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Au Sahel, le terrorisme et le crime organisé n’expliquent pas tout

Dépendances économiques, déficit en bonne gouvernance et défis climatiques : le Sahel souffre d’une crise multiple dans un contexte sécuritaire préoccupant
Un Touareg vendant des cordes cherche des clients au marché de Tanout, dans la région de Zinder, au Niger, le 3 août 2019 (AFP)

Depuis l’intervention militaire Serval – puis Barkhane – au Mali en 2012, une profusion d’analyses liées à la situation sécuritaire des pays du Sahel a largement mis l’accent sur les questions du terrorisme et du crime organisé. 

Une profusion d’analyses liées à la situation sécuritaire des pays du Sahel a largement mis l’accent sur les questions du terrorisme et du crime organisé

Tout en étant parfaitement valables, cette approche analytique doit toutefois et également inclure d’autres questions épineuses intimement liées, tels que le changement climatique, le taux démographique galopant et la faible croissance économique.

Ainsi que l’aspect idéologico-stratégique qui requiert une analyse à elle seule.

 

En l’absence de réponses rapides et adéquates, ces questions finiront par plonger toute la région et au-delà, dans un chaos abyssal.

Quatre pays enclavés – le Mali, le Niger, le Tchad et le Burkina Faso – demeurent une préoccupation majeure pour le continent dans son ensemble et la région de l’Afrique du Nord-Ouest en particulier.

De manière générale, ces quatre États du Sahel souffrent d’une croissance économique extrêmement faible et à plusieurs niveaux, contribuant ainsi à une crise multidimensionnelle.

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Une Nigérienne creuse ​​​​​​​une tranchée pour recueillir de l’eau de pluie près du village de Tibiri dans la région sud de Zinder, en mai 2012 (AFP)

À cet égard, sur les 189 pays répertoriés dans le dernier rapport du Programme des Nations unies pour le développement (PNUS), les vingt pays les moins avancés se trouvent en Afrique subsaharienne, avec parmi eux, le Burkina Faso (182), le Mali (184), le Tchad (187) et le Niger (189).

Caractéristique commune à ces économies et à la plupart des économies subsahariennes, la croissance économique reste largement concentrée dans les zones urbaines et les grandes villes, négligeant les zones rurales, rendant ainsi les économies de ces pays largement sous-développés.

Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Le ratio du Produit national brut (PNB) entre zones urbaines et zones rurales est de 5,5 % en Afrique subsaharienne, contre seulement 2,7 % en Inde.

L’accès aux routes principales et à l’électricité – en tant qu’instrument de mesure tangible d’une amélioration du niveau de vie – reste également difficile dans ces pays.

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Au Tchad, seulement 5 % des villages sont situés à moins de cinq kilomètres d’une route principale, ce qui rend le transport des personnes et des marchandises extrêmement difficile.

De même, au Niger, qui dépend en grande partie de l’énergie électrique du Nigéria, seulement 10 % des ménages ont accès à l’électricité (0,4 % dans les zones rurales).

Le Niger pourrait portant produire la majeure partie de sa propre électricité en utilisant ses grands gisements de charbon, si Niamey n’était pas sous la pression internationale des donateurs et des partenaires l’enjoignant de ne pas utiliser ses ressources naturelles de charbon.

Défis démographiques

 

En plus des défis économiques, ces pays sont par ailleurs profondément menacés par leur croissance démographique exponentielle, notamment le Niger et le Mali.

De manière générale, la croissance démographique en Afrique équivaut à 3,5 %, doublant ainsi la population tous les vingt ans. Au Sahel, ces chiffres peuvent atteindre 7 %.

Aussi, si la population du Niger est aujourd’hui de 21 millions d’habitants, celle-ci pourrait atteindre 40 millions d’ici 2035 et 63 millions (pour les prévisions les plus optimistes) à 89 millions (pour les plus pessimistes) d’ici 2050.

La croissance démographique en Afrique équivaut à 3,5 %, doublant ainsi la population tous les vingt ans. Au Sahel, ces chiffres peuvent atteindre 7 %

Pour aggraver les choses, 85 % de cette population vit sur 20 % du territoire total. Au total, la population de ces quatre États enclavés devrait presque tripler, passant de 74 millions en 2019 à 200 millions d’ici 2050. 

L’une des raisons d’un tel taux de croissance galopant est que l’utilisation de contraceptifs reste faible dans les sociétés sahéliennes, variant entre 30 % et 45 % seulement.

Une conséquence majeure – mais ce n’est pas la seule – de cette croissance démographique incontrôlée est que le chômage demeure lui aussi élevé, constituant ainsi un défi majeur pour le Mali, le Niger, le Tchad et le Burkina Faso, et demeurant par ricochet, un obstacle supplémentaire à leur croissance économique. 

Cette tendance démographique, plus prononcée dans les zones rurales que dans les zones urbaines en raison de la baisse du niveau d’éducation, conduit de plus à une migration transnationale et régionale des populations rurales à la recherche d’opportunités d’emploi improbables dans les zones urbaines.

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Cette migration rurale participe en retour à la construction de nombreux bidonvilles dans et autour des grandes villes, ce qui entraîne à son tour xénophobie et animosité de leurs voisins urbains, augmentant ainsi les troubles sociaux et l’instabilité interne. 

Par ailleurs, en raison de systèmes d’irrigation inefficaces qui nécessitent également une alimentation électrique indisponible, le secteur agricole, de loin le principal créateur d’emplois, reste sous-exploité.

Le changement climatique a également des répercussions négatives sur la population et l’agriculture du Sahel. Au Niger, les autorités prévoient une baisse de 15 à 25 % de la production de mil et de sorgho dans les années à venir.

À cela s’ajoute la question de la location ou de l’achat des terres agricoles qui ne fait qu’aggraver la situation.

En effet, des pays comme la Chine, l’Arabie saoudite ou le Qatar louent de vastes étendues de terres africaines pour ​​​​​​​​​​​​​​des cultures destinées à leurs propres économies et à leur survie, affaiblissant davantage la population paysanne locale qui ne peut rivaliser avec ces puissants pays.

Des crises et des répercussions majeures

Aussi, et comme l’explique l’économiste indien et lauréat du prix Nobel, Amartya Sen, la famine et la faim ne sont pas causées par la sécheresse mais par un manque de systèmes de planification efficaces, de leadership organisé et de volonté politique, ainsi que de mauvais systèmes de distribution de nourriture.

La famine et la faim ne sont pas causées par la sécheresse mais par un manque de systèmes de planification efficaces

La forte insécurité due à la présence de groupes islamistes armés dans cette région a également un effet négatif sur l’agriculture, créant de nouveaux déplacements internes vers et autour des centres urbains, exerçant une pression démographique accrue.

Pour ne rien arranger, ces quatre États enclavés dépendent largement des économies de leurs voisins – principalement le Nigéria et la Côte d’Ivoire – les locomotives économiques régionales.

Cependant, les économies respectives de ces deux États dépendent en retour beaucoup de leurs ressources naturelles et donc de la volatilité du prix des matières premières sur le marché international.

En conséquence, lorsque le prix du cacao (Côte d’Ivoire) ou du pétrole (Nigéria) chute de façon spectaculaire comme cela arrive régulièrement, cela peut conduire à des crises et à répercussions majeures, affectant inévitablement les économies de leurs quatre voisins.

L’aide internationale fournie par des pays tels que la France, les États-Unis, le Qatar ou l’Arabie saoudite a également des implications négatives pour la sécurité de ces États du Sahel.

Au-delà des conditions économiques politiques et souvent immorales imposées en échange d’une aide pourtant primordiale, les dogmes religieux ont également des implications négatives pour ces pays africains.​​​​​​​

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Les évangélistes américains, déguisés en généreux donateurs, et les prêcheurs du Golfe sont par exemple indirectement responsables du taux de natalité élevé du Sahel. L’aide apportée est en effet souvent accompagnée de conditions, comme l’engagement du non-recours à la planification familiale. Et cela exerce une pression supplémentaire sur la population qui s’ajoute à celle des groupes religieux nationaux.

Une idéologie islamique radicale exportée par des pays du Golfe vers la région du Sahel alimentent aussi l’instabilité, la haine, l’intolérance religieuse et les divisions.

Grâce à leurs agences d’aide internationales, des pays tels que l’Arabie Saoudite ou le Qatar imposent lentement leur propre interprétation rigoureuse de l’islam aux populations locales, alors que la pratique de leur religion les a pendant des siècles largement immunisés contre le wahhabisme saoudien.

L’une des raisons de la chute du Mali en 2012 est que ce pays avait été pendant trop longtemps et aveuglément, décrit par de trop nombreux observateurs comme LA réussite démocratique de l’Afrique de l’Ouest.

Dans ce contexte géopolitique et économique sombre, il est crucial d’ajouter que, quelle que soit l’aide internationale fournie à ces économies, quel que soit le nombre de troupes militaires françaises et étrangères envoyées pour combattre les terroristes et autres criminels, le facteur clé de la stabilité et de la sécurité demeure finalement une croissance économique ainsi que des institutions publiques centralisées modernisées – la lutte idéologico-stratégique demeurant un puit sans fond.

Ce faisant, ces observateurs ont ignoré non seulement la fragilité des institutions maliennes mais aussi leur corruption au sein de toutes les couches de la société.

C’est aussi la corruption qui explique également pourquoi, malgré son PNB de 500 milliards de dollars et une armée de plus de 100 000 hommes, le Nigeria n’a, jusqu’à présent, pas réussi à vaincre Boko Haram.

Le facteur de l’unité nationale

De solides institutions centralisées et (quasi) efficaces peuvent non seulement garantir la protection des droits des minorités ethniques, mais aussi contribuer à effacer les clivages ethniques, linguistiques et régionaux et créer en retour un sentiment d’unité nationale, qui fait profondément défaut dans les sociétés multiethniques du Sahel.

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Si après sa chute, l’armée irakienne a été si facilement démantelée, c'est parce que cette unité nationale n’avait pas été réalisée sous la dictature de Saddam Hussein. Il fût donc facile pour son successeur de démanteler l’armée qui, à son tour, a plongé le pays – puis par débordement, la Syrie – dans le chaos

 

Enfin, il est primordial de garder à l’esprit que l’édification d’une nation est un processus long et fastidieux que seules des institutions centralisées fortes et compétentes sont capables de mener à travers l’unité nationale.

Pour rappel, il a fallu six siècles (XIIIe-XIXe siècle) à un petit État géographique comme la Suisse pour atteindre cet objectif !

Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Abdelkader Abderrahmane est chercheur en géopolitique et consultant international sur les questions de paix et de sécurité en Afrique
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