« Opération Merlin » : un autre projet de la CIA au service de ses propres intérêts
Le juré n’a pas encore rendu son verdict dans le procès de Jeffrey Sterling, l’ancien officier de la CIA accusé d’avoir divulgué à James Risen, journaliste du New York Times, les dessous de l’« opération Merlin » – le piège secret tendu par la CIA aux Iraniens afin de les faire travailler sur les plans fallacieux d’un composant clé d’une arme nucléaire.
En fait, c’est l’« opération Merlin » elle-même qui était sur le banc des accusés. La CIA espérait que le témoignage de l’accusation ainsi qu’une série de câbles de la CIA déclassifiés qui ont été présentés comme preuve montreraient que le récit de James Risen – selon lequel l’agent « Merlin » avait immédiatement repéré une erreur dans les plans devant être remis à l’Iran et que dès lors des ingénieurs iraniens auraient également été capables de la repérer – était erroné.
Les câbles mentionnant l’incident et le témoignage de « Merlin » indiquent que ce que ce dernier avait observé n’était pas un défaut dans le schéma du dispositif mais une contradiction entre le schéma et la liste des composants qui l’accompagnait, ce qui aurait fait douter les Iraniens sur la couverture de l’agent.
Les preuves révèlent en fait bien plus qu’une opération boiteuse imaginée par des spécialistes de l’armement et des responsables ignorants des faits les plus basiques sur les Iraniens et leur programme nucléaire. La couverture, ou « légende », qu’ils ont créée pour « Merlin », « l’agent » scientifique émigré de Russie, était si douteuse que celui-ci n’a jamais cru que les Iraniens puissent jamais tomber dans le panneau.
L’exercice était par ailleurs inutile. Quand la planification de l’opération a débuté en 1996, la CIA ne prétendait pas que l’Iran disposait d’un programme d’armes nucléaires et n’a pas offert de conclusion ferme sur les intentions nucléaires de l’Iran avant 1999.
C’est en effet seulement au milieu de l’année 1999, lorsque la CIA a dû justifier l’opération afin d’obtenir l’approbation de la Maison Blanche, que l’agence a pour la première fois introduit une référence au « programme de recherche et de développement d’armes nucléaires de l’Iran » dans ses évaluations semestrielles des données de renseignement relatives à la politique d’armes de destruction massive de l’Iran.
Les câbles indiquent qu’en 1996, la division anti-prolifération (Counter-Proliferation Division, CPD) de la CIA a eu l’idée de demander à des experts d’un laboratoire national de concevoir une pièce essentielle d’un dispositif explosif nucléaire, appelé « fireset » ou « allume-feu », entre autres termes, qui serait si sérieusement défectueux qu’il ne pourrait pas fonctionner. Le dispositif aurait alors été fait miroiter à l’Iran dans la conviction que les Iraniens auraient saisi l’opportunité et consacré du temps, de l’argent et du personnel à essayer de le faire marcher.
En septembre 1996, la CPD s’est mise à chercher un « agent » émigré de Russie spécialisé dans les questions d’armement nucléaire et connaissant la technologie du « fireset ». Elle recruta alors un ancien ingénieur russe de haut niveau identifié dans les documents rédigés et les témoignages de la CIA au procès sous le nom de « Merlin ».
En 1997 et 1998, alors que les faux plans du « fireset » étaient en cours de réalisation par les experts d’un laboratoire du pays, « Merlin » était occupé à écrire des emails et des lettres à des organisations et des individus en Iran susceptibles d’être intéressés par le dispositif. Il signait de son propre nom et indiquait avoir travaillé au laboratoire d’armement nucléaire soviétique Arzamas 16.
Cet aspect remarquable de l’opération révèle l’hypocrisie de l’un des arguments de l’accusation, présenté notamment par l’ancienne conseillère en matière de sécurité nationale et ex-secrétaire d’Etat Condoleezza Rice, selon lequel la divulgation de l’opération avait mis en danger la vie de l’agent.
Lors d’une réunion à San Francisco en novembre 1998, Merlin fut introduit pour la première fois au schéma du « fireset » et à la liste des composants annexée.
Pendant la réunion, les officiers chargés de Merlin, y compris Jeffrey Sterling, le « manœuvraient de sorte à ce qu’il ne sache pas que le diapositif était défectueux », selon les instructions qu’ils avaient reçues et qui sont évoquées dans un câble de la CIA datant du 28 mai 1997. La CPD cherchait donc à tromper non seulement la « cible » mais aussi « l’agent ».
L’illusion n’a pas fait long feu. La semaine dernière, Merlin, caché des journalistes dans la salle d’audience par une cloison, a témoigné du fait que lorsqu’il a pris connaissance du schéma et de la liste des composants du fireset, il a informé le directeur de l’opération et deux officiers de contrôle que les pièces les plus importantes manquaient au schéma. Il s’était exprimé bien plus franchement au cours de l’un des trois entretiens qu’il avait eus avec le FBI : « C’est bidon. Ça ne marchera pas. Il manque des pièces », se rappelle-t-il avoir dit à ses responsables de la CIA, selon le rapport du FBI lu par l’avocat de la défense.
Les « officiers traitants » ont alors assuré à Merlin que l’omission était « intentionnelle » et en phase avec le « caractère inachevé » des plans du fireset, selon le câble de la CIA relatant la réunion. Il fut demandé à Merlin de prendre acte de l’omission et d’expliquer aux Iraniens qu’ils auraient les pièces manquantes après avoir payé l’ensemble.
Ce qu’ils n’ont pas dit à Merlin, en revanche, c’est qu’ils n’avaient pas réalisé qu’une telle contradiction existait avant que Merlin ne la remarque et qu’ils avaient découvert, suite à une enquête plus poussée, que le scientifique émigré de Russie qui avait initialement travaillé sur le dispositif falsifié ne savait même pas comment fabriquer les pièces manquantes.
Merlin était également perturbé par le fait que la liste des pièces était écrite en anglais – un choix curieux pour un ancien ingénieur russe d’un certain âge dont les collaborateurs étaient tous censés être d’anciens ingénieurs soviétiques. « Je leur ai dit que je préférais que la liste des pièces soit en russe », a-t-il témoigné.
Merlin a continué à exprimer ses préoccupations quant à la crédibilité de sa « légende » et pour sa propre sécurité. Il s’est plaint du CV qu’on lui avait concocté, qui indiquait une expérience scientifique à Arzamas 16, ce que les Iraniens pouvaient facilement vérifier et s’apercevoir alors que ce n’était pas vrai. Jeffrey Sterling a rejeté tout danger, avançant l’argument absolument non convainquant « qu’une fois que les Iraniens réaliseraient que Merlin proposait une transaction portant sur des armes nucléaires, ils ne ressentiraient pas le besoin d’une investigation approfondie », selon un câble du 4 février 1999.
Or Merlin a continué à redouter que les Iraniens enquêtent sur lui. Il s’est mis à refuser d’utiliser son vrai nom dans les lettres et emails. En février 1999, il s’est inquiété du fait que certains des emails qu’il avait reçus suite à ses nombreuses tentatives pour entrer en contact avec des personnes susceptibles d’être impliquées dans les questions nucléaires puissent avoir été envoyés par les services de renseignements iraniens. Merlin a informé ses responsables que par deux fois il avait reçu des messages d’erreur l’avertissant que des intrusions avaient été détectées sur son compte Hotmail. Il alla même jusqu’à évoquer la possibilité que les Iraniens puissent découvrir son lieu de résidence par le biais de ses emails.
En janvier 2000, Merlin a carrément menacé de quitter le projet et, en février, il a abandonné en cours de route une réunion convoquée pour discuter des détails du voyage à Vienne qu’il devait effectuer peu après afin de remettre les plans à la mission iranienne auprès de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Lorsque ses responsables ont suggéré qu’il avait peur d’avoir à rencontrer les Iraniens, il n’a pas démenti.
Le récit fait par Merlin de son voyage à Vienne début mars 2000 indique clairement qu’il a cherché à éviter toute rencontre avec des officiels iraniens. Il a d’abord affirmé ne pas avoir trouvé les locaux de la mission iranienne auprès de l’AIEA alors qu’il disposait de l’adresse et des instructions pour s’y rendre. Il a ensuite déclaré que lorsqu’il a enfin trouvé la mission le jour suivant, il n’avait pas le paquet avec lui, et que quand il y est retourné plus tard dans la journée et le lendemain, le bureau était fermé. C’est la raison pour laquelle, selon ses dires, il s’est contenté de glisser le colis dans la boite aux lettres de la mission iranienne au lieu de le délivrer en main propre à un responsable iranien, comme cela était prévu.
Les responsables de la CPD ont néanmoins déclaré que les prémisses de l’opération étaient un succès. Début mai, la CPD a écrit dans un câble intitulé « Les Iraniens mordent au premier hameçon » que la mission iranienne avait expédié le paquet en Iran plutôt que le jeter à la poubelle, ajoutant, « c’est un bon début ».
En parallèle, les responsables de la CPD réfléchissaient déjà à la manière d’utiliser Merlin comme appât pour au moins un autre pays, d’après un câble de la CIA en date du 5 avril 2000. Ils ont d’une façon ou d’une autre réussi à poursuivre l’opération jusqu’en 2003, selon les témoignages entendus au procès, et ce malgré l’absence de réponse de la part des Iraniens.
L’opération était maladroite et inutile, mais la CPD pensait qu’elle était bonne pour ses affaires, lui permettant d’étendre la gamme de ses services et de se placer en première ligne des questions centrales de sécurité nationale. L’« opération Merlin » fournit une illustration singulière de la façon dont un appareil bureaucratique sert ses propres intérêts institutionnels en promouvant ses opérations et programmes favoris au nom de la sécurité nationale.
- Gareth Porter est un journaliste d’investigation indépendant, lauréat en 2012 du prix Martha Gellhorn pour le journalisme. Il est l’auteur de Manufactured Crisis: The Untold Story of the Iran Nuclear Scare (« Une crise fabriquée de toute pièce : l’histoire jamais racontée de la menace nucléaire iranienne »), publié en février 2014.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Légende photo : l’enseigne de la CIA (AFP).
Traduction de l’anglais (original).
Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].