Aller au contenu principal

Sissi exécutera-t-il les dirigeants des Frères musulmans ?

Pour cimenter les liens unissant l'Egypte et l'Arabie saoudite dans le climat politique actuel, Sissi doit se réconcilier avec les Frères musulmans

Dans le monde arabe d'aujourd'hui, il devient de plus en plus difficile d'isoler les affaires intérieures d'un pays spécifique des dynamiques régionales et internationales. L'Egypte ne fait pas exception ; elle illustre comment le régional joue un rôle fondamental dans la façon dont les décisions locales sont prises par le chef du coup d'Etat militaire du 3 juillet.

Comment le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi traitera-t-il avec les dirigeants des Frères musulmans à la lumière de la pluie de condamnations à mort prononcées à leur encontre par un certain nombre de juges qui sont largement considérés comme des subordonnés du régime ? Une grande partie de la réponse, comme souvent, réside dans la compréhension des nouvelles dynamiques régionales qui se mettent en place actuellement.

Le régime de Sissi a désespérément besoin d'argent, au point que cela puisse menacer sa survie. Celui-ci vit des aides des pays du Golfe depuis environ vingt mois, malgré le dédain de Sissi pour leurs dirigeants. L'Arabie saoudite, le Koweït et les Emirats arabes unis ont inondé le régime avec plus de 30 milliards de dollars pour maintenir son économie à flot. Cependant, l'argent a été dépensé sans que le moindre plan de développement économique soit annoncé. Le régime demande désormais plus d'argent afin d’assurer le fonctionnement du pays et éviter un profond mécontentement de la population. Ses souhaits ont été exaucés  lors de la récente conférence « Egypt the Future » qui a réuni des donateurs et des investisseurs à Charm el-Cheikh.

Afin que l'argent saoudien continue à affluer en Egypte, Sissi doit élaborer de nouvelles politiques tournées vers le royaume du roi Salmane ben Abdelaziz al-Saoud. Le royaume sunnite est menacé par le contrôle qu'exercent les Houthis chiites sur le Yémen voisin - qui participe de la croissance rapide et générale de la puissance et de l'infiltration iraniennes dans la région - et afin d'être en mesure de contrer cette menace, Salmane a besoin de forger une solide coalition avec la puissante branche yéménite des Frères musulmans. Cela ne peut avoir lieu tant que le régime Sissi lève le poing contre les Frères musulmans en Egypte.

Les questions fondamentales

Pourtant, qu'est-ce qui pourrait amener le solide allié américain à forger une alliance avec un groupe islamique dont les Etats-Unis ont soutenu le renversement en 2013 ? Les Etats-Unis ne pourraient-ils se contenter d'appuyer la pression internationale afin d'aider le légitime président sunnite à reprendre le contrôle du Yémen de sorte de préserver la sécurité de leur allié stratégique riche en pétrole ?

C’est là que survient la complexité des changements politiques régionaux en cours. Les mouvements militants islamiques constituent actuellement la principale menace contre les intérêts américains dans le monde arabe. Ils menacent la stabilité en Irak, en Syrie, au Yémen et en Libye. Pour être en mesure d'intervenir efficacement, les Etats-Unis ont inscrit la guerre contre le groupe Etat islamique (EI) dans le cadre de leur interminable « guerre contre le terrorisme ». Les mouvements militants islamiques de la région sont la véritable cible de cette guerre, et pas seulement en Irak, comme l’a indiqué dans un discours le président américain Barack Obama, qui a « clairement fait comprendre que nous allons traquer les terroristes qui menacent notre pays, où qu'ils se trouvent », et qui cherche désespérément à obtenir l'approbation du Congrès afin de prolonger la guerre.

A cause de l'opposition du gouvernement Obama à l'envoi de troupes sur le terrain et parce qu'il « ne peut pas faire pour les Irakiens ce qu'ils doivent faire pour eux-mêmes », le gouvernement utilise les forces locales pour affronter l'EI. Etonnamment, dans cette guerre, l'allié le plus puissant des Etats-Unis sur le terrain est l'Iran et ses groupes affiliés. Et parce que rien n'est gratuit en politique, l'Iran est en train de renégocier son programme nucléaire et d'obtenir carte blanche dans la région. Le Yémen est une des victimes.

Les Syriens en sont une autre, puisque les Etats-Unis vont très probablement promouvoir la réconciliation plutôt que le renversement de Bachar al-Assad. La remarque controversée de John Kerry indiquant que les responsables américains « doivent négocier » avec Assad en est une preuve. Le département d'Etat a immédiatement tenu à condamner ce commentaire, déclarant que « par nécessité, des représentants du régime Assad ont toujours été nécessaires à ce processus. Assad n’a jamais été et ne sera jamais celui qui négocie – et ce n'est pas ce qu'a dit le Secrétaire aujourd'hui ».

L'Arabie saoudite sur la défensive

Avec l'expansion iranienne en cours et un accord possible concernant son programme nucléaire, l'Arabie saoudite est sur la défensive. Les Etats-Unis et ses alliés, ainsi que la Russie, aident son ennemi juré chiite. Salmane cherche donc d'autres alliés. Et le Moyen-Orient se redessine.

Les Etats-Unis, la Russie, l'Iran, la Syrie, l'Irak, le Liban et le Yémen se tiennent d'un côté, tandis que l'Arabie saoudite, la plupart des pays du Golfe, la Turquie et le Qatar se tiennent de l'autre, avec une éventuelle coopération israélienne. Ces alliances ne sont en aucun cas définitives ou précises ; elles sont plus ou moins tactiques dans un but précis.

Salmane essaie d'élargir ce nouveau bloc autant que possible pour faire face à l'Iran ; ce qui constitue un changement de politique par rapport à celle de son prédécesseur, Abdallah, qui considérait les milices islamistes comme la principale menace pour le royaume.

Le Hamas, qui a toujours été soutenu par l'Iran et abrité par Assad en Syrie, se tourne apparemment vers le camp de l'Arabie saoudite, comme l’illustre une amélioration rapide de leurs relations. Le leader du Hamas Khaled Mechaal devrait se rendre à Riyad bientôt.

En même temps, Salmane cherche à inclure Sissi.

Et Sissi dans tout cela ?

La tension entre Salmane et Sissi est très claire depuis l'intronisation du roi. Pourtant, comme le montre le récent investissement saoudien d'un montant de 4 milliards de dollars annoncé au cours de la conférence de Charm el-Cheikh, il est clair que Riyad est prêt à utiliser la carotte lorsqu'il s'agit de Sissi.

Salmane essaie d'éloigner en douceur Sissi du camp iranien et, en même temps, de forcer une réconciliation avec les Frères musulmans, compte tenu du fait qu'il dispose de la trésorerie dont l'Egypte a besoin. Sissi a désespérément besoin de cet argent, mais ne peut pas se permettre de laisser les Frères musulmans revenir dans la vie politique.

Sissi, apparemment, a essayé de tester sa propre technique du bâton sur les Saoudiens. Le 2 mars 2015, Deif-Allah al-Shamy, un membre éminent des Houthis, a écrit sur sa page Facebook qu'il était sur le point d'arriver au Caire dans le cadre d'une délégation pour discuter d'une « coopération bilatérale ». Deux jours plus tard, le ministère égyptien des Affaires étrangères a nié toute réunion avec les Houthis.

En outre, dans son interview du 20 mars avec le Wall Street Journal, Sissi a déclaré : « Nous sommes, plus que tout, enthousiastes à l'idée de nouer une relation stratégique avec les Etats-Unis. Et nous ne vous tournerons jamais le dos, même si vous nous tournez le dos. » Apparemment, les deux sont des messages diplomatiques envoyés au régime saoudien sur les conséquences en cas d'abandon du pharaon égyptien.

Pour l'instant, Sissi est heureux d'accepter l'argent saoudien et de négocier avec les dirigeants pragmatiques des Frères musulmans.

Le Dr Mohamed Saad Katatni, le président emprisonné du parti Liberté et Justice des Frères musulmans, qui a été interdit, a indiqué que Sissi faisait déjà depuis un certain temps des efforts en vue d'une réconciliation avec les Frères musulmans. Il a déclaré que le régime « avait essayé de négocier avec lui un compromis sur le sang des martyrs des effroyables massacres de Rabaa, Nahda et des autres bains de sang inhumains qui ont suivi ». Le Dr Katatni « a refusé, condamnant le coup d'Etat militaire contre le président élu [Mohamed Morsi] et le processus démocratique », selon le site officiel des Frères musulmans.

Le point de rupture

Pourtant, la nouvelle stratégie que semble suivre Sissi est de pousser les membres des Frères musulmans jusqu'à leur point de rupture à travers les dernières peines de mort prononcées contre les membres haut placés de la confrérie, notamment Mohamed Badie, son chef spirituel.

Si les dirigeants des Frères musulmans renoncent et acceptent la réconciliation, soit les peines de mort seront révoquées par une grâce présidentielle soit de nouveaux procès auront lieu –les médias propageront alors l'idée que les membres des Frères musulmans ne sont pas tous les mêmes, que certains sont modérés tandis que d'autres sont des extrémistes, et que Sissi est en guerre contre les extrémistes et non l'ensemble des membres des Frères musulmans.

Toutefois, si comme prévu les dirigeants des Frères musulmans refusent la réconciliation et que dans le même temps Salmane s'obstine à en faire une condition préalable à la poursuite de son aide, la diplomatie éphémère que Sissi a difficilement essayé de mettre en place ces derniers temps ira aux oubliettes. Un bain de sang pourrait avoir lieu, avec la possibilité d'une réaction violente dans les rues, limitée à des groupes d'opposition particuliers.

Si les meurtres judiciaires s'ajoutent à des pressions économiques plus dures que celles que les Egyptiens subissent aujourd'hui, alors un mécontentement incontrôlable de la population au sens large est susceptible d'avoir lieu.
 

- Abdelrahman Rashdan est un politologue spécialisé dans les questions de sécurité nationale et le Moyen-Orient.

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l'auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Légende photo : le roi Salmane d'Arabie saoudite et le président égyptien Abdel Fattah al-Sissi (Agence de presse saoudienne).

Traduction de l’anglais (original).

Middle East Eye propose une couverture et une analyse indépendantes et incomparables du Moyen-Orient, de l’Afrique du Nord et d’autres régions du monde. Pour en savoir plus sur la reprise de ce contenu et les frais qui s’appliquent, veuillez remplir ce formulaire [en anglais]. Pour en savoir plus sur MEE, cliquez ici [en anglais].