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Que deviendra le mouvement de protestation irakien en 2020 ?

Si le retour au statu quo n’est plus possible, un changement radical – à savoir la suppression complète de l’oligarchie au pouvoir – reste peu probable  
Des Irakiens participent à une manifestation antigouvernementale à Bagdad le 6 décembre (AFP)

Cette année restera dans les mémoires en raison des manifestations anti-gouvernementales les plus importantes et les plus durables de l’histoire moderne de l’Irak.

Ce qui a commencé en octobre comme une manifestation relativement mineure menée par de jeunes hommes, pour la plupart sans emploi ou sous-employés, est rapidement devenu un mouvement de masse exigeant la chute du régime. Le gouvernement et ses milices paramilitaires alliées ont répondu par une violence disproportionnée, tuant jusqu’à présent plus de 400 manifestants et en blessant des milliers d’autres.

En partie en réaction à cette répression, certains manifestants ont attaqué les bureaux des partis politiques et des paramilitaires, ainsi que les consulats iraniens à Kerbala et Nadjaf. Les manifestations ont finalement contraint le Premier ministre Adel Abdel-Mehdi à démissionner, mais cela ne pouvait avoir qu’un impact mineur sur la confrontation et les négociations entre la rue et les factions au pouvoir.

Changements cosmétiques

Les groupes politiques qui ont placé Adel Abdel-Mehdi dans sa position détiennent toujours le pouvoir de nommer un nouveau Premier ministre et de déterminer la trajectoire du pays en 2020. Ils œuvreront à maintenir le statu quo en apportant des changements cosmétiques au système et en maniant la carotte et le bâton pour affaiblir ou démanteler le mouvement de protestation.

Néanmoins, l’élite politique est confrontée à une surveillance sans précédent de la part de la société irakienne, et son échec attendu à mettre en œuvre des réformes majeures pourrait dynamiser davantage le mouvement de protestation. Les prochaines étapes que doivent franchir l’élite, à commencer par la sélection d’un nouveau Premier ministre, détermineront la trajectoire des événements en 2020.

Il est difficile d’imaginer un processus harmonieux par lequel les factions dirigeantes prendraient les bonnes décisions, comblant ainsi l’écart de confiance entre elles et le public

Il est difficile d’imaginer un processus harmonieux par lequel les factions dirigeantes prendraient les bonnes décisions, comblant ainsi l’écart de confiance entre elles et le public. Ces factions ont canalisé de manière parasitaire les ressources de l’État vers leurs milices et réseaux clientélistes, et leur survie dépend de la perpétuation du système de répartition du pouvoir, qui distribue ces ressources entre elles tout en atténuant la responsabilité des échecs et des dysfonctionnements du gouvernement.

La classe dirigeante s’est assurée de pouvoir rester au pouvoir et continuer à extraire les ressources en portant atteinte à l’État de droit, en manipulant les élections et en faisant usage de la violence légale et extralégale.

Les manifestants demandent la fin de ces pratiques parasitaires en renforçant l’imposition de l’État de droit pour ces factions, en introduisant un système électoral qui ne reproduira pas leur domination et en mettant fin au partage des postes et des ressources de l’État. De telles réformes, si elles étaient mises en œuvre de manière authentique, affaibliraient vraisemblablement les factions dominantes – et c’est pourquoi il serait naïf de s’attendre à ce qu’elles s’y soumettent volontairement.

Affirmer sa domination

De fait, certaines de ces factions, principalement celles soutenues par l’Iran, continuent de promouvoir la version des événements selon laquelle le mouvement de protestation serait un « complot de l’étranger ». Outre l’implication présumée de milices soutenues par l’Iran dans la répression, l’enlèvement et l’intimidation d’activistes, elles ont organisé des contremanifestations conçues comme une tentative de retirer des « éléments désordonnés » de la place Tahrir, haut lieu de la contestation dans la capitale Bagdad.

Les factions dominantes au sein du gouvernement pourraient décider d’intensifier l’utilisation de mesures oppressives, affirmant davantage leur domination sur les appareils de sécurité et faisant de l’Irak un État plus autoritaire. Déjà, des médias sympathisants du mouvement de protestation ont été fermés, internet a été suspendu par intermittence et aucun des principaux dirigeants qui ont ordonné le meurtre de manifestants n’a été traduit en justice.

Des Irakiens manifestent sur la place Tahrir de Bagdad le 6 décembre (AFP)
Des Irakiens manifestent sur la place Tahrir de Bagdad le 6 décembre (AFP)

Mais l’autoritarisme signifie une plus grande consolidation du pouvoir entre les mains d’une faction dominante, sinon unique – ce qui n’est guère le cas actuellement, étant donné la nature fragmentée du pouvoir en Irak. Le coût d’une telle démarche pourrait s’avérer très élevé, étant donné que d’autres forces politiques et sociétales lui résisteraient pour protéger leurs propres parts de pouvoir, d’autonomie ou d’influence.

Il n’y a pas de vision claire pour unir les factions au pouvoir, et certaines utilisent la crise actuelle pour améliorer leur poids politique et leur influence, ce qui complique davantage la situation.

La démission d’Abdel-Mehdi a mis fin au « partenariat » louche entre la coalition Sa’iroun de Moqtada al-Sadr et le Fateh, une alliance de partis et de paramilitaires soutenus par l’Iran. Les deux coalitions ont choisi Abdel-Mehdi comme candidat de compromis en 2018. Sadr a déclaré qu’il ne ferait pas partie d’un nouvel accord entre élites pour nommer le prochain Premier ministre sans obtenir l’approbation des manifestants.

Parvenir à un nouvel accord

Bien qu’il ait régulièrement bénéficié du système de répartition du pouvoir, Sadr tire en grande partie son pouvoir politique du mouvement populaire constitué de ses partisans parmi la population chiite en majeure partie défavorisée. En tant que leader populiste, il ne peut pas maintenir ce pouvoir – qui est déjà menacé par le mouvement de contestation indépendant et populaire – en étant entièrement du côté de l’élite dirigeante. En même temps, il pourrait y voir une occasion de changer l’équation politique en sa faveur.

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Le très influent grand ayatollah Ali Sistani, dont le sermon du 29 novembre a été interprété par Abdel-Mehdi comme l’instruction de démissionner, a ordonné à ses représentants de ne soutenir aucun candidat, car il pense que les élites politiques devraient se sauver en adoptant de vraies réformes.

Cela a mis le Fateh et ses groupes alliés, tels que ceux dirigés par Nouri al-Maliki et Falih al-Fayyadh, face à un choix difficile. S’ils sélectionnent un candidat sans l’approbation de Sadr ou le soutien de Sistani, ils entreront en confrontation directe avec la rue, en tant que coalition chargée de diriger le gouvernement populaire. Leur option idéale serait de parvenir à un nouvel accord avec Sadr, ce qui pourrait signifier accepter un partage du pouvoir moins favorable que celui assuré par la sélection d’Abdel-Mehdi.

Cela dit, tout accord potentiel sera largement influencé par la réaction de la rue. Aujourd’hui, le facteur déterminant du changement est la capacité d’un grand nombre d’Irakiens à mobiliser et à coordonner des actions de protestation sans la participation ni la manipulation d’un groupe politique organisé. Le succès du mouvement de contestation repose sur sa capacité à développer un programme cohérent pour l’avenir et à transformer la mobilisation de la rue en une force politique organisée.

Élaborer une alternative claire

En Irak, comme dans plusieurs autres pays, ce type de mouvement de protestation sans chef et non partisan s’est révélé capable de surprendre les élites dirigeantes – mais il a souvent échoué à élaborer une alternative claire ou à transformer la mobilisation de la rue en une victoire électorale.

La confrontation et la négociation entre la rue et l’oligarchie se poursuivront et leur issue dépendra de qui des deux fera preuve de la plus grande capacité de résistance et d’adaptation

En outre, la capacité des manifestants à conserver le soutien de la société est un autre défi, d’autant plus que les forces du régime cherchent à mettre en évidence le côté « désordonné » des manifestations et les actions des éléments moins disciplinés parmi les manifestants. Sans le soutien et la sympathie de la plus grande partie des segments de la société, les manifestants auront du mal à maintenir le niveau de mobilisation et de résilience dont ils ont bénéficié jusqu’à présent et pourraient souffrir d’une « fatigue révolutionnaire », ce qui les rendrait vulnérables aux tentatives d’intimidation des factions dirigeantes.

Si le retour au statu quo d’avant octobre n’est plus possible, un changement radical – à savoir la suppression complète de l’oligarchie au pouvoir – reste peu probable. Au lieu de cela, la confrontation et la négociation entre la rue et l’oligarchie se poursuivront et leur issue dépendra de qui des deux fera preuve de la plus grande capacité de résistance et d’adaptation.

- Harith Hasan est responsable de recherche au Carnegie Middle East Center et boursier SFM à l’Université d’Europe centrale.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original). 

Harith Hasan, a Senior Scholar at Carnegie Middle East Center and a SFM Fellow at the Central European University.
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