (CCG) ont qualifié le mouvement Gülen, dirigé par l’imam Fethullah Gülen, auto-exilé en Pennsylvanie, d’« organisation terroriste », mettant ainsi en évidence leur soutien aux récentes actions du gouvernement turc contre ce groupe.
Un tel développement signale un changement radical dans les relations bilatérales entre la Turquie et le CCG et, plus généralement, la possibilité que ces tensions durables entre Le Caire et Riyad entraînent un remaniement inévitable des pouvoirs régionaux. On peut s’attendre à un recalibrage des axes d’influence et des intérêts – et plutôt tôt que tard.
- Ahmed al-Burai est maître de conférences à l’Université Aydın d’Istanbul. Il a travaillé avec la BBC World Service Trust et le LA Times à Gaza. Actuellement basé à Istanbul, il se focalise principalement sur les questions relatives au Moyen-Orient. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @ahmedalburai1
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : le président turc Recep Tayyip Erdoğan montre le chemin au roi Salmane ben Abdelaziz al-Saoud d’Arabie saoudite lors de la photo de famille prise à l’occasion du 13e sommet de l’Organisation de la coopération islamique (OCI) organisé au Centre des congrès d’Istanbul (CCI) en avril 2016 (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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