Pourquoi l’Arabie saoudite et d’autres pays du Golfe doivent sauver l’Égypte d’elle-même
Alors que la crise en Égypte se complexifie et s’aggrave de jour en jour, les principaux États arabes, au premier rang desquels l’Arabie saoudite, se comportent comme s’ils avaient décidé d’ignorer ce pays et sa crise exacerbée.
Cependant, personne ne devrait faire comme si l’Égypte avait complètement disparu de la carte. Après tout, l’Égypte est l’État arabe le plus peuplé et l’un des plus importants ; il lui faut de toute urgence revenir à l’équilibre régional du pouvoir. Pour protéger l’Égypte de la violence et du chaos, il est impératif d’intervenir afin de l’empêcher de sombrer plus profondément dans la folie politique. Qui, mieux que ceux qui ont contribué à la création de cette crise en premier lieu, doit intervenir ?
Riyad affirme que le Yémen est aujourd’hui sa plus grande priorité et qu’il n’est pas prêt à s’occuper d’un autre problème. Il ne fait aucun doute que la guerre au Yémen était une décision importante et ne pouvait pas être repoussée. Il est naturel que la guerre, qui traîne désormais plus que prévu, soit devenue la principale préoccupation des dirigeants saoudiens. La guerre a toujours été l’une des principales affaires de l’État, de n’importe quel État, et le Yémen est le théâtre d’une guerre très complexe.
En outre, certains à Riyad affirment que les actuels dirigeants saoudiens n’ont pas été de ceux qui se sont réjouis du coup d’état en Égypte et qui l’ont soutenu avec des dizaines de milliards de dollars. Il se peut que les actuels dirigeants saoudiens ne voient pas d’un très bon œil la situation en Égypte et la considèrent peut-être comme un lourd fardeau. Il semble y avoir un fond de vérité aux rumeurs sur des désaccords étouffés entre l’actuel gouvernement saoudien et Le Caire, contrairement à la précédente administration saoudienne qui voyait alors le général Abdel Fattah al-Sissi comme le libérateur de l’Égypte.
En d’autres termes, l’Arabie saoudite envisage la situation sous deux angles, et aucun d’eux n’est moins important que l’autre : les conditions préalables à la guerre au Yémen et les préoccupations relatives à la sécurité régionale du monde arabe.
D’une part, puisqu’elle n’a pas réussi à convaincre le Pakistan et l’Égypte d’apporter une contribution substantielle à la guerre au Yémen – et bien que Riyad ne soit pas parfaitement sûr du rôle que jouerait, ou voudrait jouer, Le Caire dans la crise yéménite –, l’Arabie saoudite est désireuse de ne perdre aucun membre de sa coalition, indépendamment de l’importance de la contribution de ce membre. Selon les autorités saoudiennes, en pleine guerre, tout doit être fait pour multiplier ses amis et pour éviter d’en perdre. Si l’Arabie saoudite devait permettre un changement de fond dans la position égyptienne sur le Yémen, un tel changement aurait des répercussions dans toute la région.
D’autre part – bien que Riyad n’approuve pas la plupart des mesures nationales adoptées par le régime égyptien – le régime militaire n’est pas une nouveauté en Égypte. Lors des pourparlers officiels avec le président turc Recep Tayyip Erdoğan il y a plusieurs mois, le ministre saoudien de la Défense, le prince Mohammed ben Salmane, avait déclaré que l’armée égyptienne dirigeait l’Égypte d’une manière ou d’une autre depuis 1952 et que le régime actuel n’était que le prolongement de cette situation. Le prince avait ajouté que, dans certains États, il semblerait que seul ce type de gouvernance fonctionne. Bien sûr, une telle position est compatible avec le désintérêt de l’Arabie saoudite pour ce qui a trait au changement démocratique, que ce soit en Égypte ou ailleurs. En outre, les dirigeants saoudiens estiment que les jeux politiques de ces quatre dernières années au sein du monde arabe ont conduit à l’effondrement de l’État et à l’instabilité en Irak, en Syrie, au Yémen et en Libye, ainsi qu’à une déstabilisation tangible au Liban et en Tunisie.
Avec une population de 90 millions d’habitants, l’Égypte est l’État arabe le plus peuplé et le plus central. Si l’État était renversé, que la sécurité et la stabilité n’était plus assurées, l’Égypte aurait une incidence considérable sur l’ensemble de ses voisins arabes. Il serait en conséquence quasiment impossible de rétablir la sécurité et la stabilité de la région.
Pour résumer, les dirigeants saoudiens envisagent la situation égyptienne d’un point de vue purement pragmatique, qui ne semble pas être influencé par les illusions idéologiques de la précédente administration du roi Abdallah. Aujourd’hui, Riyad semble s’être déchargé de la responsabilité de ce qui se passe et de ce qui peut se passer dans le plus grand de tous les pays arabes. En fait, une telle attitude n’est ni possible ni acceptable.
Premièrement, c’est inacceptable parce que les États sont des entités politiques et juridiques vivantes et continues. Il est impossible, quelles qu’en soient les justifications, de dire que l’Arabie saoudite d’aujourd’hui n’est pas responsable de ce qu’elle a fait hier. L’interruption de la marche vers la démocratie et le coup d’État contre le gouvernement élu qui ont eu lieu en Égypte n’étaient pas seulement le résultat d’une balance interne du pouvoir, en dépit de la forte opposition au président Mohamed Morsi. Ce dont a été témoin l’Égypte, c’était également, peut-être même davantage, le résultat d’un jeu de pouvoir régional qui a précipité, par la persuasion et les promesses d’un soutien économique et financier, le retour de l’armée au pouvoir. Il ne fait aucun doute que l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, et dans une moindre mesure le Koweït, ont pesé le plus lourd sur la balance. Dès que le gouvernement de Sissi a pris les rênes du pouvoir, des dizaines de milliards de dollars ont commencé à affluer dans les coffres du nouveau régime en provenance de ces trois États du Golfe. Un tel afflux d’argent au cours de la période allant de l’été 2013 à la fin de 2014 a été un facteur majeur pour l’établissement du régime, comme il le serait dans tout État arabe de nos jours.
Deuxièmement, l’assertion selon laquelle l’Égypte se dirige vers la stabilité, et qu’une intervention extérieure pourrait menacer cette stabilité, est fausse et ne repose pas sur une évaluation exacte de la situation. L’Égypte d’aujourd’hui est moins stable qu’elle ne l’était à l’été 2013 et encore moins stable qu’à n’importe quel moment depuis la chute du régime de Moubarak. Au niveau économique, le gouvernement Morsi a réussi lors de sa seule année de mandat à rehausser tous les principaux indices économiques du pays et à améliorer ses finances publiques. Pourtant, en dépit de l’énorme aide financière étrangère et de la réduction des subventions économiques (qui équivalent à un tiers du budget égyptien), la situation économique de l’Égypte continue à se détériorer davantage. Au niveau politique, la plupart des promesses de la feuille de route du 3 juillet 2013 restent lettre morte. Aujourd’hui, le régime de Sissi résiste sans ses premiers alliés qui lui ont fourni l’illusion de la légitimité politique. Des manifestations hostiles au régime se poursuivent depuis l’été 2013, malgré la division apparente au sein de la société égyptienne. Seules la répression impitoyable infligée par les agences de sécurité égyptiennes et la capitulation complète du pouvoir judiciaire protègent le régime d’une gigantesque explosion politique. Au niveau de la sécurité, la violence d’État perpétrée contre le peuple et la perte de l’espoir en l’avenir ont conduit à l’éruption d’une opposition armée dans le Sinaï, la péninsule s’apparentant désormais à une zone de guerre. Dans le même temps, dans d’autres régions du pays, on assiste à différents niveaux d’opposition armée et à des attentats.
Troisièmement – et c’est là que la crise égyptienne est la plus flagrante : le régime prenant conscience de sa situation délicate, il a commencé à édicter une série de mesures répressives sanglantes sur le point d’atteindre son apogée. Le régime est passé des lourdes peines contre des manifestants pacifiques et des condamnations vengeresses à l’encontre des militants de la révolution de janvier à l’organisation de parodies de procès pour les dirigeants et les cadres des Frères musulmans, dont l’ancien président Mohamed Morsi lui-même. Il a également troqué les peines à perpétuité d’un grand nombre de dirigeants pour une série de condamnations à mort à l’encontre des hauts-dirigeants des Frères musulmans, dont Morsi.
L’escalade de la violence à travers le pays est une échappatoire classique à laquelle ont recours les régimes oppressifs, en particulier lorsqu’ils sont confrontés à la méfiance et à l’opposition populaires. C’est exactement ce qui se passe en Égypte. Si de telles peines étaient exécutées – une évolution qui ne peut être exclue – le pays sombrerait dans un profond abîme. Jusqu’à présent, l’écrasante majorité des opposants au régime, qu’ils soient islamistes ou non, sont désireux d’éviter la violence et l’usage des armes. Toutefois, qui pourra les retenir si le régime poursuit l’escalade de la violence étatique ?
L’Arabie saoudite et les autres pays du Golfe qui ont contribué à la création de cette situation de crise sont responsables et ont, de ce fait, l’obligation d’intervenir afin de sauver l’Égypte d’elle-même.
- Basheer Musa Nafi est un historien spécialisé dans l’histoire de l’islam et du Moyen-Orient.
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : rencontre entre le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi et le roi saoudien Salmane.
Traduction de l’anglais (original) par VECTranslation.
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