Nouvelle étape dans le débat sur la politique économique de la Tunisie
Par deux fois cette semaine, les rues tunisiennes se sont remplies de gens, de drapeaux et de chants.
Lundi 14 janvier, les Tunisiens ont célébré l’anniversaire de la révolution de 2011, laquelle avait destitué Zine el-Abidine Ben Ali, dans un concert d’appels à la liberté, à la démocratie et à la justice sociale. Ces appels à la justice sociale ont de nouveau résonné jeudi lorsque la Tunisie a connu la plus grande grève de son histoire moderne, avec plus de 670 000 participants.
Le journal de l’UGTT a dépeint Chahed en marionnette de la présidente du FMI, Christine Lagarde
Huit ans après la révolution, la Tunisie commence une année qui s’annonce tumultueuse sur le plan politique. Tandis que les discussions sur les institutions étatiques, la religion et la sécurité ont dominé le discours politique au cours des années qui ont suivi la révolution, les problèmes économiques définissent et divisent de plus en plus le système politique du pays. Les événements de cette semaine préfigurent les choses à venir.
Échec des négociations
Cette grève d’un jour, convoquée par l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), a rassemblé des employés du secteur public de l’ensemble du pays aux côtés d’employés de sociétés appartenant à l’État. Elle faisait suite à de multiples rounds de négociations infructueux entre le syndicat et le gouvernement dirigé par le Premier ministre Youssef Chahed.
Parmi les principales revendications figuraient une augmentation des salaires dans le secteur public, des garanties contre la privatisation et une distanciation par rapport au programme de réforme économique du gouvernement, étroitement aligné sur les exigences des institutions financières internationales.
La rhétorique de l’UGTT présente fréquemment le gouvernement tunisien comme étant « acquis » au Fonds monétaire international (FMI). Le journal de la centrale a publié un photomontage de Chahed en tant que marionnette de la présidente du FMI, Christine Lagarde, et des slogans communs tout au long des manifestations ont visé le Fonds et ce qui est perçu comme une ingérence étrangère dans l’économie tunisienne.
Le large consensus parlementaire autour du programme de réformes de Chahed éloigne de plus en plus de nombreux Tunisiens de leur classe politique
Ces dernières années ont été difficiles pour de nombreux Tunisiens. L’affaiblissement continu du dinar constitue un grave défi pour un pays fortement tributaire des importations d’hydrocarbures et de céréales. Bien que la croissance du PIB ait augmenté, des niveaux d’inflation élevés ont considérablement miné le pouvoir d’achat de nombreux Tunisiens.
Dans le même temps, le chômage est resté élevé. Les créations d’emploi, modestes dans les régions côtières, étant compensés par de nouvelles pertes dans les régions économiquement marginalisées. Bien que les exportations agricoles et le secteur touristique se soient développés en 2018, les réserves de change sont restées à des niveaux extrêmement bas et le gouvernement dépend fortement du financement extérieur.
Coupes sévères
L’administration Chahed a suivi quasiment à la lettre les recommandations du FMI dans sa politique monétaire et son régime fiscal et a fortement diminué les recrutements dans le secteur public. La grève de cette semaine n’est pas le premier signe d’une politisation croissante de ce programme de réformes en Tunisie : en janvier 2018, les hausses de prix avaient provoqué un tollé général et on n’avait plus vu autant de manifestations en Tunisie depuis 2011 que ces trois derniers mois.
La grève marque cependant une nouvelle étape dans le débat sur la politique économique de la Tunisie. Bien que ces dernières années aient été marquées par une importante mobilisation du public sur cette question, celle-ci n’a pas pénétré sérieusement dans le système politique tunisien, la grande coalition gouvernementale se ralliant derrière le programme de réformes. Il y a de bonnes raisons de penser que cela est en train de changer.
D’une part, il y a l’UGTT elle-même. Bien que ce ne soit pas la première fois que l’UGTT utilise des grèves pour faire pression sur le gouvernement, les événements récents constituent une escalade dans sa tactique – et une démonstration réussie de sa capacité de mobilisation. Il y a aussi de plus en plus de spéculations selon lesquelles l’UGTT pourrait entrer en politique plus directement cette année, en présentant des candidats aux prochaines élections.
« Le pouvoir de l’UGTT après la révolution a été construit de manière à procurer de réels avantages à ses membres », explique Ian Hartshorn, auteur de Labor Politics in North Africa. « La possibilité d’une austérité accrue ne menace pas seulement les moyens de subsistance de ses membres, mais aussi la cohésion du syndicat.
« S’ils sont incapables de satisfaire leurs revendications par des moyens conventionnels, certains voudront envisager d’entrer directement en politique. Cela intensifiera les conflits externes avec Ennahdha et les conflits internes avec leurs propres membres, qui ont des loyautés envers certains partis politiques en plus de leur affiliation au syndicat. »
Divisions profondes
D’autre part, il y a la coalition gouvernementale autour de Chahed. Les prochaines élections législatives et présidentielles, ainsi que les ambitions claires du Premier ministre et sa brouille publique avec le président, ont contribué aux forces centrifuges qui ont entraîné de profondes divisions au sein de la coalition au pouvoir.
Bien que Chahed ait, par le passé, cherché à trouver un équilibre équitable sur le plan politique entre les exigences du FMI et des syndicats, la marge de manœuvre pour de tels accords se réduit rapidement. Dans le même temps, prendre position contre le programme économique du Premier ministre pourrait être de plus en plus attrayant pour les acteurs politiques qui se voient marginalisés par les remaniements politiques incessants.
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Avec la dissolution du régime de consensus, les questions relatives à l’avenir économique de la Tunisie sont susceptibles de restructurer le système politique du pays en 2019 – et ce n’est pas nécessairement une mauvaise chose.
Le large consensus parlementaire autour du programme de réformes de Chahed éloigne de plus en plus de nombreux Tunisiens de leur classe politique. Une vaste discussion sur l’avenir économique de la Tunisie est attendue depuis longtemps et constituerait une occasion de recentrer l’énergie politique sur des questions cruciales de justice sociale et de dignité.
Cependant, il existe des risques sérieux. Un débat sur une économie plus inclusive en Tunisie nécessitera que les deux parties résistent aux pressions visant à donner la priorité aux intérêts de leurs clients et de leurs électeurs, ce qui semble pour le moins douteux.
Ils devront apprendre à mettre en évidence les voix négligées qui luttent contre le processus politique formel du pays, en particulier dans les régions intérieures. Les acteurs politiques devront également communiquer de manière critique et crédible avec les institutions internationales, tout en restant dépendants de leur implication.
C’est une tâche herculéenne pour tout système politique – mais qui pourrait le remodeler.
- Max Gallien est doctorant en développement international à la London School of Economics, spécialisé dans l’économie politique de l’Afrique du Nord. Il est titulaire d’un DEA en études modernes sur le Moyen-Orient de l’Université d’Oxford et a été chercheur invité à l’Université al-Akhawayn au Maroc. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @MaxGallien.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : un manifestant tunisien lance des slogans lors d’une grève dans la capitale Tunis, le 22 novembre (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.
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