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Pourquoi Erdoğan est-il diabolisé en Occident ?

Aucun dirigeant du Moyen-Orient n’est plus diabolisé qu’Erdoğan, pourtant l’un des rares chefs d’État de la région à avoir été élu démocratiquement

Beaucoup de masques sont tombés depuis le coup d’État militaire manqué survenu vendredi 15 juillet en Turquie, de sorte qu’un grand nombre de personnalités de droite comme de gauche, qui ne tarissent pas d’éloges sur la démocratie et les droits de l’homme, les masses et le pouvoir du peuple, se sont avérés être à peine plus que des pseudo-libéraux et des faux démocrates.

Ironie du sort, les mêmes « experts », « analystes » et « commentateurs » occidentaux qui avaient prédit avec joie le renversement de l’AKP lors des dernières élections turques, avant de connaître une déception cruelle suite à sa victoire, ont commis cette fois-ci une erreur de jugement encore plus monumentale.

Au lieu d’exprimer une position de principe claire contre les coups d’État militaires et en faveur de la démocratie et de la volonté populaire, ils ont choisi de se ranger du côté des putschistes qui bombardaient le parlement turc avec des F16 et abattaient des manifestants pacifiques.

Ils ont allègrement cherché à justifier le complot visant à renverser un gouvernement démocratiquement élu lorsque celui-ci était en cours, déversant leur mépris contre le président élu au lieu des généraux et soldats qui ont conspiré pour le renverser.

Et lorsque le coup d’État a été déjoué, contre toute attente, le ton a été celui des lamentations au sujet de la démocratie et de son sort terrible sous un Erdoğan « arrogant » et « autoritaire », accompagnées de sombres avertissements quant à une escalade inévitable vers la répression et la tyrannie.

Un commentateur du Sunday Times a même reproché aux comploteurs, auxquels il fait référence à l’aide de descriptifs nobles tels que « les gardiens de la laïcité » ou encore « une force pour le progrès », mais aussi par le terme même de « modernité », d’avoir organisé leur coup d’État en juillet, quand « tout le monde est endormi par la chaleur », avant de suggérer qu’un coup d’État en septembre aurait donné le résultat souhaité.

La même symphonie de disculpation des comploteurs et de diabolisation d’Erdoğan a été jouée par des médias de gauche. Quelques heures après le lancement du coup d’État, le journal libéral de gauche The Guardian a publié un article au titre surréaliste : « La Turquie connaissait déjà un coup d’État au ralenti initié par Erdoğan, et non par l’armée ».

La réponse des gouvernements occidentaux n’a pas été plus raisonnée. Employant la sophistique diplomatique, ils ont d’abord évité de dénoncer le coup d’État, se limitant aux appels vides de sens à la « prudence » et à la « retenue ».

C’est seulement quand les dizaines de milliers de Turcs ordinaires, qui ont défié le couvre-feu et résisté sans armes à la tentative visant à ramener leur pays à l’époque sombre de la dictature militaire, sont parvenus à vaincre les putschistes, que ces phrases creuses se sont transformées en des déclarations tièdes de « soutien pour la démocratie » et en des expressions interminables d’inquiétude pour le sort des putschistes.

Erdoğan a peut-être commis de nombreuses erreurs, dans un contexte local et régional très complexe. Toutefois, il est indiscutable que son pouvoir est fondé sur une légitimité électorale et populaire.

En outre, que vous l’aimiez ou que vous le détestiez, le président turc en a fait plus pour démocratiser le pays que tout autre dirigeant dans son histoire moderne, en renforçant ses institutions civiles et en affirmant l’autorité du peuple, contrairement à l’armée qui avait semé le chaos dans sa vie politique.

Au cours de l’ère de l’AKP, le pouvoir civil a été libéré de l’hégémonie des généraux, l’armée a été réformée et les services de sécurité et de renseignement ainsi que les forces spéciales ont été restructurés.

Grâce à l’accumulation de traditions démocratiques, avec la libéralisation du système politique du pays par le biais d’élections successives, d’un pluralisme politique et du rôle grandissant de la société civile, le peuple turc est devenu plus libre, plus audacieux et plus à même de défier les ordres des putschistes et des généraux.

Paradoxalement, aucun autre dirigeant du Moyen-Orient n’est plus diabolisé qu’Erdoğan, alors qu’il est l’un des rares chefs d’État à avoir été élus démocratiquement dans cette partie du monde dont « nous » voulons qu’elle reste un « trou noir » et « notre » antithèse.

Nos alliés, qui vont d’autocrates chevronnés à des généraux assoiffés de sang, sont quant à eux exemptés de nos critiques, de complots et de conspirations. En fait, ils pourraient même faire notre sale besogne, comme certains de nos amis riches en pétrole du Golfe l’ont fait en Égypte et continuent de le faire en Libye et dans d’autres pays de la région.

En effet, la donne est la suivante : il nous faut une démocratie qui produise ceux que nous voulons, c’est-à-dire ceux qui font ce que nous disons et servent nos intérêts, et élimine ceux que nous désapprouvons. Ceci est pour nous le scénario idéal. Autrement, nous devons nous tourner vers nos réserves de putschistes et de généraux à travers la région pour faire le nécessaire dans des interventions rapides et « chirurgicales ».

Notre orchestre d’apologistes s’empressera d’embellir ce spectacle ignoble avec des analyses et des commentaires qui transforment les putschistes en « gardiens de la modernité » et en « agents du progrès » et les dirigeants démocratiquement élus en « dictateurs ».

Quant aux citoyens qui ont osé défendre leurs choix électoraux, ils seront dépeints comme des zélotes et des fanatiques abrutis par la religion, ou dans le cas de la Turquie, comme les « foules islamistes d’Erdoğan », comme un journal britannique a désigné les manifestants contre le coup d’État.

La vérité est que l’Occident se moque éperdument de la démocratie et des droits de l’homme. Ces notions sont hors de propos en ce qui concerne ses amis et ses alliés et ont uniquement la valeur d’un bâton avec lequel il peut battre ses rivaux et ses ennemis. Si Erdoğan est vilipendé aujourd’hui, ce n’est pas parce qu’il ne serait pas un démocrate ou qu’il serait un tyran, mais parce qu’il ne se montre pas flexible face aux diktats occidentaux, ni disposé à respecter les règles et paramètres fixés par l’Occident dans la région.

Le véritable défi est alors le suivant : les puissances occidentales sont-elles en mesure d’accepter et de traiter équitablement un dirigeant qui exprime la volonté de son peuple et les intérêts de son pays, lesquels ne coïncident pas nécessairement avec leur volonté et leurs intérêts ?

- Soumaya Ghannouchi est une écrivaine britanno-tunisienne spécialisée en politique du Moyen-Orient. Vous pouvez la suivre sur Twitter: @SMGhannoushi

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : le président turc Recep Tayyip Erdoğan s’adresse à une foule de manifestants opposés au coup d’État en face de sa résidence à Kısıklı (Turquie), le 19 juillet 2016 (AA).

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

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