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Pouvons-nous enfin admettre que le conflit sunnite-chiite n’a rien à voir avec l’islam ?

Suite aux révélations de l’hebdomadaire Der Spiegel sur la façon dont les baasistes irakiens ont préparé l’essor du groupe EI, il est clair que les conflits régionaux portent sur la politique, pas sur l’islam

Cette semaine, le magazine allemand Der Spiegel a publié des documents qui ont assené un autre coup à la thèse selon laquelle le groupe Etat islamique (EI) est islamique. Ces documents ont été découverts en Syrie, dans une maison qui avait été occupée par un ancien responsable du renseignement irakien.

Les documents montrent en détail le plan directeur de la création du groupe EI et confirment que, loin d’être un mouvement hyper-religieux né spontanément, l’EI est, comme beaucoup s’en doutaient, une création à la Frankenstein des anciens baasistes et partisans laïques de Saddam : une stratégie pour restaurer le pouvoir politique baasiste sunnite que l’invasion américaine de l’Irak leur avait ôté.

« Il existe une raison simple au fait que les écrits de [l’ancien colonel irakien Haji] Bakr ne contiennent aucune prophétie relative à l’établissement d’un Etat islamique prétendument ordonné par Dieu : il croyait que les seules convictions religieuses fanatiques ne suffisaient pas à remporter la victoire. Cependant, il croyait que la foi des autres pourrait être exploitée », écrit Christoph Reuter dans Der Spiegel.

« En 2010, Bakr et un petit groupe d’anciens officiers des services de renseignement irakiens ont fait d’Abu Bakr al-Baghdadi, l’émir puis le “calife” [le chef officiel] de l’Etat islamique. Ils ont argué qu’Abu Bakr al-Baghdadi, un religieux instruit, donnerait au groupe un visage religieux. » Le journaliste irakien Hisham al-Hashimi fait remarquer qu’Abu Bakr al-Baghdadi est « un nationaliste, pas un islamiste ».

Pouvons-nous enfin reconnaître que le conflit au Moyen-Orient n’a presque rien à voir avec l’islam ?

Ceux qui prétendent que sunnites et chiites sont enfermés dans une guerre religieuse sont incapables d’expliquer comment ces sectes rivales ont pu coexister pacifiquement pendant des siècles sous domination ottomane. En d’autres termes, le conflit entre sunnites et chiites est un phénomène moderne qui est apparu « par coïncidence » seulement après que chacun des événements suivants a eu lieu :

1.      Création d’Etats coloniaux artificiels par l’Occident après l’effondrement de l’Empire ottoman en 1919 ;

2.      Découverte de pétrole dans les années 1920 ;

3.      Création de l’Etat juif en 1948 ;

4.      Coup d’Etat mené par les Etats-Unis qui a renversé un président démocratiquement élu en Iran en 1953.

On a écrit beaucoup sur les trois premiers points, mais c’est la chaîne d’événements qu’a déclenchée le quatrième point qui résonne encore aujourd’hui.

Entre 1950 et 1970, après le coup d’Etat et le rétablissement d’un dictateur américanophile, le Chah Mohammad Reza Pahlavi, des entrepreneurs des secteurs civil (pétrole) et de la défense américains se sont installés en Iran. L’Amérique, ses bienfaiteurs et le Chah ont pillé les richesses pétrolières iraniennes tandis que la pauvreté et le chômage sont montés en flèche.

L’Arabie saoudite s’est sentie particulièrement menacée par la « relation spéciale » des Etats-Unis avec le Chah et était inquiète du fait que Washington pourrait, intentionnellement ou non, aider à étendre l’influence iranienne dans la région.

Bien que l’Arabie saoudite ait depuis longtemps souscrit à une forme réductrice de l’islam, développée au XVIIIe siècle par Muhammad ibn Abd al-Wahhab, le wahhabisme n’était pas intrinsèquement violent – même s’il défendait bien un programme pro-sunnite. La monarchie saoudienne a alors vu le wahhabisme comme l’outil politique idéal pour contrer l’influence iranienne dans la région.

Le wahhabisme des pétrodollars

Lorsque les Etats-Unis ont soutenu Israël pendant la guerre du Kippour en 1973, l’OPEP dirigée par l’Arabie saoudite a saisi ce prétexte pour imposer un embargo pétrolier à l’Occident, ce qui a fait grimper en flèche le prix du pétrole – et a ainsi donné au royaume saoudien tous les pétrodollars nécessaires pour imposer un wahhabisme anti-chiite à l’ensemble du monde musulman.

Partout au Moyen-Orient, en Afrique et en Asie centrale, des mosquées de style saoudien ont été érigées et des écoles islamiques suivant un programme wahhabite ont été créées et financées par le royaume saoudien. « En échange de leurs libéralités, les Saoudiens ont exigé la conformité religieuse. Le rejet wahhabite de toutes les autres formes de l’islam ainsi que d’autres traditions religieuses se propagerait aussi loin que Bradford en Angleterre et Buffalo dans l’Etat de New York, mais aussi au Pakistan, en Jordanie et en Syrie », note Karen Armstrong, prolifique historienne des religions. « L’Occident a joué un rôle involontaire dans la montée de l’intolérance, puisque les Etats-Unis ont vu d’un bon œil l’opposition de l’Arabie saoudite et de l’Iran. De plus, le royaume dépendait de l’armée américaine pour sa survie. »

La stratégie saoudienne pour contrer l’Iran a pris un nouvel élan lorsque la Révolution islamique a renversé le Chah et les Américains en 1979 - ce qui a fait de l’Arabie saoudite le nouvel « allié privilégié » des Etats-Unis au Moyen-Orient.

En 1980, l’Irak, avec le soutien des Etats-Unis et de l’Arabie saoudite, a envahi l’Iran. Saddam a vu l’Iran affaibli, non-soutenu par les Américains, comme une occasion d’établir l’Irak comme la puissance suprême au Moyen-Orient. Il est important de noter ici que les Irakiens chiites ont constitué une grand part de l’armée irakienne. « Nous ne pensions pas en termes de proportion chiite-sunnite à l’époque », a déclaré Ra’ad al-Hamdami, un ancien général de la Garde républicaine irakienne. « L’Etat irakien [baasiste] n’a pas été construit sur les divisions, mais sur le respect, et les technocrates. »

Lorsque les Soviétiques ont envahi l’Afghanistan en décembre 1979, le gouvernement Reagan a effectivement financé le wahhabisme à hauteur de deux milliards de dollars. « L’USAID [l’agence américaine pour le développement international] a investi des millions de dollars pour fournir aux écoliers des manuels remplis d’images violentes et d’enseignements islamiques militants », écrit Nafeez Ahmed. « La théologie justifiant le djihad violent était entrecoupée de dessins de fusils, de balles, de soldats et de mines. Les manuels vantaient même les récompenses divines offertes aux enfants qui arracheraient les yeux de l’ennemi soviétique et lui couperaient les jambes. »

Les moudjahidines rentrent à la maison

Lorsque les Soviétiques se sont retirés d’Afghanistan en 1989, les combattants « arabes afghans », juste après avoir vaincu une superpuissance, sont retournés dans leurs foyers respectifs (principalement en Egypte, en Arabie saoudite, au Yémen et dans les pays du Golfe) avec l’espoir de renverser les dictatures oppressives et les puissances occupantes de tout le Moyen-Orient. Avec dix ans d’expérience de combat en Afghanistan et en Tchétchénie, cette idéologie pro-sunnite, anti-occidentale et anti-chiite était devenue militante.

Toutefois, les musulmans des Etats arabes sunnites trouvaient ces combattants « arabes afghans » beaucoup trop extrêmes. Quand l’Irak a envahi le Koweït en 1990, Ben Laden a offert aux monarques saoudiens les services de ses vétérans d’Afghanistan pour assurer la sécurité des champs pétrolifères de l’Arabie saoudite. Les monarques ont rejeté l’offre et ont choisi à la place l’armée américaine comme gardienne de leur or noir. En Egypte, al-Zawahiri a été impliqué dans un complot visant à assassiner Hosni Moubarak. Il a fui en Afghanistan pour rejoindre Ben Laden en 1996.

Cette même année, Ben Laden publiait sa « déclaration de guerre » aux Etats-Unis et à Israël. Dans sa déclaration vidéo, Ben Laden déclarait que l’alliance israélo-américaine avait infligé « agression, iniquité et injustice » aux musulmans. Ses objectifs étaient uniquement politiques : éliminer les bases militaires américaines en Arabie saoudite, qu’il assimilait à l’occupation israélienne de la Palestine ; mettre fin aux sanctions politiques contre l’Irak, qui, selon lui, avait causé un million de morts ; et évincer les dictatures et les régimes soutenus par les Etats-Unis au Moyen-Orient.

Comme plus de dix ans s’étaient écoulés depuis la défaite de l’Union soviétique face aux « arabes afghans », Ben Laden espérait qu’une « attaque spectaculaire » de l’Amérique rappelle aux musulmans vivant sous des régimes et occupations oppressifs que la victoire et la liberté étaient possibles.

L’incompréhension du 11 septembre

Beaucoup de journalistes occidentaux ont interprété à tort les attentats du 11 septembre 2001 comme l’expression d’une croyance religieuse extrême, plutôt que d’y voir un geste politique calculé. Richard Dawkins, par exemple, a fait valoir que « seule la foi religieuse est une force suffisamment puissante pour motiver une telle folie absolue chez des personnes autrement saines d’esprit et honnêtes. » Ce à quoi Karen Armstrong a répondu : « Cette dangereuse schématisation provient d’une mauvaise compréhension à la fois de la religion et du terrorisme. Evidemment, il s’agit d’une expression familière du parti pris laïc de la modernité qui présente la ‘’religion’’ comme une force déraisonnable et violente qui doit être exclue de la politique des nations civilisées ».

Une écrasante majorité du monde musulman a rejeté les attaques. Un sondage effectué peu de temps après le 11 septembre a montré que 93 % des musulmans pensent que les attaques contre des civils ne sont « jamais justifiables » et, des 7 % qui pensent que les attaques contre des civils pourraient être justifiées, presque tous s’entendent sur le fait que cette justification ne peut être que politique, et non religieuse.

Les attentats du 11 septembre n’avaient pas réussi à galvaniser le monde musulman comme Ben Laden l’avait espéré. En outre, le conflit sunnites contre chiites était encore absent. Les guerres civiles sectaires se sont déchaînées en Irak et en Syrie seulement après que les Etats-Unis ont bouleversé le statu quo politique en renversant le régime baasiste sunnite en Irak. « Quand les Américains ont formé le Conseil de gouvernement [en juillet 2003] composé de treize chiites mais de seulement quelques sunnites, les gens ont commencé à se dire : "Les Américains veulent donner le pays aux chiites", puis ils ont commencé à se battre et les tribus ont commencé à laisser entrer al-Qaïda », écrit Joel Rayburn dans son livre Iraq After America: Strongmen, Sectarians, and Resistance.

Cependant, al-Qaïda en Irak n’était pas al-Qaïda à proprement parler. Bien que Ben Laden n’ait pas préconisé ouvertement la violence anti-chiite, son général en Irak, al-Zarqaoui, l’a fait.

L’arrivée de djihadistes étrangers, dirigés par al-Zarqaoui, a déclenché non seulement une insurrection contre les Américains, mais aussi une guerre civile sectaire entre la majorité chiite et la minorité sunnite. Lorsque les milices chiites, avec le soutien du régime iranien, ont commencé à se venger et à commettre des atrocités contre des villes et des villages à majorité sunnite fin 2003, la proposition d’al-Qaïda aux tribus sunnites de l’Irak était simple à comprendre : « Notre violence ou la leur ? ». L’historien militaire Ahmed Hashim souligne que la plupart des tribus sunnites ont rejoint al-Qaïda en Irak (AQI) au motif qu’« elles voulaient libérer l’Irak et non pour créer un Etat islamique. »

Cela nous ramène maintenant au plan directeur du groupe EI découvert récemment.

« La guerre en Irak est politique, la fracture entre sunnites et chiites en est juste la couverture », affirme Muneer Hashim al-Obaidi, professeur de droit à l’université Iraqiya de Bagdad. « L’Iran utilise les chiites irakiens pour atteindre son objectif politique qui est d’accroître son pouvoir dans la région. Le groupe EI utilise le prétexte de la protection des sunnites afin d’atteindre ses objectifs politiques de contrôle des territoires en Irak et en Syrie. L’Irak fait partie d’une guerre régionale – qu’on pourrait même qualifier de guerre mondiale. On peut voir l’Occident – j’entends par là les Etats-Unis et l’Europe – lutter contre la Russie et la Chine. Les Russes et les Chinois soutiennent l’Iran tandis que les Américains et les Européens soutiennent l’Arabie saoudite et les autres pays du Golfe. »

La guerre au Moyen-Orient est politique. La guerre contre l’Occident est politique.

Je repose donc la question : pouvons-nous enfin reconnaître que le conflit au Moyen-Orient n’a presque rien à voir avec l’islam ?
 

- CJ Werleman est l’auteur de Crucifying America ; God Hates You. Hate Him Back et Koran Curious. Il est également l’animateur du podcast « Foreign Object ». Suivez-le sur Twitter : @cjwerleman

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : combattants du groupe Etat islamique à Mossoul après sa prise par le groupe en juin 2014 (AFP).

Traduction de l'anglais (original) par VECTranslation.

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