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Quand le scénariste d’Homeland prophétise la catastrophe Trump

Dans son livre « Little America », Henry Bromell décortique les perversités de la politique étrangère américaine au Moyen-Orient à la fin des années 1950. À la lumière des bouleversements actuels, un roman visionnaire

Dans l’excellent, et troublant, roman « Little America », l’auteur Henry Bromell, fils d’un agent de la CIA et scénariste de la série « Homeland », dresse un panorama effrayant, ramassant les agissements de « l’usine d’équarrissement » (la CIA) en une panoplie de coups tordus et de bien-pensance du WASP en chemise infroissable dopé au gin tonic et à la grandeur de l’Amérique.

À la fin des années 1950, un petit royaume imaginaire, le Korach, passe de la tutelle britannique à celui des Américains, dont les honorables correspondants sont chargés d’assurer le baby-sitting du jeune roi hachémite, anti-Nasser et pro-Occident.

Le petit royaume et son « petit roi » à la noblesse bédouine s’intègrent sans accroc dans la Pax Americana, jusqu’à ce que le jeune monarque commence à freiner les ardeurs de Washington et des frères Dulles, John Foster, le secrétaire d’État et Allen, le directeur de la CIA.

Cet « enthousiasme forcené » emportera le jeune roi et son royaume : le territoire sera dépecé entre ses deux voisins, irakien et syrien

L’Empire ne comprenait pas comment on pouvait refuser d’ériger une statue de Lincoln en plein centre de la capitale de ce royaume désertique, ni comment le roi avait l’outrecuidance de s’opposer à l’extension des bases d’écoutes sur les frontières de ce petit pays devenu ingrat avec l’Oncle Sam. Ni encore comment on pouvait avoir son mot dans les investissements américains dans l’économie locale, ou sur les choix-mêmes de la politique du royaume sur Israël ou Nasser ?

Le père du héros narrateur, cheville ouvrière de la centrale sur place, ne partage pas les manières cavalières de Washington et des frères Dulles, s’oppose aux visions manichéennes et hautaines de ses supérieurs, mais « son scepticisme prudent était un concept trop étranger à ces enthousiastes forcenés en chemises infroissables qui, nom d’un chien, allaient s’occuper de tout ici » ! Cet « enthousiasme forcené » emportera le jeune roi et son royaume : le territoire sera dépecé entre ses deux voisins, irakien et syrien.

« Une croyance absolue dans la brutalité guidée par un Dieu coléreux que Trump n’a cessé de citer dans son discours de Riyad… » (Reuters)

« L’usine d’équarrissement » fonctionnait à plein régime : le plein emploi des catastrophes. Ce sont exactement ces schémas simplistes et faussement « boy-scout », si implacablement décrits par le défunt écrivain Henry Bromell (décédé en 2013) que l’on retrouve avec les logiques trumpistes au Moyen-Orient. Plus « cow-boy », d’ailleurs, que « boy-scout » avec cette croyance absolue dans la brutalité guidée par un Dieu coléreux que Trump n’a cessé de citer dans son discours de Riyad.

Un discours où, en somme, le président américain invoque les vieilles litanies de la Guerre froide en parlant du Mal avec un grand M : un mal absolu, si facile à simplifier en quelques vociférations pour les bidasses GI’s à travers le monde ou dans les écoles des banlieues américaines. Le Mal absolu, le terrorisme et l’Iran.

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Complice trouvé dans les deux cas, passible de peine capitale : le petit émirat du Qatar, dont on brandit les menaces de disparition physique comme dans un film policier new-yorkais. Comme la disparition de l’imaginaire royaume du Korach ? Souvenons-nous, équarrir veut dire surtout dépecer les animaux morts, les couper en quartiers, en morceaux, morceler les cadavres.

Trump n’a pas peut-être pas ordonné aux Saoudiens de lancer cette guerre fratricide contre les Qataris, mais sa posture simpliste, dédaigneuse d’un soft power cher à son prédécesseur Obama (et dont le Qatar était un des outils), a encouragé le royaume wahhabite à appuyer sur la détente alors que son doigt le démangeait depuis un moment.

Traduction : « Lors de mon récent voyage au Moyen-Orient, j’ai déclaré qu’il ne pouvait plus se baser sur l’idéologie radicale. Les dirigeants ont désigné le Qatar – Regardez ! »

Voilà donc la consécration des choix dualistes : dans le monde arabe, aujourd’hui, nous sommes sommés de choisir entre Daech et al-Qaïda, les terroristes barbares et les terroristes « utiles » comme en Syrie, entre wahhabites et Frères musulmans.

La société arabe, sa culture, ses polémiques, ses luttes quotidiennes contre l’obscurantisme, ses dynamiques sociales et culturelles qui traversent comme une lame de fond le monde arabe, et qui traduisent ses bouleversements démographiques si bien décrit par Youssef Courbage et Emmanuel Todd, tout cela est évacué d’un revers de main irascible par une administration américaine trop « pressée » d’en finir avec le terrorisme.

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Un empressement quasi-juvénile face à la complexité d’un phénomène mondial et local, militaire et culturel, social et religieux, économique et historique. Essentialiser. Les « musulmans », le « bons », les « méchants » - réécrire l’histoire comme le fait cette nouvelle chaîne satellitaire saoudienne, « Saudi Anti-terrorism », qui diffuse des « enquêtes » basées sur des « preuves » sur les nombreuses « implications » du Qatar dans le terrorisme !

Avec la bénédiction d’un président américain qui encourage à appuyer encore et encore sur la détente, pensant que « tuer » le Qatar, comme faire disparaître le Korach imaginaire, signerait « le début de la fin de l’horreur terroriste » d’après le tweet de Trump.

Par décence, des pays comme l’Algérie par exemple, ne commenteraient jamais ce genre de commentaires puérils : durant plus de vingt-cinq longues années, un pays comme l’Algérie a combattu, seul, le terrorisme islamiste qui a fait plus de 200 000 morts, sans qu’un génie prophétique des États-Unis, ou d’ailleurs, ne leur explique qu’il avait la baguette magique.

Dans « Little America », quand les choses ont commencé à se corser entre Washington et le jeune roi hachémite qui refusait le diktat des frères Dulles et leur chef direct, Eisenhower, « les Américains firent une série d’erreurs, des fautes d’appréciation sur le plan politique, les premiers sérieux mauvais calculs ».

L’écrivain pointe comme raison « l’orgueil et la paresse, peut-être, la conviction insouciante que quand les choses se passent bien, elles continueront, d’elles-mêmes, de bien se passer, comme si l’optimisme, comme l’histoire, était régi par les lois de l’inertie ».

Que dire d’une administration américaine qui s’invente un nouveau Evil Empire, dans ce chaotique XXIe siècle où la rumeur et la colère sont plus fortes que la politique et l’humain ?

Dans le roman de Bromell, « les choses se passent bien » avec un allié monarchiste anti-communiste et convaincu de la bienveillance occidentale, et qui met les « barbus » à bonne distance de la décision politique. Et même avec cela, la machine bureaucratique des « chemises infroissable », les « grands esprits » ou les « têtes d’œufs de Washington », pour reprendre l’auteur, décident de « griller » le jeune roi pour un écart politique : il est passé chez l’Autre, chez Nasser, le KGB, Moscou, les baathistes, les « anti-nous ». Quitte à détruire un pays et raser son existence des cartes. Et cela, on le répète, avec des présumés alliés !

Que dire d’une administration américaine qui s’invente un nouveau Evil Empire, dans ce chaotique XXIe siècle où la rumeur et la colère sont plus fortes que la politique et l’humain ? Droit dans le mur. Le bruit et la fureur de l’éléphant Trump dans le magasin de porcelaine qu’est le si fragile monde arabe.

- Adlène Meddi est un journaliste et écrivain algérien. Ex-rédacteur en chef d’El Watan Week-end à Alger, la version hebdomadaire du quotidien francophone algérien le plus influent, collaborateur pour le magazine français Le Point, il a signé deux thrillers politiques sur l’Algérie et co-écrit Jours Tranquilles à Alger (Riveneuve, 2016) avec Mélanie Matarese. Il est également spécialiste des questions de politique interne et des services secrets algériens.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : « Le président américain invoque les vieilles litanies de la Guerre froide en parlant du Mal avec un grand M. » (Reuters).

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