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Pourquoi les États-Unis veulent éviter un conflit à propos du Nil

Le Caire accueille jusqu’au 3 décembre une réunion sur le barrage controversé du Nil. La proposition russe de médiation entre l’Égypte et l’Éthiopie ainsi que leurs intérêts vitaux dans la Corne de l’Afrique expliquent le récent effort de médiation américain
Des gardes de sécurité observent la construction du barrage de la Renaissance, dans le woreda (subdivision administrative) de Guba, à environ 40 kilomètres de la frontière éthiopienne avec le Soudan, le 28 juin 2013 (Reuters)

Tandis que la tension continue de monter dans la vallée du Nil à propos de l’ambitieux projets de barrage de la Renaissance en Éthiopie, l’administration du président américain Donald Trump a accueilli des négociations tripartites, le 6 novembre, lesquelles visaient à définir les étapes en vue d’un accord négocié. 

Au cœur du désaccord : l’Égypte, qui estime que le grand barrage de la Renaissance ralentira grandement le débit du Nil en Égypte, constituant de fait une menace existentielle pour le pays. L’Éthiopie affirme quant à elle avoir le droit de développer son tronçon du Nil comme elle l’entend et que le barrage n’affectera pas le débit du Nil en Égypte.

La proposition de Vladimir Poutine d’aider l’Égypte en arbitrant les négociations montre les efforts de la Russie pour étendre sa présence au Moyen-Orient et dans la Corne de l’Afrique

Sous la direction du secrétaire d’État américain au Trésor Stephen Mnuchin, ces négociations ont uni les ministres des Affaires étrangères des trois pays bordant le fleuve, ainsi que le président de la Banque mondiale, David Malpass.

Bien que les détails des discussions viennent seulement d’être révélés, le communiqué officiel publié à la fin de la rencontre indiquait que tous les pays s’étaient mis d’accord pour continuer les discussions techniques impliquant leurs ministres de l’Eau. L’objectif est de conclure un accord et que ce dernier soit en place à la mi-janvier. Les États-Unis et la Banque mondiale « soutiendront et assisteront » aux négociations.

L’implication américaine dans ce problème n’est pas nouvelle. En revanche, la particularité des récentes discussions, c’est le fait qu’elles aient été menées par le département du Trésor et non par le département d’État. Jusque-là, le département d’État semblait diriger les efforts visant à gérer cette crise.

Logique américaine

En janvier dernier, le secrétaire d’État américain Mike Pompeo a rencontré au Caire son homologue égyptien Sameh Choukri pour discuter notamment de la tension croissante entre l’Égypte et l’Éthiopie à propos du projet du barrage de la Renaissance. 

Avant cela, le sous-secrétaire d’État, Éric Stromayer, du bureau des Affaires africaines avait mené une délégation américaine dans la région en 2018 pour tenter d’adoucir la rhétorique belliqueuse à la fois de l’Égypte et de l’Éthiopie. De plus, le département d’État suit le sujet depuis 2011 et la première annonce du grand barrage.

Si ces deux pays entraient en conflit à propos des eaux du Nil, cela menacerait des amis et des intérêts américains dans la région

À ce jour, la Maison-Blanche a fourni peu d’explications quant au fait que ce soit le département du Trésor et non le département d’État qui a récemment pris la tête des efforts américains visant à gérer cette crise. La logique expliquant une quelconque implication américaine dans ce problème est néanmoins incontestable.  

D’une part, comme l’indique la récente implication de la Russie en Syrie et en Turquie, celle-ci continue de chercher des moyens d’étendre son influence à la région, souvent au détriment des intérêts américains de longue date. La proposition de Vladimir Poutine d’aider l’Égypte en arbitrant les négociations montre les efforts de la Russie pour étendre sa présence au Moyen-Orient et dans la Corne de l’Afrique et éloigner les pays de ces régions de la sphère d’influence américaine.

Par ailleurs, il ne fait aucun doute que le projet du grand barrage pourrait devenir une poudrière encore plus dangereuse entre l’Égypte – le pays le plus peuplé et le plus puissant sur le plan militaire de la vallée du Nil – et l’Éthiopie – une puissance croissante sur le plan économique et politique dans la région. Si ces deux pays entraient en conflit à propos des eaux du Nil, cela menacerait des amis et intérêts américains dans la région.

Exportateur d’électricité

Lorsque l’Éthiopie a lancé le grand barrage en 2011, ses dirigeants ont fait valoir que le barrage visait à relancer le développement économique du pays en assurant un approvisionnement en eau prévisible pour l’irrigation et, plus important encore, en générant une électricité désespérément nécessaire.  

Par ailleurs, tout excédent d’électricité pourrait être vendu aux voisins de l’Éthiopie. L’Éthiopie a en effet annoncé qu’elle avait l’ambition d’être le plus grand pays exportateur d’électricité en Afrique. 

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Une vue du Nil, des habitations, des terres agricoles depuis le hublot d’un avion à Louxor, en Égypte, le 9 octobre 2019 (Reuters)

Tandis que l’Éthiopie fait valoir que le grand barrage n’aura que des fins hydroélectriques, l’Égypte redoute que le barrage perturbe le débit du Nil au Soudan et en Égypte, et qu’il menace ainsi l’existence même de l’Égypte étant donné sa dépendance quasi-totale sur le Nil pour son approvisionnement en eau.  

Tandis que l’Éthiopie fait valoir que le grand barrage n’aura que des fins hydroélectriques, l’Égypte redoute que le barrage perturbe le débit du Nil

Depuis le début de la construction en 2011, l’Égypte a fait valoir que l’Éthiopie doit garantir que l’Égypte et le Soudan continueront de recevoir respectivement 55 milliards de mètres cubes et 18 milliards de mètres cubes du débit annuel du Nil. Ces chiffres avaient été établis dans l’accord sur les eaux du Nil conclu en 1959 entre l’Égypte et le Soudan. En Égypte, les gouvernements successifs ont affirmé que toute diminution de ce débit constituerait un casus belli.

Dernièrement, tandis qu’on approche de l’achèvement du barrage et que l’Éthiopie a commencé à remplir le réservoir, un nouveau désaccord a émergé entre l’Éthiopie et l’Égypte, cette fois concernant la vitesse de remplissage du réservoir.  

L’Éthiopie, qui veut s’assurer de pouvoir générer autant d’électricité que possible, et ce, aussi rapidement que possible, a annoncé vouloir remplir le réservoir en trois ans seulement. En retour, l’Égypte a fait valoir qu’une période aussi courte affecterait considérablement le débit en aval au Soudan et en Égypte, et elle a plaidé résolument en faveur d’un remplissage bien plus lent – jusqu’à sept ans.  

Médiateur extérieur

Malgré les menaces d’action militaire émanant des deux pays, l’Égypte et l’Éthiopie ont démontré leur volonté à engager des négociations comme moyen de résoudre les tensions et de trouver une solution.

Grand barrage de la Renaissance éthiopienne : l’Égypte se prépare à une crise hydrique majeure
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Ces négociations impliquaient en grande partie les ministres de l’Eau et d’autres experts techniques de ces pays. Bien que ces discussions se poursuivent, elles ont toutefois souvent été éclipsées par les tentatives d’intimidation des dirigeants politiques. Ce qui nous ramène aux dernières négociations à Washington.

L’Égypte a longtemps fait valoir qu’un médiateur extérieur était nécessaire pour sortir de l’impasse et contribuer à trouver une solution. L’Éthiopie rejetait jusqu’à récemment la nécessité d’une médiation et insistait sur des discussions bilatérales et trilatérales.  

La décision de l’Éthiopie d’assister aux négociations de Washington avec le Soudan et l’Égypte pourrait être un signe bienvenu d’une volonté de s’engager à l’avenir avec ses voisins pour résoudre les tensions concernant le Nil.

Il est dans l’intérêt de la vallée du Nil – et celui de la région au sens large – que tous les pays continuent de faire preuve d’un désir de négocier, plutôt que de se précipiter dans un conflit armé.

- Daniel C. Stoll est vice-doyen des affaires internationales au St. Norbert College, aux États-Unis. Il a participé à l’écriture de International Conflict Over Water Resources in Himalayan Asia (Palgrave Macmillan) et a beaucoup écrit sur les problèmes de gestion des ressources en eau en Afrique et au Moyen-Orient.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original) par VECTranslation.

Daniel C Stoll is Associate Dean for Global Affairs at St Norbert College in the US. He is the co-author most recently of International Conflict Over Water Resources in Himalayan Asia (Palgrave Macmillan) and has written extensively on issues of water resources management in Africa and the Middle East.
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