Pillage d’Alep : « On est en plein Moyen Âge »
Comparez ces deux scènes et relevez les contrastes : à Berlin, une équipe d’architectes syriens hautement qualifiés, sous la tutelle du musée d’art islamique, élaborent des archives numériques des monuments historiques d’Alep en vue de leur restauration future.
À Alep, une bande de voyous semi-analphabètes sous les auspices du général Souheil al-Hassan, surnommé « Le Tigre » – seigneur de guerre favori du président russe Vladimir Poutine – s’est attribuée le mérite de la restauration inepte des mêmes anciennes mosquées que Le Tigre a contribué à détruire.
Alors que selon les estimations, un tiers du parc immobilier syrien aurait été détruit au cours des sept années de guerre, une nouvelle bataille oppose des armées d’experts en conservation – témoins exaspérés de voir, de l’extérieur, ce qui se passe dans le pays – et, sur le terrain, des armées de pillards opérant en toute impunité.
À Alep, une nouvelle affiche accrochée sur des bâtiments situés dans des zones « libérées », de nouveau contrôlées par le régime, proclame (dans un arabe à la grammaire approximative) : « Ensemble nous reconstruirons, et ce sera encore plus beau ». Éloquente ambiguïté : on ne sait pas très bien qui va rendre la Syrie encore plus belle. Pour l’instant, ceux qui prétendent jouer ce rôle se regroupent au sein d’une association peu recommandable de gangs et de voyous (chabiha, milices civiles pro-Damas), qui se font appeler « Les hommes du Tigre ».
On ferme les yeux
Leur plus récent trophée, la mosquée al-Akhal, édifiée en 1485 dans le quartier de Jdeidé, a été recouvert d’un enduit au vert tapageur. Sur YouTube, une vidéo chante les louanges de cette performance, en qualifiant ses auteurs de « mains blanches », sans doute pour les faire passer pour des anges innocents. Ils ont reconstruit l’école al-Fadila, à proximité, et érigé une plaque pour rappeler à la postérité que c’est bien leur chef-d’œuvre.
Personne ne leur a demandé de présenter des autorisations, déplore une source locale. La corruption sévit dans toute la ville, où les milices fidèles au président Bachar al-Assad tirent les ficelles. Détestés par de nombreux habitants d’Alep, ce sont surtout des alaouites et des Turkmènes de Mardin (ville de Turquie).
Le gouvernement ne tient pas à voir les communautés se reconstituer. Au contraire, il fait tout pour entretenir les fractures de la société. Une société divisée est plus facile à contrôler
Le régime d’Assad ne semble pas disposé – ni capable – de les maîtriser, et il ferme les yeux sur le pillage des maisons. « Le butin est réparti selon une stricte hiérarchie », explique à Middle East Eye un habitant d’Alep sous couvert d’anonymat. « Les télévisions sont pour les officiers. Réfrigérateurs, machines à laver, etc. reviennent aux sous-officiers. Et les rangs inférieurs se partagent le bois et les fils électriques récupérés des maisons abandonnées. C’est ignoble. »
« Des camions, chargés en plein jour, emportent leur butin au vu et su de tous. Ils ne cherchent pas à agir discrètement... C’est leur récompense de leur loyauté. On est en plein Moyen Âge ! »
Des pans entiers du centre et de l’est d’Alep ont été détruits par les bombardements aériens russes et syriens et par les explosions des bombes utilisées par les rebelles pour creuser leurs tunnels. Toutes les parties au conflit partagent la responsabilité de la destruction de la principale ville commerciale syrienne. Son statut de « site du patrimoine mondial de l’UNESCO », ne lui a fourni aucune protection quand la guerre a éclaté en 2012, un an après Damas.
« Les opportunités de corruption se sont multipliées »
Aujourd’hui, la seule restauration officielle en cours est celle de la Grande Mosquée d’Alep, projet phare financé par le président tchétchène, ami de Poutine. Dans cette ville, églises et cathédrales ont déjà été en grande partie restaurées, grâce à des prêtres et des patriarches proches du régime. Des fonds provenant de riches donateurs chrétiens se sont infiltrés on ne sait trop comment, malgré les sanctions financières.
Certains propriétaires privés ont engagé de la main-d’œuvre locale pour réparer leurs maisons, endommagées après la chute de la ville, fin 2016, mais ensuite, les structures étatiques ont repris la main. « C’est pire aujourd’hui qu’avant la guerre », se plaint un habitant d’Alep. « Au moins, à l’époque, on sollicitait les permis auprès d’une seule autorité. Maintenant elles sont cinq, et chacune veut sa part du gâteau. Les opportunités de corruption ne font que croître et embellir ».
Un gouvernement qui se soucierait vraiment de sa population et de ses communautés s’attaquerait aux voyous des chabihas et à leurs gangs mafieux
Les habitants ordinaires d’Alep ont fait ce qu’ils pouvaient après la chute de la ville. Les rues de Jdeidé, l’une des lignes de front du conflit, étaient obstruées par les décombres, suite aux bombardements aériens et aux explosions souterraines. Des bénévoles ont minutieusement déblayé les rues, et le gouvernement s’est empressé de s’en attribuer le mérite.
Le 28 septembre, le gouvernement a même organisé sur la place al-Hatab une journée internationale du tourisme, filmée par Al Mayadeen (chaîne de télévision du régime syrien) et par une chaîne de télévision publique russe. Objectif : montrer au monde entier que la vie à Alep est revenue à la normale après la reconquête du pouvoir par les autorités. Or, le pillage d’une ville de plus de trois millions d’habitants est une opération de longue haleine, et rien ne changera tant qu’il y aura de l’argent à tirer du pillage illicite.
Inertie bureaucratique
Dans un tel contexte, Alep n’a actuellement aucune marge de manœuvre pour la restauration de centaines de ses monuments. Les habitants assistent, impuissants, à la lente désintégration des mosquées de leur quartier, jadis au centre de la vie sociale de ces communautés.
Les mois d’hiver sont les plus durs : les pluies risquent de causer de graves dommages aux bâtiments, déjà dans un état précaire. Maintenant, les dômes fissurés, où manquent parfois des blocs entiers, s’effondrent, transformant ce qui aurait été une réparation relativement simple et peu coûteuse en un exercice ruineux qui pourrait prendre des années.
Le pire, c’est que des bâtiments finissent même par devenir trop difficiles et trop onéreux à restaurer, simplement parce qu’ils ont été négligés – victimes de l’inertie bureaucratique qui paralyse tous les aspects de la reconstruction en Syrie. Dans de nombreux cas, il suffirait d’une bâche plastique pour recouvrir le toit et rendre le bâtiment étanche à l’eau – opération qui ne prendrait que quelques jours, à moindres frais.
Le gouvernement ne tient pas à voir les communautés se reconstituer. Au contraire, il fait tout pour entretenir les fractures de la société. Une société divisée est plus facile à contrôler.
Patrimoine commun
Un gouvernement qui se soucierait vraiment de sa population et de ses communautés s’attaquerait aux voyous des chabihaset à leurs gangs mafieux.Il aurait pour vision d’accorder aux petites entreprises un microfinancement, et de mettre le patrimoine culturel au service du développement durable, ce qui soutiendrait l’emploi et revitaliserait l’artisanat traditionnel.
Ce patrimoine commun pourrait nourrir une forte identité syrienne, au-delà des clivages religieux et ethniques, s’inscrivant ainsi dans un processus de réconciliation nationale. Il pourrait autonomiser les femmes, aujourd’hui quatre fois plus nombreuses que les hommes dans la population active, et les aider à reconstruire les fondations dévastées de leur pays.
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Au début du mois, des rapports ont été publiés sur Internet : deux tonnes métriques d’antiquités pillées ont été découvertes dans la maison du Tigre de Damas. Est-ce ainsi que la Syrie redevient plus belle qu’avant ?
L’équipe d’architectes syriens de Berlin – comme tout le monde à l’extérieur de la Syrie, dont l’UNESCO – est impuissante à intervenir. Tout ce qu’ils peuvent faire, c’est espérer et prier pour que, lorsque viendra le jour où la Syrie aura enfin accès à leurs archives numériques, il reste encore quelque chose à sauver du patrimoine culturel syrien.
- Diana Darke est experte culturelle du Moyen-Orient, spécialiste de la Syrie. Diplômée en arabe de l’Université d’Oxford, elle a passé plus de 30 ans à s’intéresser au Moyen-Orient et à la Turquie, travaillant à la fois pour le gouvernement et le milieu économique. Elle est l’auteur de plusieurs ouvrages sur la société moyen-orientale, dont My House in Damascus : An Inside View of the Syrian Crisis (2016) etThe Merchant of Syria(2018), sur l’histoire socio-économique.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : des Syriens restaurent un magasin dans la vieille ville d’Alep, le 22 avril (AFP).
Traduit de l’anglais (original) par Dominique Macabies.
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