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En Irak, un nouveau mouvement social défie le pouvoir sectaire

Le mouvement de contestation populaire a le potentiel de transcender les divisions sectaires et de développer des solidarités interconfessionnelles
Des Irakiens tiennent un drapeau géant de leur pays lors de manifestations anti-gouvernementales dans la ville de Bassorah, dans le sud du pays, le 1er novembre (AFP)

La récente vague de manifestations en Irak s’est concentrée géographiquement dans les régions chiites du pays et ne s’est pas encore étendue de manière substantielle aux provinces sunnites ou kurdes.

Cela dit, il ne s’agit pas d’une révolte chiite, et toute tentative de lui imposer un cadre de lecture sectaire ne permet pas d’en comprendre les facteurs sous-jacents. Les symboles chiites n’ont pas occupé une place centrale dans les slogans des manifestants et les personnalités religieuses chiites ont été soit absentes, soit marginales dans la trajectoire des manifestations.

Au contraire, ces manifestations ont remis en cause la formule de gouvernance sectaire qui a réduit les Irakiens à leurs identités ethniques et religieuses et renforcé les factions ayant inscrit ces identités dans leurs politiques.

Revendications socio-économiques

Contrairement aux manifestations sunnites de 2012-13, qu’il était facile de présenter comme une opposition confessionnelle, la vague actuelle provient du cœur de la communauté chiite

À Bagdad, la mobilisation a été provoquée avant tout par des revendications socio-économiques. Les premières manifestations ont rassemblé des jeunes sans emploi ou sous-employés originaires de la partie orientale de la ville, qui compte une importante population chiite.

La résilience du mouvement et la violence disproportionnée à laquelle il a été confronté ont attiré d’autres secteurs sociaux, notamment les étudiants et les organisations de la société civile, qui ont rejoint la deuxième vague de manifestations fin octobre.

Le mouvement s’est développé au fur et à mesure qu’un nombre de plus en plus important d’Irakiens, y compris de la classe moyenne, se sont unis pour créer ce qui ressemble à un consensus social s’opposant à l’élite politique et exigeant un changement systémique radical.

Celui-ci est devenu le plus grand mouvement populaire de l’histoire de l’Irak moderne, produisant de nouveaux symboles et martyrs non sectaires, ainsi qu’un nouveau langage de la contestation.

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Les factions chiites dominantes n’ont pas été confrontées à un tel défi depuis leur accession au pouvoir suite à l’invasion américaine en 2003. Contrairement aux manifestations sunnites de 2012-13, qu’il était facile de présenter comme une opposition confessionnelle, la vague actuelle provient du cœur de la communauté chiite que ces factions prétendent représenter.

La répression des manifestations début octobre visait la zone située à la frontière de Sharq al-Qanat (un ensemble de quartiers situés à l’extrême est de Bagdad) et la ville de Sadr City, d’où sont originaires un grand nombre de manifestants.

Cette situation est semblable à ce qui s’est passé dans les années 80-90, lorsque l’appareil de sécurité du régime de Saddam Hussein, alors dominé par les Arabes sunnites, concentrait ses activités anti-émeutes dans la capitale. Depuis des décennies, Sadr City, qui est habitée par une importante congrégation de personnes jeunes et extrêmement pauvres, est une source de mobilisation anti-régime.

Contrer le chiisme politique

À cette époque, et tout particulièrement après le déclin du Parti communiste irakien, le chiisme politique est devenu la principale idéologie à travers laquelle cette région a protesté contre sa marginalisation, comme en témoigne le mouvement de Mohammad Sadeq as-Sadr dans les années 1990.

Aujourd’hui, en en faisant de nouveau un haut lieu de la mobilisation anti-régime, les manifestants contestent la prétention des factions islamistes chiites à défendre et représenter les communautés chiites.

De fait, cette mobilisation trace une nouvelle frontière au sein de la communauté chiite, définie par des identités socio-économiques et de classe. Elle a le potentiel de transcender les divisions sectaires et de développer des solidarités interconfessionnelles, remettant ainsi en question la formule des quotas basés sur l’appartenance religieuse qui a dominé l’ordre politique de l’après-2003. Elle a généré un nouveau langage de la contestation, dirigé contre les factions dominantes et leur idéologie : le chiisme politique.

Des manifestants irakiens se tiennent au sommet d’un bâtiment abandonné à Bagdad le 31 octobre (AFP)
Des manifestants irakiens se tiennent au sommet d’un bâtiment abandonné à Bagdad le 31 octobre (AFP)

La fin de la menace posée par l’État islamique a accéléré le passage d’une politique sectaire à un modèle politique façonné par les revendications en faveur d’une meilleure gouvernance et la fin des inégalités socio-économiques, accentuées par la baisse des prix du pétrole qui a réduit les ressources nécessaires pour lutter contre le chômage.

La population irakienne augmente d’approximativement un million d’habitants par an et environ un demi-million de personnes entrent sur le marché du travail chaque année. La corruption endémique du gouvernement et le comportement prédateur des factions au pouvoir, qui ont transformé les institutions de l’État en fiefs pour leurs réseaux clientélistes, ont empêché une répartition plus équitable de la rente pétrolière. S’élevant à environ 93 % du budget de l’État, celle-ci est la seule source de revenu du pays.

Défis systémiques

La corruption en Irak n’est pas une simple affaire d’avidité personnelle et de dégradation morale, elle fait désormais partie intégrante du système. Lorsque les Irakiens protestent contre la corruption, la pauvreté et les inégalités, ils s’opposent au système même qui a aggravé ces problèmes.

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Cependant, l’impasse actuelle laisse penser qu’il sera difficile de réaliser des changements significatifs. Cela est en partie dû au fait que la société a perdu toute confiance dans les promesses du gouvernement et que le pouvoir en Irak n’est pas concentré en un seul lieu mais réparti entre de multiples centres, ce qui rend le « régime » incapable d’agir de manière cohérente.

Ceci est le résultat non seulement de la formule de gouvernance ethno-sectaire, qui a réparti le pouvoir et les ressources entre une variété d’acteurs, mais aussi de la faiblesse des institutions étatiques, qui ont permis à ces acteurs, à l’instar des milices et des groupes paramilitaires, de contester l’autorité de l’État à plusieurs niveaux, remettant notamment en cause son monopole sur la violence légitime, et ce sans rendre de comptes.

Il sera donc difficile d’entamer une réforme sérieuse susceptible de menacer l’un de ces centres de pouvoir – qu’il s’agisse des milices contrôlées par Téhéran, du gouvernement kurde ou du groupe de Moqtada al-Sadr.

Étant donné que le pouvoir de ces groupes est ancré dans le système auquel s’opposent les manifestants, ils seront capables uniquement de s’accorder sur des changements superficiels, telles les réformes économiques que le Premier ministre Adel Abdel-Mehdi avait été chargé de mettre en œuvre.

Un nouveau sentiment d’appartenance

La plupart des manifestants se rendent compte que l’oligarchie multi-sectaire dominante – qui divise le butin entre ses principaux clients – est en fait « l’Autre » qui résiste à leurs revendications. Cette prise de conscience a favorisé l’identité non confessionnelle du mouvement de protestation et pourrait développer des solidarités interconfessionnelles entre les secteurs défavorisés de la société.

La seule manière pour le système post-2003 de survivre à long terme consiste à en modifier radicalement la nature, accepter la fin de la formule ethno-confessionnelle et modifier les règles du jeu

Même si les manifestations perdent leur élan dans les prochains jours, les problèmes structurels qui les ont provoquées demeureront. Un nombre croissant de personnes mécontentes, désormais mieux conscientes de leur marginalisation et confortées par un nouveau sentiment d’appartenance à une collectivité légitime, continuera de défier l’oligarchie au pouvoir, de manière plus radicale peut-être.

La seule manière pour le système post-2003 de survivre à long terme consiste à en modifier radicalement la nature, accepter la fin de la formule ethno-confessionnelle et modifier les règles du jeu. Cela a peu de chances de se produire sans un mouvement croissant de contestation, car seul un fort sentiment de danger imminent pourrait amener l’oligarchie à accepter de réelles concessions.

En un sens, il s’agit d’une confrontation et d’une négociation entre l’ancien langage des « sectes » et un nouveau langage de citoyenneté et de justice sociale.

- Harith Hasan est responsable de recherche au Carnegie Middle East Center et boursier SFM à l’Université d’Europe centrale.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original).

Harith Hasan, a Senior Scholar at Carnegie Middle East Center and a SFM Fellow at the Central European University.
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