Suite à l’accord nucléaire, l’aile dure de l’Iran va-t-elle abandonner sa rhétorique anti-américaine ?
Le 2 avril, douze ans après le début des négociations entre l’Iran et les grandes puissances mondiales, les deux parties ont finalement, à Lausanne (Suisse), annoncé avoir trouvé un accord, qui fixera le cadre politique de tous les aspects du programme nucléaire iranien et entraînera la levée des sanctions économiques imposées à l’Iran par les Etats-Unis et leurs alliés. Il n’est pas exagéré de dire que le monde entier ou presque a poussé un énorme soupir de soulagement, car l’échec des négociations aurait probablement conduit à une nouvelle guerre destructrice et sanglante au Moyen-Orient, cette fois contre l’Iran.
Reste une question : l’accord apportera-t-il le moindre changement dans l’attitude de la République islamique – et plus précisément de son aile dure – envers l’Occident, les Etats-Unis en particulier ? L’aile dure de l’Iran mettra-t-elle progressivement un terme à sa rhétorique et idéologie anti-américaines si les sanctions économiques paralysantes imposées à l’Iran par les Etats-Unis et leurs alliés sont levées dans de brefs délais ?
L'accord a été accueilli avec jubilation par la grande majorité des Iraniens vivant en Iran, et au moins la majorité des Iraniens de la diaspora. Les rues de Téhéran et des autres grandes villes d’Iran se sont remplies de manifestations de liesse populaire. Les éditoriaux des médias réformistes se réjouissaient tous de l'accord de Lausanne, et de nombreux groupes politiques ont déclaré leur soutien, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’Iran. Un sondage, effectué juste après l’annonce de l’accord, a indiqué que près de 83 % de la population est en faveur de l’accord.
Une minorité opposée aux accords
Cependant, le même sondage soulignait aussi que les 17 % restants de la population ne favorisaient pas l’accord, parce qu’à leur avis l’administration du Président Hassan Rohani avait fait trop de concessions à l’Occident sans obtenir en échange un allégement significatif des sanctions. Sondage après sondage, élections après élections, l’Iran a également toujours démontré que les extrémistes bénéficient de l’appui de 15-20 % de la population, ce qui corrobore le pourcentage de la population opposée à l’accord.
Qu’une partie relativement importante de la population d’une nation soit opposée à un accord de politique étrangère majeur ne pose pas de problème dans une démocratie. Le problème c’est que l’Iran n’en est pas une. Certes, des élections y sont régulièrement organisées, plusieurs candidats s’opposent effectivement et les résultats sont imprévisibles, mais elles ne sont pas démocratiques parce qu’un organe étatique approuve ou non les candidats potentiels.
Le chef de l’Etat n’est pas le président mais le guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei, dont le pouvoir est très vaste. De nombreux centres du pouvoir majeurs sont contrôlés par des fonctionnaires extrémistes non élus, qui ne rendent de comptes à personne sauf au guide suprême. La rhétorique anti-américaine est actuellement reprise par ces mêmes extrémistes. Or, en Occident, c’est l’Iran tout entier qu’on prend pour un pays anti-occidental, dont la population serait violemment anti-américaine. Or, la réalité est beaucoup plus complexe et remonte loin dans l’histoire.
La révolution anti-impérialiste
Indubitablement, la révolution iranienne de 1979 fut une révolution anti-impérialiste au cours de laquelle le peuple a pris l’Occident, et surtout les Etats-Unis, pour cible de leur colère. Les Iraniens considéraient le règne du Shah Mohammad Reza Pahlavi comme illégitime et le produit du coup d’Etat fomenté en 1953 par la CIA, qui avait renversé le gouvernement du héros national démocratiquement élu de l’Iran, le Dr Mohammad Mossadegh. La crise des otages de 1979-1981 était symptomatique de cette colère.
La guerre de huit ans avec l’Irak, pendant laquelle l’Occident soutenait l’Irak, et qui vit en juillet 1988 la marine américaine abattre un avion de ligne iranien au-dessus du golfe Persique (bilan : 290 victimes, dont 66 enfants) n’a fait qu’ajouter à l’exaspération. C’est pourquoi les cris de « mort à l’Amérique » étaient monnaie courante, et dans pratiquement toutes les couches de la société iranienne.
Mais, après la fin de la guerre avec l’Irak en 1988, répression et sanctions ont continué de frapper les dissidents. Le peuple a reconnu que les extrémistes instrumentalisaient la menace des Etats-Unis, réelle ou perçue, pour taxer dissidents et groupes pro-démocratie d’« agents étrangers », de « contre-révolutionnaires » et d’« anti-islam ».
Un geste rejeté
Les Etats-Unis ont effectivement aidé les extrémistes en appliquant une politique destructrice contre l’Iran. Quand le pragmatique Akbar Hashemi Rafsanjani, alors Président iranien, a offert un important contrat d’exploitation d’un gisement à la compagnie pétrolière américaine Conoco en 1995, en geste de réconciliation, bien que l’appel d’offres avait été remporté par une entreprise européenne, l’administration Clinton a non seulement empêché Conoco de finaliser ce projet, mais a en outre en mai 1995 imposé des sanctions économiques totales contre l’Iran. La même année, le Congrès a adopté la loi D’Amato – officiellement appelée loi des sanctions contre l’Iran – éponyme de l’ancien sénateur Alfonse D’Amato (R-NY), pour interdire aux Américains d’investir dans le secteur iranien du pétrole et du gaz naturel.
Cependant, l’élection en mai 1997 du réformateur Mohammad Khatami à la présidence de l’Iran, ses efforts pour ouvrir l’espace politique iranien et offrir une plus grande liberté à la presse, ainsi que sa proposition de « dialogue entre les civilisations », ont progressivement créé une image plus positive de l’atmosphère politique en Iran, réduisant ainsi son attitude hostile envers les Etats-Unis et l’Occident – d’autant plus que les extrémistes ont tenté de bloquer les réformes de Mohammad Khatami.
Après les attaques terroristes du 11 Septembre 2001 aux Etats-Unis, les Iraniens ont organisé des veillées aux chandelles, ont exprimé leur sympathie envers les Etats-Unis, et Mohammad Khatami fut l’un des premiers dirigeants étrangers à envoyer un message de condoléances au peuple américain. Depuis lors, la rhétorique anti-américaine en Iran émane presque exclusivement de la ligne dure.
Donc, si l’idéologie anti-américaine des radicaux iraniens doit être éliminée ou au moins contenue, les extrémistes eux-mêmes doivent être marginalisés et isolés. Cela n’arrivera jamais, à moins que les résultats de l’accord de Lausanne fin juin ne lèvent les cruelles sanctions économiques imposées à l’Iran, et qu’en échange l’Iran s’acquitte de ses obligations en vertu de l’accord.
La réaction de la ligne dure
Les conservateurs iraniens sont déjà en train de mettre l’arène politique en effervescence, afin de provoquer la rupture des négociations à venir et l’application de l’accord de Lausanne. L’arme la plus puissante dans l’arsenal de leur agitation est l’appel à la levée des sanctions dès le lendemain de la signature de l’accord final, ce qui a également incité Khamenei et Rohani à le relayer.
Les élections du Majlis (parlement) se tiendront à la fin de février 2016, et tous les groupes politiques sont déjà à la manœuvre pour tenter de tirer profit des négociations avec les Etats-Unis et de l’accord de Lausanne. Hassan Rohani et ses alliés, Rafsandjani, Khatami, et leurs partisans ont souligné à maintes reprises l’importance des prochaines élections.
Si l’accord nucléaire se traduit par des progrès économiques tangibles en faveur du peuple iranien dès la fin de l’année en cours, il contribuera à isoler l’aile dure. Les réformistes, les modérés et les partisans du mouvement vert aimeraient être en mesure de souligner les avantages de trouver des accommodements avec les Etats-Unis. Les purs et durs, d’autre part, vont essayer d’utiliser tout signe de faiblesse de l’administration Rohani dans les négociations, pour pouvoir revendiquer que leur méfiance envers les Etats-Unis était justifiée.
Les prochaines élections pour l’Assemblée des experts se tiendront également en même temps que les élections du Majlis. Cette assemblée est un organe constitutionnel qui nomme le guide suprême et peut aussi, en théorie au moins, le congédier. Avec les rumeurs diverses et variées qui circulent sur l’état de santé d’Ali Khamenei – il a été hospitalisé en septembre dernier et s’est aussi récemment absenté pendant deux semaines – les élections à l’assemblée prennent encore plus d’importance.
Les extrémistes accusent modérés et réformistes de comploter pour prendre le contrôle de l’assemblée et de réduire le pouvoir des dirigeants suprêmes. Rafsandjani et Rohani sont tous deux membres de l’assemblée actuelle et Rafsanjani a parlé de l’importance des prochaines élections pour l’assemblée. Si Ali Khamenei quitte la scène dans un proche avenir, la prochaine assemblée devra choisir son successeur, et plusieurs noms sont mentionnés pour possible successeur.
Les élections à l’assemblée seront également influencées par le résultat des négociations nucléaires. Si Hassan Rohani réussit, la prochaine assemblée comptera probablement plus de membres modérés. Ensuite, si le choix du successeur d’Ali Khamenei se pose dans quelques années, les modérés joueront un rôle essentiel.
Signe d'ouverture de Khamenei
Il est également prouvé qu’Ali Khamenei pourrait modérer sa rhétorique anti-américaine. Dans un discours prononcé le 9 avril il a déclaré,
« Ces [négociations nucléaires] sont une expérience inédite. Si l'autre camp [les Etats-Unis] cesse de mal se conduire, nous nous trouverons dans une situation inédite, qui sera une indication que nous pourrons également négocier avec eux sur d’autres questions. Mais, s’ils persistent à avoir le même comportement et ne prennent pas le bon chemin, elles [les négociations] ne feront que renforcer notre expérience passée. »
De la bouche d’Ali Khamenei, c’est une déclaration très significative. Ce même homme qui, pendant des années, a interdit au gouvernement d’avoir des contacts avec les Etats-Unis, pour ensuite lui permettre d’ouvrir des négociations mais seulement sur la question nucléaire, porte désormais un nouveau regard sur les Etats-Unis et la perspective d’entrer en contact. Ali Khamenei a effectivement dit que, si l’Iran signe avec les Etats-Unis un accord satisfaisant – et à ses yeux il ne sera satisfaisant que s’il conduit à la levée quasi-immédiate des sanctions – il envisagera sans doute de mettre sur le tapis d’autres questions avec les Etats-Unis. Dans le cadre de la politique iranienne, c’est vraiment une percée.
Visiblement, Ali Khamenei envisage une ouverture avec les Etats-Unis : pourquoi ? Peut-être reconnaît-il que le Président Barak Obama et son administration lui ont offert les meilleures chances possibles de résoudre au moins quelques-unes des grandes questions entre les deux nations, et craint-il que le prochain Président des Etats-Unis ne se montre pas aussi accommodant.
Ali Khamenei reconnaît également que les groupes sunnites radicaux du Moyen-Orient présentent les menaces les plus graves contre la sécurité nationale de l’Iran, et que les Etats-Unis sont, comme lui, hostiles aux mêmes groupes. Ces deux pays peuvent donc travailler ensemble, au moins implicitement, pour vaincre ces groupes. Une défaite des radicaux sunnites constituerait également un échec majeur pour l’Arabie saoudite et ses alliés dans la région du Golfe persique, les grands rivaux de l’Iran dans la région.
Enfin, Ali Khamenei est le seul à connaître exactement son état de santé et l’on peut donc suggérer qu’il souhaite régler un problème critique pour sa nation – ses relations avec les Etats-Unis – avant de tirer sa révérence. Cela constituerait une partie importante de son héritage, ainsi que sa plus grande réussite en politique étrangère (et il en serait de même pour le président Obama). S’il en était ainsi, l’idéologie anti-américaine en Iran toucherait à sa fin.
- Muhammad Sahimi, professeur à l’université de Californie du Sud à Los Angeles, a publié de nombreux articles sur les développements politiques de l’Iran et son programme nucléaire. C’est aussi l’un des fondateurs du site PBS/Frontline: Tehran Bureau, et son analyste politique principal. Il a également publié de nombreux articles sur des sites internet importants et dans la presse écrite. Il est aussi rédacteur en chef et éditeur d’Iran News et Middle East Reports, et il produit un commentaire hebdomadaire vidéo, diffusé sur le site, http://www.ifttv.com/muhammad-sahimi/
Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.
Photo : le guide suprême, l’ayatollah Ali Khamenei, prononce un discours devant les autorités militaires à Téhéran (AFP).
Traduction de l'anglais (original) par Dominique Macabies.
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