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Syrie : expressions et limites de la « diplomatie testostérone »

Une conflagration américano-russe en Syrie paraît incertaine, mais pas exclue. La France serait donc bien avisée de réfléchir aux coups indirects qu’elle pourrait prendre en participant à des frappes décidées par Washington. Dans la configuration présente, elle a bien plus à perdre qu’à y gagner

Remake quasi-identique d’un scénario auquel nous avions déjà assisté en septembre 2013 suite à une attaque chimique intervenue quelques semaines plus tôt dans la Ghouta, les États-Unis, la France et le Royaume-Uni se positionnent à nouveau aujourd’hui sur la question du bombardement de positions en Syrie. Cette menace intervient devant la responsabilité présumée du pouvoir syrien dans la perpétration d’une attaque chimique dans la Ghouta.

Mais le contexte a changé par rapport à 2013, rendant maintenant potentiellement plus risqué le scénario de bombardements en Syrie. Et pour cause : alors qu’en 2013, l’attaque finalement avortée avait pour cible le pouvoir syrien, c’est aujourd’hui la Russie qui paraîtrait indirectement visée par cette offensive. Moscou a en effet pris du galon, particulièrement depuis qu’il a mis en place, fin 2015, une coalition visant à lutter contre Daech.

Le facteur russe

Depuis 2011, la Russie dit qu’on ne l’y reprendra plus. Car en Libye, la résolution 1973 du Conseil de sécurité des Nations unies, adoptée notamment grâce à l’abstention russe, et censée protéger la population libyenne, avait finalement servi à renverser le Guide libyen Mouammar Kadhafi. Moscou ne voudra pas voir ce scénario se réitérer en Syrie.

Alors qu’en 2013, l’attaque finalement avortée avait pour cible le pouvoir syrien, c’est aujourd’hui la Russie qui paraîtrait indirectement visée par cette offensive

Mais depuis, des motifs supplémentaires sont venus s’ajouter à l’argumentaire russe contre une intervention militaire en Syrie. Septembre 2015, avec l’annonce de la mise en place d’une coalition anti-Daech, assoira le moment russe en Syrie. Mais avec cela, la présence militaire russe en Syrie s’est considérablement renforcée.

Les cas maintenant connus de l’installation navale de Tartous et de la base aérienne de Hmeimim se doublent ainsi de la présence dans le pays de troupes russes, que certains experts chiffraient à une dizaine de milliers de personnes (dont 2 000 à 3 000 conseillers militaires) en novembre 2017. Évidemment, la contribution de ces derniers aux opérations de reconquête du territoire par l’armée nationale syrienne est cruciale.

Mais plus important encore est le fait que la Russie ait trouvé, à travers la Syrie, un solide tremplin pour sa stratégie régionale. Les Russes ont pris l’ascendant en Syrie, et ils composent maintenant avec des acteurs syriens de tous bords, comme le confirme leur maîtrise du processus d’Astana ; la Syrie est ainsi dans le prolongement de leur sphère d’influence. Et cette plus-value russe vient aussi asseoir, symboliquement, l’idée d’une perte par les États-Unis de leurs leviers d’action.

Le président syrien Bachar al-Assad (de dos) et le président russe Vladimir Poutine (AFP)
La Russie refuse dès lors de rester les bras croisés devant l’idée d’un bombardement de la Syrie, qui plus est dans un contexte dans lequel elle met en doute l’usage par le régime syrien d’armes chimiques à Douma. Laisser les États-Unis et leurs alliés agir à leur guise reviendrait pour elle à suggérer que sa présence en Syrie serait purement symbolique. L’appel de Vladimir Poutine le 12 avril 2018 à ce que « le bon sens » l’emporte est à lire en partie comme l’expression d'une menace potentielle de rétorsion en cas de bombardement en Syrie.

Le facteur syrien

À trop lire certains articles, on en viendrait à oublier que la souveraineté étatique syrienne existe. Or, dire de Bachar al-Assad, ou de son entourage, qu’ils ne contrôlent rien ou presque en Syrie semble plutôt être une vue de l’esprit ; les options nationalistes ultra développées à travers les années par le pouvoir syrien peuvent difficilement le céder à un effacement de celui-ci en faveur de son/ses sauveur(s).

La symbiose est donc plutôt de mise entre Damas et ses alliés, et cela ne rendrait que plus problématiques encore les conséquences de frappes militaires sur des intérêts syriens ; tous les alliés du pouvoir syrien s’en déclareraient solidaires

Comptent certes au rang de ces derniers, à côté de la Russie, l’Iran, le Hezbollah libanais ou encore l’Irak, à travers l’action des bataillons nommés « Unités de mobilisation populaire ». On croit par ailleurs souvent que Moscou, du fait de sa composition avec les Kurdes de Syrie, serait en porte-à-faux avec les volontés de Damas ; or la réalité est plus nuancée. À Afrin par exemple, en janvier 2018 encore, Moscou tentait d’arriver à un arrangement avec la formation kurde des YPG, qui aurait signifié un recouvrement supplémentaire par Damas de sa souveraineté.

La symbiose est donc plutôt de mise entre Damas et ses alliés, et cela ne rendrait que plus problématiques encore les conséquences de frappes militaires sur des intérêts syriens ; tous les alliés du pouvoir syrien s’en déclareraient solidaires.

Mais cela signifierait-il pour autant le scénario de départ pour une troisième guerre mondiale, comme d’aucuns se plaisent à l’affirmer depuis un long moment déjà ? La réponse à cette question se doit d’être prudente. Mais dans le fond, les perspectives d’une conflagration d’ampleur à partir de la Syrie ne sont pas nécessairement à l’ordre du jour.

Limites d’un retour de flamme

Imaginons un instant que, mettant ses menaces à exécution, Donald Trump procède à un bombardement ciblé de positions – et d’intérêts – militaires syriens, à l’instar d’ailleurs de ce qui s’était déjà passé en avril 2017 en réponse à une attaque chimique intervenue à Khan Sheykhoun ; la Russie irait-elle alors jusqu’à se brûler les ailes en rétorquant à l’attaque des États-Unis et/ou de ses alliés ? Il est difficile d’y croire.

La Russie irait-elle jusqu’à se brûler les ailes en rétorquant à l’attaque des États-Unis et/ou de ses alliés ?

Le scénario du pire semble ne devoir – et ne pouvoir – se profiler qu’à partir du moment où Washington et/ou Moscou décideraient de s’en prendre sciemment aux positions et moyens de l’autre. Autrement dit, de procéder délibérément à un acte qui aurait valeur de déclaration de guerre.

Or, cependant que beaucoup continuent à voir dans la Russie la renaissance de la Russie tsariste voire de l’URSS stalinienne, la réalité semble bien moins dramatique. La Russie cherche évidemment à retrouver de sa superbe en investissant la donne syrienne, et ses déclarations sur le respect de la souveraineté des États s’accommodent par ailleurs mal de l’attitude qu’elle a privilégiée dans le cas de l’Ukraine par exemple, annexion de la Crimée à la clé.

Pour autant, voir dans le cas syrien l’exemple d’une ingérence – russe notamment – qui serait l’une des causes principales des malheurs du peuple syrien fait fi de bien d’autres considérations. Dont celles qui pointent des ingérences d’un autre style, au moins tout aussi dommageables.

En effet, si l’investissement du terrain syrien par des forces russes, iraniennes, libanaises ou encore irakiennes est une réalité, elle ne saurait nous faire oublier le fait que la myriade de formations qui ont éclos sur le champ syrien depuis 2011 ont eu des soutiens, directs ou indirects, incluant des pays tels que l’Arabie saoudite, le Qatar, la Turquie, mais aussi le Royaume-Uni et la France. Cela s’étend jusqu’à l’exemple de l’Armée syrienne libre, formation présentée longtemps par médias et chancelleries comme une option modérée, fiable et solide pour l’avenir de la Syrie… contre toute évidence.

Emmanuel Macron : la France a « la preuve » que l’armée syrienne a utilisé des armes chimiques le 7 avril près de Damas et prendra ses décisions en « temps voulu » sur d’éventuelles frappes de représailles (AFP)

Qui plus est, parallèlement à ces exemples, la manière par laquelle ces États, et la France en l’occurrence, ont agi vis-à-vis de la Syrie – et de l’Irak – explique pourquoi des combattants radicaux français ont endeuillé la France par des attentats.

Le grand nombre de Français partis rejoindre les rangs de Daech dans la région, mais aussi le symbole qu’incarne la France, l’ont conduite à payer pour les frappes anti-Daech auxquelles elle a participé. De là à en déduire que la participation de la France aujourd’hui à des frappes américaines contre la Syrie se traduirait par un grave retour de flamme pour l’Hexagone paraît cependant exagéré.

Le grand nombre de Français partis rejoindre les rangs de Daech dans la région, mais aussi le symbole qu’incarne la France, l’ont conduite à payer pour les frappes anti-Daech auxquelles elle a participé

Non pas que le risque incarné par Daech et consorts soit moins présent aujourd’hui ; la capacité de frappe de ces organisations, Daech en tête, ou d’individus s’en revendiquant, reste extrêmement menaçante. Mais croire que, en parallèle, Russie ou Syrie pourraient activer des cellules dormantes en France aux fins de se venger reflète, pour sa part, plutôt du fantasme.

« Diplomatie testostérone »

De par ses tweets à outrance et ses références à ses capacités militaires, Donald Trump a inventé un nouveau style : la « diplomatie testostérone ». Mais celle-ci ne suffit pas à définir les orientations de sa politique étrangère.

Pour évidente qu’elle soit, l’attitude américaine sur le dossier syrien ne contredit pas le fait que Washington cherche à montrer une capacité d’action en Syrie plus qu’un quelconque type de changement institutionnel.

Mais si le pire semble pouvoir être évité pour ce qui relève des risques d’une confrontation américano-russe sur fond syrien, jouer avec le feu s’avère risqué. En une année de présidence, Donald Trump a fait la preuve des inconstances et des incohérences de sa politique étrangère. Il a été capable, entre autres, de passer d’ami suspect de la Russie à potentiel franc-tireur.

À LIRE : Comment la France se prépare à frapper la Syrie

Loin des théories du complot, cette attitude reflète une forme d’immaturité politique, potentiellement dommageable. Et si un pays tel que la France a le droit de diverger d’avec la Russie, il lui faut probablement veiller aussi à ce que ces désaccords ne se doublent pas de l’absorption de ses orientations diplomatiques par d’autres pays.

La France a en effet payé le prix fort de ses politiques du temps où les États-Unis avaient pour leader un président posé et censé, en la personne de Barack Obama ; cela pose la nécessité d’y regarder de plus près pour ce qui concerne les coups indirects qu’elle pourrait prendre sur la base d’un mauvais calcul des enjeux syriens. Dans la configuration présente, à participer à des frappes décidées par Washington, elle aurait bien plus à perdre qu’à gagner. 

Une conflagration américano-russe sur fond de désaccord en Syrie paraît peu probable en dépit des apparences, mais pas exclue pour autant ; dans ces cas, c’est plutôt d’une France – et d’une Union européenne – neutre et mesurée dont le monde aurait besoin.

 Barah Mikaïl est directeur de Stractegia, un centre basé à Madrid et dédié à la recherche sur la région Afrique du Nord – Moyen-Orient ainsi que sur les perspectives politiques, économiques et sociales en Espagne. Il est également professeur de géopolitique et de sécurité internationale à l’Université Saint Louis – Campus de Madrid. Il a été auparavant directeur de recherche sur le Moyen-Orient à la Fundación para las Relaciones Internacionales y el Diálogo Exterior (FRIDE, Madrid, 2012-2015) ainsi qu’à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS, Paris, 2002-2011). Il est l’auteur de plusieurs ouvrages et publications spécialisées. Son dernier livre, Une nécessaire relecture du « Printemps arabe », est paru aux éditions du Cygne en 2012.

Les opinions exprimées dans cet article sont celles de l’auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Photo : le président français Emmanuel Macron (à gauche) et le président américain Donald Trump se serrent la main avant une réunion à l’hôtel Palace à New York lors de la 72e session de l’Assemblée générale des Nations unies, le 18 septembre 2017 (AFP).

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