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Emmanuel Macron pousse le Mali dans les bras de la Russie 

À un moment où de plus en plus de Maliens expriment ouvertement leur souhait de voir leur pays se rapprocher de Moscou, le président risque de renforcer le sentiment antifrançais dans la région
Des manifestants brûlent le drapeau tricolore lors d’une manifestation antifrançaise à Bamako, le 27 mai 2021 (AFP/Michele Cattani) 
Des manifestants brûlent le drapeau tricolore lors d’une manifestation antifrançaise à Bamako, le 27 mai 2021 (AFP/Michele Cattani) 

Emmanuel Macron a annoncé le 10 juin, lors d’une conférence de presse, la fin de l’opération Barkhane en tant qu’« opération extérieure ». 

Plus de huit ans après l’intervention militaire française qui avait permis de sauver Bamako des groupes islamistes armés, le président de la République a décidé d’un retrait progressif des forces françaises – 5 100 soldats sont aujourd’hui déployés au Sahel, notamment au Mali.

Le calendrier et les modalités de la fin de l’opération Barkhane seront dévoilés fin juin, selon le chef de l’État. 

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L’objectif de l’Élysée ? Sortir la présence française au Mali du cadre strict d’une opération extérieure (« opex ») de forces conventionnelles, pour la basculer le plus possible vers celui d’une « coopération » multilatérale.

Takuba a été initiée par Paris et rassemble aujourd’hui au Mali 600 hommes, dont une moitié de Français, quelques dizaines d’Estoniens et de Tchèques et près de 140 Suédois. 

La décision de la France semble arriver à contretemps, et présenter bien des risques pour la stabilité de la zone et l’influence française dans l’un de ses derniers prés carrés. 

Qu’Emmanuel Macron ait mal supporté le coup de force mené par le colonel Goïta le 24 mai 2021 qui a renversé le président Bah N’Daw et qu’il mette la pression pour un retour rapide à l’ordre constitutionnel au Mali est tout à fait compréhensible. Mais qu’il décide sur un coup de tête de suspendre Barkhane et les opérations militaires conjointes avec le Mali passe très mal dans le pays.

Quelques semaines plus tôt, à N’Djamena, au Tchad, le chef de l’État français n’a-t-il pas installé le fils du défunt Idriss Déby dans le fauteuil de la présidence au mépris des institutions ? 

Emmanuel Macron lors des funérailles de l’ex-président tchadien Idriss Déby, avec le fils de ce dernier Mahamat Idriss Déby, à N’Djaména (AFP/Issoud Sanogo)
Emmanuel Macron lors des funérailles de l’ex-président tchadien Idriss Déby, avec le fils de ce dernier Mahamat Idriss Déby, à N’Djaména (AFP/Issoud Sanogo)

Le 30 avril à Kigali (Rwanda), où il est allé signer la paix avec le président Kagamé, Macron martelait : « Je ne resterai pas aux côtés d’un pays s’il n’y a pas de légitimité démocratique ni de transition. » Il a ajouté : « L’islam radical au Mali avec nos soldats ? Jamais de la vie ! » 

Une façon de marquer son refus de négocier avec les groupes armés alors que les gouvernements de la région cherchent une solution politique qui passerait par des pourparlers avec les groupes extrémistes.

Pour rappel, le colonel Goïta tire une partie de sa légitimité politique du soutien du Mouvement du 5 juin (M5, principal mouvement d’opposition malien) qui a émergé en juin 2020 pour réclamer la destitution du dernier président élu, Ibrahim Boubacar Keïta (IBK), que ses hommes renverseront en août de la même année. Parmi les dirigeants du M5, figure l’influent imam Mahmoud Dicko, ex-patron du Haut conseil islamique malien, que l’on dit à l’origine de récents accords de paix locaux entre des ethnies et des katibas (phalanges) islamistes armées.

En parallèle de la diplomatie française, la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) cherchait quant à elle à calmer le jeu en prenant des sanctions symboliques contre le colonel Assimi Goïta, à l’origine de deux putschs en neuf mois, investi lundi dernier de la présidence de la transition, et en exigeant, pour la forme, des garanties sur la tenue d’une élection présidentielle le 2 février 2022.

Des liens historiques avec Moscou

Au Mali, où Goïta a été qualifié de « putschiste » par le président français, aucune déclaration officielle n’a été faite par le nouveau gouvernement.

Selon des réactions officieuses recueillies par Le Monde, l’annonce de la fin de Barkhane a été qualifiée de « surprise brutale », alors que le sentiment antifrançais se renforce au sein de la population, les Maliens réclamant depuis plusieurs semaines, notamment lors de manifestations, le départ de la France au profit de la Russie. 

Pour mémoire, Bamako a signé un accord de défense avec la Russie en 2019. 

Les liens entre les deux pays sont historiques : ils remontent à l’indépendance, en 1961, lorsque le Mali, qui s’affranchit très vite de la France, proclame son attachement aux valeurs socialistes et aux théories du non-alignement.

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« L’expérience socialiste malienne ne tarde pas à réveiller les appétits de l’URSS, qui voit en Modibo Keïta [président du gouvernement du Mali entre 1960 et 1968], le père de l’indépendance, un allié de poids au cœur de l’Afrique francophone », rapporte Manon Touron dans Le Mali, 1960-1968. Exporter la Guerre froide dans le pré carré français.

« Bamako se tourne vers le bloc communiste pour obtenir une aide accrue sur les plans économique, militaire et culturel. Le bloc de l’Est devient un des principaux partenaires commerciaux du Mali, représentant 42,8 % des échanges dans les années 1964-1965, loin devant les États-Unis (2,3 %). »

Choguel Kokalla Maïga, l’actuel Premier ministre, a mené ses études supérieures à Minsk et Moscou et est titulaire d’un diplôme d’ingénieur d’une école russe. 

Ces derniers jours, l’ambassadeur russe a été reçu par son équipe. Au Mali comme dans toute l’Afrique francophone, Vladimir Poutine pousse ses pions. Avant le putsch d’août 2020, le colonel Goïta avait effectué un stage à Moscou, ce qui avait alimenté des rumeurs infondées sur l’implication du Kremlin.

Manifestation de soutien à l’armée malienne après le coup d’État dans laquelle apparaissent des pancartes antifrançaises, à Bamako, le 21 août 2020 (AFP/Annie Risemberg)
Manifestation de soutien à l’armée malienne après le coup d’État dans laquelle apparaissent des pancartes antifrançaises, à Bamako, le 21 août 2020 (AFP/Annie Risemberg)

Par ailleurs, au lendemain du coup d’État du 18 août 2020, des partisans jubilatoires de l’action militaire sont descendus dans les rues de Bamako pour célébrer l’événement. 

Certains d’entre eux agitaient des drapeaux russes, tandis que d’autres tenaient des affiches identiques célébrant la coopération entre le Mali et la Russie, des photos de Vladimir Poutine et des messages remerciant Moscou pour son soutien.

Une analyse faussée de la situation

Il faut dire qu’en France, la crise au Sahel est systématiquement appréhendée sous le prisme de l’islamisme extrémiste et armé, ce qui contribue à fausser toute analyse.

« Malgré des fantasmes récurrents sur ‘’l’internationale islamique’’, [les shebab somaliens, Boko Haram et al-Qaïda au Maghreb islamique] ne sont pas des excroissances d’al-Qaïda ou Daech et ne répondent nullement aux ordres d’un hypothétique commandement central qui coordonnerait leurs attaques depuis le sud de la Libye. Leurs allégeances à des mouvements djihadistes globaux sont d’abord opportunistes », rappelle Marc Antoine Pérouse de Montclos, dans son livre Une guerre perdue : la France au Sahel.

C’est à la lumière de cette analyse qu’il faut lire la libération des otages – le Malien Soumaïla Cissé, la Franco-Suisse Sophie Pétronin et les Italiens Pierluigi Maccalli et Nicola Chiacchio –, intervenue en octobre 2020, négociée en échange de la libération de 200 prisonniers par le Mali, majoritairement des Touaregs obéissant à Iyad ag-Ghali, chef du Groupe de soutien à l’islam et aux musulmans (GSIM), né de la fusion de plusieurs groupes islamistes armés au Sahel.

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Dans les faits, le coup d’État qui s’est produit au Mali au mois d’août 2020 a permis de donner toute liberté à une négociation qui avait pour but de régler deux conflits différents ayant chacun leur propre dynamique sans racine islamiste aucune. 

Le premier est celui de la région du Soum-Macina-Liptako, porté par les Peuls, d’où l’importance prise par Amadou Koufa, prédicateur radical peul membre du GSIM. Le second est celui du nord du Mali, actualisation de la traditionnelle contestation touareg, d’où l’importance d’Iyad ag-Ghali.

Le plan franco-algérien – l’Algérie jouant un rôle régional central – avait pour but le retour dans le jeu politique des Touareg ralliés au leadership d’Iyad ag-Ghali, et des Peuls d’Amadou Koufa.

À travers la libération des otages, ce plan se déroulait sous les meilleurs auspices. L’Algérie éloignait ainsi le danger d’un État islamique dans le Grand Sahara (EIGS) à ses frontières, et la France était en mesure de concentrer tous ses efforts sur ce dernier avant d’alléger le dispositif Barkhane. 

Or en misant dorénavant sur une structure multilatérale telle que Takuba, Paris perd l’initiative. Dès lors, les succès tactiques cumulés au cours des années en seront dilués.

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Olivier d’Auzon est consultant juriste auprès des Nations unies, de l’Union européenne et de la Banque mondiale. Il a notamment publié : Piraterie maritime d’aujourd’hui (VA éditions), Et si l’Eurasie représentait « la nouvelle frontière » ? (VA éditions), Piraterie maritime, l’Afrique à l’abordage, Le Grand échiquier de Poutine, L’Inde face à son destin (Lavauzelle), ou encore La Revanche de Poutine (Erick Bonnier). Il a publié de nombreux articles sur Global-GeoNews.com, Atlantico.fr, Sputnik, et a tenu un blog sur Huffington Post France, Québec et Maghreb. Vous pouvez le suivre sur Twitter : @OdAUZON.
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