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Pourquoi les bureaucrates saoudiens retardent les réformes de MBS 

Les fonctionnaires se sont à maintes reprises montrés déterminés à contrecarrer la réalisation des plans de MBS pour transformer l’économie du royaume. Mais pourquoi ?
Des Saoudiens discutent près d’un panneau invitant à participer à des journées sur l’investissement, le 23 octobre 2018 à Riyad (AFP)

Un article récent publié dans le Wall Street Journal, qui évoque la « résistance passive » des bureaucrates saoudiens entravant les projets de réforme du prince héritier, fournit une analyse approfondie et instructive des récentes machinations au sein de l’économie politique saoudienne, de ses aspirations, de ses compromis et de sa confrontation à la réalité.

Mais elle met aussi en lumière les relations parfois tumultueuses entre le prince héritier, Mohammed ben Salmane (MBS) et ses fonctionnaires.

Les fonctionnaires se sont à maintes reprises montrés déterminés à contrecarrer la réalisation des plans de MBS pour transformer l’économie du royaume, certes riche mais dépendante du pétrole, en une économie mondialisée, diversifiée et résolument moderne.

La nouvelle économie

En monétisant une faible quantité des joyaux de la couronne économiques, grâce aux marchés financiers mondiaux, cet excédent économique pourrait être réinvesti dans des projets suprêmement modernistes : énergie solaire et Uber, entre autres. Quoi de mal à ça ?  

Il s’agit d’une transformation économique quasi théorique, tirée du manuel favori du FMI et des consultants en stratégie, et parée de toutes les atouts de la « nouvelle économie ». Pourtant, nous dit-on, les bureaucrates du royaume ont traîné les pieds, reculé et se sont même ouvertement moqués de ce programme. A-t-on ici à faire à une simple fronde qui « ne comprend pas de quoi il retourne » ou d’autres raisons expliquent-elles leur réticence ?

Autre interprétation, moins cynique : les fonctionnaires saoudiens cherchent simplement à faire ce qu’ils estiment juste pour leur pays, en protégeant leur principal atout national plutôt que de l’hypothéquer au profit d’aventures hasardeuses hautement spéculatives

C’est un peu comme si on avait déjà entendu tout cela avant. Au Royaume-Uni, après la guerre et sous Margaret Thatcher, les fonctionnaires ont été accusés de s’être révoltés contre la révolution socialiste et celle du marché libre. Plus récemment, le président américain Donald Trump a ajouté l’« État profond » sur la liste des forces résistant à l’application de ses promesses électorales, au côté des fake news.

Or, deux autres images tenaces viennent à l’esprit : celle de Sir Humphrey Appleby, personnage de la série britannique Yes Minister, secrétaire du gouvernement, et celle du serviteur du prince régent dans une autre série, Blackadder the Third (de Rowan Atkinson).  

Dans la première série, Sir Humphrey épuise toute la gamme de moyens visant à contrecarrer le programme de son ministre, devenu plus tard Premier ministre, surtout parce qu’il croyait en savoir plus que ce politique ignorant, mais aussi parce qu’il estimait avoir l’obligation de protéger la fonction publique des désagréments passagers que représentent les dirigeants politiques.

Dans le second, Blackadder, serviteur du prince régent, applique toute sa malice à profiter de son maître, aussi vaniteux que stupide.

Protéger l’État

Résistons à la tentation de comparer MBS à un homme politique incompétent ou à un prince vaniteux, mais posons-nous la question : les autorités saoudiennes protègent-elles l’État ? Servent-elles simplement leurs propres intérêts. Ou les deux ?

L’un des aspects les plus marquants, à la lecture de l'article du Wall Street Journal, est le large éventail des estimations faites pour Aramco. Dans le meilleur des cas, l’Arabie saoudite pourrait se doter d’un fonds souverain de 2 000 milliards de dollars. Ce chiffre semble surtout provenir des 100 milliards de dollars que rapporterait la seule mise en vente des 5 % du capital d’Aramco. Cependant, au plus bas de l’échelle, l’argent de cette introduction en bourse ne permettrait de récolter à peine 666 millions de dollars. 

Bien que les évaluations d’entreprises diffèrent souvent selon les économistes et les financiers, ces estimations sont généralement déterminées par des taux différents, particulièrement dans le cas d’entreprises de haute technologie, aux extraordinaires perspectives de bénéfices et de croissance.

Il en va tout autrement des « vieilles » industries comme l’énergie, sauf quand existent de grandes divergences de vues quant aux réserves, ce qui n’est pas le cas pour les gisements pétroliers saoudiens, parfaitement documentés.

Des investisseurs saoudiens et étrangers discutent devant le logo du géant pétrolier saoudien Aramco (AFP)

Alors, comment expliquer une différence d’estimation allant du simple au triple ? L’article fait allusion à une possibilité – une hausse des prix à la consommation, traditionnellement subventionnée – mais cela aurait un sens dans l’hypothèse où l’on chercherait à faire tendre l’estimation la plus basse vers la première estimation, une explication politiquement inacceptable, donc non retenue.

Plus probable : il existe une frontière floue entre la propriété des biens  détenus par les entreprises, l’État et les princes. Quelle proportion des bénéfices d’Aramco serait effectivement attribuable à la personne morale offerte dans le cadre d’une introduction en bourse ? Dans ce cas, la question de l’évaluation, essentielle à une introduction en bourse, soulèverait pour le royaume des problèmes politiques et économiques.

Aucune transparence

La transparence est une question connexe à cette affaire. L’article du Wall Street Journal met en lumière le débat suscité par le choix entre la cotation de New York et celle de Londres. La première représente un risque élevé en termes de litiges pour les actionnaires. La seconde, est si opaque qu’elle ne peut que les rassurer.  

Évaluations mises à part, qu’ont à cacher Aramco, le royaume et ses fonctionnaires ? Pour un pays à la corruption notoire, qui a obtenu un score de 49 % à l’indice de corruption de Transparency International (un pays est vertueux s’il obtient un indice de 100), la perspective d’une plus grande transparence ne fait pas du tout les affaires des fonctionnaires et des princes.

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Ainsi, on peut suggérer que les fonctionnaires récalcitrants protègent non seulement leurs maîtres, mais aussi, et surtout, eux-mêmes.

Interprétation moins cynique : les fonctionnaires saoudiens cherchent simplement à faire ce qu’ils estiment juste pour leur pays, en protégeant leur principal atout national plutôt que de l’hypothéquer en faveur d’aventures hasardeuses hautement spéculatives. En d’autres termes, on dira qu’on à faire à un Sir Humphrey dans ses bons jours.

La vision du prince héritier est sans doute le fruit d’une idée chimérique, mais sa mise en œuvre s’avère une fois de plus illusoire. Les fonctionnaires se montrent plus pragmatiques, et mettent un frein à la mégalomanie de leur maître.

Ce dernier a tous les pouvoirs de licencier quiconque ose résister ou faire obstruction à ses plans, pour remplacer le récalcitrant par une nouvelle équipe inconditionnellement complaisante face à ses ambitions. 

Reste à voir quelles chances aura l’économie saoudienne de se transformer sans reddition des comptes, sans primauté du droit et sans transparence.

Il est bon de rêver à une transformation néolibérale mais un si vaste projet exige les fondements les plus significatifs d’une économie viable, à savoir une transparence totale, une stabilité politique et un visibilité des gains. 

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par Dominique Macabiès.

Madawi al-Rasheed is visiting professor at the Middle East Institute of the London School of Economics. She has written extensively on the Arabian Peninsula, Arab migration, globalisation, religious transnationalism and gender issues. You can follow her on Twitter: @MadawiDr
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