Pourquoi les conservateurs ignorent-ils le vote musulman ?
A la conférence du Parti conservateur à Manchester il y a dix-huit mois, j'ai été invité à présider une réunion en marge visant à augmenter l'implication musulmane dans la politique britannique. Sufyan Ismail, un homme d'affaires accompli, a fait une présentation éloquente. Il a fait la preuve que les musulmans sont naturellement conservateurs : travailleurs, attachés aux valeurs familiales et voulant se débrouiller seuls.
Sufyan Ismail a noté, cependant, que peu de musulmans votaient conservateur. Il a dit que ceci était l'héritage des débats sur l'immigration de l'après-guerre. C'est maintenant de l'histoire ancienne, a-t-il insisté, signifiant que les musulmans sont une cible conservatrice évidente.
Le président du Parti conservateur Grant Schapps avait promis qu'un membre conservateur du Parlement parlerait à cet événement, mais aucun n'est venu. Les organisateurs se sont sentis snobés et déçus.
Plus tard dans la soirée, j'ai aperçu Grant Schapps à la grande réception de la conférence organisée par le Daily Telegraph, journal pour lequel j'écrivais alors. Je me suis approché doucement et l'ai réprimandé sévèrement. Pourquoi n'avait-il pas tenu sa promesse ?
A son crédit, le président conservateur n'a pas essayé de nier qu'il avait promis qu'un membre conservateur du Parlement serait présent. Mais, a-t-il dit, il y avait eu un problème de sécurité. J'ai répondu qu'insinuer que les musulmans de la réunion représentaient une menace de mort était indigne. Dans tous les cas, toute personne présente avait été obligée de subir un contrôle policier minutieux au préalable, en plus d'un passage au crible et d'une fouille.
Il a alors changé de tactique et blâmé une erreur administrative. J'ai fait remarquer que les autres organisations n'avaient pas été victimes de telles confusions, citant l'événement la même semaine des Amis conservateurs d'Israël, auquel avaient assisté plusieurs ministres et de nombreux membres du Parlement.
En nous séparant, j'ai dit au président conservateur que je n'étais pas convaincu. Hélas, la campagne électorale législative de cette année prouve que j'avais raison d'être sceptique. Il est maintenant clair que le Parti conservateur au pouvoir a délibérément tourné le dos aux musulmans britanniques.
Le Premier ministre et sa femme Samantha Cameron ont tout fait pour courtiser toutes les autres minorités religieuses ou ethniques numériquement importantes. David et Samantha Cameron ont visité un temple sikh à Gravesend il y a deux semaines. David Cameron a courtisé l'électorat indien avec un hymne de campagne spécialement en hindi. Cette semaine, The Jewish Chronicle contient un long entretien avec le Premier ministre, dans lequel il défend fermement l'invasion de Gaza par Benyamin Netanyahou l'été dernier.
Au contraire, il n'y a pas eu de tentative sérieuse pour atteindre les musulmans. La baronne Warsi, qui a démissionné du gouvernement en protestation contre le manquement de David Cameron à condamner Gaza et qui a le potentiel d'un atout fort, est confinée au nord et utilisée en peu d'occasions.
Le Premier ministre n'a pas visité de mosquée pendant la campagne (en effet je ne trouve aucune preuve que George Osborne, chancelier et chef de campagne des Tories, ait jamais visité une mosquée).
Jusque-là, si attention aux musulmans il y a eu, elle a été négative. L'islam est représenté comme un problème. Theresa May, ministre de l'Intérieur, a fait une intervention majeure à la veille de l'élection, attaquant « la haine, l'intolérance et l'ignorance » des « extrémistes » musulmans. Ce discours, du 23 mars, a promis qu'un prochain gouvernement conservateur étendrait les arrêtés d'interdiction et inspecterait les tribunaux islamiques de la Charia.
Je crois qu'il était imprudent et irresponsable de la part de la ministre de l'Intérieur de soulever des questions de sécurité à la veille d'une campagne électorale. (Je crains que Theresa May soit incorrigible. Elle a recommencé jeudi, avertissant qu'un parlement sans majorité mettrait la Grande-Bretagne en danger d'une attaque terroriste.) Ce sont des questions nationales importantes qui devraient être discutées soigneusement et intelligemment. Elles ne devraient jamais servir d'arme politique partisane.
Pour être impartial, j'enregistre que ceux proches de Theresa May insistent que le choix du moment de son discours du 23 mars n'avait aucun rapport avec le calendrier politique. Pour être même encore plus juste vis à vis de Theresa May, la ministre de l'Intérieur de l’opposition, Yvette Cooper, est toute aussi encline à politiser la terreur.
Le discours de Theresa May a fait, de plus, une concession remarquable destinée à amadouer l'opinion musulmane. Elle a promis que « nous exigerons des forces de police d'enregistrer les crimes anti-musulmans autant que les crimes antisémites ».
Curieusement, cette phrase n'apparaît plus dans le discours affiché sur la page du ministère de l'Intérieur. Il n'est pas davantage fait mention d'enregistrer les crimes haineux contre les musulmans dans le programme conservateur. Le parti s'engage tout au plus à « revoir la législation sur les crimes haineux », sans mention spéciale de l'islamophobie. La promesse de Theresa May a-t-elle été subrepticement abandonnée après des protestations en interne de conservateurs islamophobes ? Un doyen du parti, proche de Theresa May, m'assure que ce n'est pas le cas et que sa promesse du 23 mars tient toujours.
En termes électoraux purs cependant, négliger le vote musulman n'a pas de sens. Cela signifie que les conservateurs ont plus de chance de retourner dans l'opposition. Cette semaine, la Henry Jackson Society, parfois classée comme un groupe de pression néo-conservateur, a publié un travail de recherche percutant démontrant que le vote des musulmans britanniques pourrait s'avérer décisif jusque dans un quart des circonscriptions durant les élections législatives de 2015.
Fait décisif, le vote musulman porte un poids spécial dans les sièges marginaux, ajoute la Henry Jackson Society. Ses recherches reprennent curieusement les conclusions menées par le lobby Muslim Engagement and Development (MEND). Quand j'ai parlé au MEND plus tôt cette semaine, on m'a dit que les libéraux démocrates et le Parti travailliste (et le Parti national écossais) avaient écouté très attentivement ses arguments.
Ils ont dit, qu'au contraire, les conservateurs avaient été « insensibles ».
MEND, connu par le passé comme Engage, a accueilli l'événement de la conférence des conservateurs snobée par Grant Schapps. Je pense pouvoir affirmer sans crainte d'être contredit que MEND et la Henry Jackson Society s'accordent rarement sur quoi que ce soit. Nous devrions d'autant plus en prendre note quand ils le font.
L'implication de la recherche de MEND et de la Henry Jackson Society est dramatique : si le Parti conservateur de David Cameron n'emporte pas une majorité le jour de l'élection jeudi prochain, ce sera en partie dû au refus de prendre le vote musulman au sérieux.
Pourtant le Parti conservateur n'a même pas tenté de gagner le vote des presque 2,7 millions de musulmans de Grande-Bretagne. Sayeeda Warsi l'a reconnu en fin d'année quand elle a dit à la BBC que les dirigeants conservateurs « savent qu'ils ont pris un ensemble de décisions qui rend incroyablement difficile » pour les candidats du parti de « justifier leur position » auprès des communautés musulmanes.
La baronne Warsi a souligné le manquement de David Cameron à condamner les actions israéliennes à Gaza, qui ont fait presque 2 200 morts, en grande majorité des Palestiniens. Cependant, il y a d'autres problèmes qui concernent les musulmans, dont les politiques de contre-terrorisme maladroitement exécutées sont un exemple évident.
La décision conservatrice d'ignorer le vote musulman a des implications allant bien au-delà des tracas privés des conservateurs. Il est très troublant qu'un des deux plus grands de nos partis politiques tourne systématiquement le dos à une partie de la société britannique.
Durant ces élections législatives, les conservateurs ont développé un modèle d'engagement politique n'ayant rien à offrir à beaucoup de musulmans voulant s'impliquer dans la vie politique traditionnelle. Ceci ne fait pas que nuire, ceci discrédite la cause conservatrice.
Peter Oborne a remporté le prix du British Press Awards Columnist en 2013. Il a récemment démissionné de ses fonctions d'éditorialiste politique en chef du Daily Telegraph. Il est l'auteur de The Triumph of the Political Class, The Rise of Political Lying et Why the West is Wrong about Nuclear Iran.
Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l'auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : Le Premier ministre britannique David Cameron visite la Mosquée de Jamia à Manchester avant l'Aïd, le 7 août 2013 (Gov.uk).
Traduction de l'anglais (original) par Green Translations, LLC.
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